Société

Il y aura des hommes dans les abattoirs de demain

L’association L214 vient de révéler les nouvelles exactions des employés d’un abattoir (pourtant certifié bio !) dans le Gard, la crise agricole ne va qu’en s’amplifiant et le chômage ne connaît pas de répit. En ce début d’année peu réjouissant, Vincent Message revisite le conte philosophique et dresse un constat accablant de notre société moderne dans “Défaite des maîtres et possesseurs”. Il imagine un monde où des extra-terrestres ultra-rationnels ont colonisé la Terre, réduisant les humains en esclavage (et en nourriture). Si le parallèle entre ces “démons” et notre façon actuelle de traiter les animaux est vite établi, la critique de l’auteur, parce qu’elle est radicale, vise beaucoup plus large. Le seul responsable : c’est l’homme. Et sa punition viendra.

À la question “Aimeriez-vous écrire un livre de fiction ?”, le philosophe montpelliérain Jean-Claude Michéa répond : « Comme bien des philosophes j’éprouve, naturellement, un profond complexe d’infériorité à l’égard des romanciers et des artistes (du moins quand ce sont de véritables artistes mais ceci est un autre problème). J’aurais tendance à penser, avec Nietzsche, que seul l’art peut traduire exactement la substance même des choses et la singularité de la vie humaine. Savoir décrire, comme le fait Joyce, vingt-quatre heures de l’existence d’un individu ordinaire, voilà ce dont aucun philosophe (sauf peut-être Hegel, qui était tout sauf un penseur abstrait) ne m’a jamais paru capable. Je suis donc absolument convaincu qu’il est beaucoup plus difficile d’écrire “Le Rouge et le Noir” (ou même “L’Île aux trésors”) que la “Critique de la raison pure” ou le “Tractatus logico-philosophicus”. […] Je conclurais donc d’une façon désespérément banale en disant que la société idéale serait évidemment de pouvoir donner une forme conceptuelle précise à tous nos sentiments, tout en étant simultanément capables, selon la belle formule de Hegel, de “conférer une forme sensible à la présence de l’Idée”. Mais tout le monde n’est pas Diderot ou Orwell. » [i]

Vincent Message ne se prétend ni l’un ni l’autre. Comme il le confie dans une interview au journal L’Humanité, c’est plutôt Voltaire ou Swift et leurs fameux contes philosophiques qui ont inspiré ce jeune romancier, déjà auteur d’un ouvrage remarqué : Les Veilleurs (2009). Ce genre littéraire hybride, né au XVIIIe siècle, permettait de tromper la censure grâce à l’apparence fictionnelle et bon enfant du récit, qui dissimulait mal une critique vigoureuse de la société et du pouvoir en place. Avec Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message a également choisi la fiction, le thriller plus exactement, pour élaborer une critique radicale – en ce qu’elle prend le mal à la racine – de notre société contemporaine. Il opère un complet retournement de situation. Les « maîtres et possesseurs » chers à Descartes (la formule est issue du Discours de la méthode [ii]), ces hommes doués de raison qui usent de la science pour améliorer le confort des vies humaines, ont perdu : ils ne gouvernent plus les autres espèces terrestres.

Quand les rôles s’inversent

Dès les premières pages, Vincent Message nous bombarde dans l’intrigue de son roman. Malo Cleys doit sauver Iris, sa bien-aimée. Elle a été victime d’un accident, elle se trouve à l’hôpital et a besoin d’une intervention urgente. Pour l’opérer, les médecins exigent une preuve officielle de son identité. C’est là qu’est l’os. Très vite, on comprend qu’Iris est une clandestine et que sa relation avec Malo est pour le moins étrange. Au fur et à mesure, il appert que Malo est un extra-terrestre, issu d’une tribu de “démons” qui ont sauvé la planète Terre des méfaits des hommes et en ont pris le contrôle. Ils ont réduit les humains en esclavage et entretiennent avec eux la même relation que les hommes entretenaient avec les animaux. Les humains sont donc rangés en trois catégories : ceux qui travaillent, ceux qui tiennent compagnie (et qui doivent donc être officiellement répertoriés) et ceux qui servent de nourriture.

défaiteAvant de coloniser la planète, ces envahisseurs ont longuement observé les hommes. Dès le début, leur comportement les a horrifiés, notamment vis-à-vis des animaux : « Nous avions du mal à comprendre comment ce qu’il y avait de sophistiqué et de compétent dans les méthodes de cette espèce qui occupait apparemment le sommet de la chaîne alimentaire pouvait se concilier avec autant de gâchis, de morts inutiles, un pareil consentement à faire souffrir et à détruire sans retour. » La mainmise de ces démons sur la Terre résulte donc, à la fois, d’une volonté de pouvoir et du souhait de sauver les êtres-vivants et leur planète d’une fin certaine et imminente.

Ces extra-terrestres ont une particularité : ils sont mimétiques. Ils vont donc conserver tout ce qu’ils estiment ingénieux dans les institutions humaines, des organisations politiques à l’urbanisme. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions et, peu à peu, ils finissent par adopter les travers humains qu’ils dénonçaient. À la lecture, plusieurs parallèles se dressent naturellement dans l’esprit du lecteur. Cette colonisation par des créatures plus rationnelles n’est pas sans rappeler la méfiance que devrait inspirer toute velléité de changement, toute ingérence, par des esprits auto-proclamés plus “avancés”, sur des terres qui ne sont pas les leurs. Plus largement, cette lecture invite également à remettre en cause le tout-progressisme vendu quotidiennement par les élites politico-médiatiques : et si, pour sauver notre planète, il ne fallait pas compter sur plus de technologie, plus de “croissance verte”, de “développement durable”, de “changement qui innove la nouveauté” ? Et si, au lieu de vouloir empiéter encore et toujours sur les ressources naturelles de la planète au nom de sa sauvegarde, les humains remettaient d’abord en cause leur façon de vivre, de consommer, de gaspiller ? Car la question centrale, comme le souligne Jaime Semprun dans L’Abîme se repeuple (1977), est bien celle-ci : « Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “À quels enfants allons-nous laisser le monde ?” » Et la réponse draine des enjeux bien plus considérables.

« Cela ne fait jamais que quelques dizaines d’années qu’on nous promet la maîtrise des nuages. Les solutions que les scientifiques explorent en la matière se sont avérées jusqu’à présent d’une efficacité aussi aléatoire que les danses de la pluie. À croire parfois, même si c’est difficile pour nous d’admettre une chose pareille, que la nature résiste, qu’on ne fait pas d’elle exactement ce qu’on veut. »

Sauver les animaux et l’homme avec

Avec Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message délivre un véritable plaidoyer pour la condition animale, soumise aujourd’hui à une torture quotidienne que nous refusons de voir mais qu’aucun de nous n’ignore. Lucide, il assène : « Nous devions prendre conscience que les abattoirs étaient la honte de notre société, son cœur noir et sanglant que nos descendants pointeraient pour nous démontrer comment nous avions pu, malgré nos grands discours, rester barbares et frustres. » Ses descriptions sont empreintes d’une émotion rare, qui prend aux tripes et à la gorge : comment, nous, modernes, pouvons-nous laisser faire tel massacre ? Comment pouvons-nous l’organiser, en déguster les fruits quasi-quotidiennement, sans jamais nous remettre en cause ? Vincent Message met le consommateur carnassier du XXIe siècle face à ses responsabilités.

Mais réduire cet ouvrage à une “simple” défense des animaux serait une grave erreur. Car l’auteur voit loin, bien plus loin que le seul bien-être, évidemment primordial, de nos amies les bêtes. Il pointe en effet une crise systémique, globale, dont l’homme est le seul responsable. Car le souci, aujourd’hui, c’est lui, cet individu sans individualité, devenu « monade isolée » (Marx) repliée sur elle-même et coupée des autres espèces. Dès les premières pages de l’ouvrage, Vincent Message pointe par exemple « la métropole en désordre, son immense sauvagerie sous ses dehors domestiqués, ses gens qui rôdent, cette masse de gens malades d’être si démunis et qui n’attendent qu’une occasion pour s’emparer de ce qu’ont les autres ou se donner l’impression de compter en laissant leur violence surgir ».

Rousseau-J-JTour à tour, Vincent Message s’en prend à tout ce qui ne va plus dans nos sociétés actuelles. Ces déracinés, par exemple, que la modernité fabrique avec ses compagnies aériennes low-cost. Ces Jacques Attali, globe-trotters qui sont chez eux partout et nulle part à la fois, pour qui les aéroports sont des maisons et les pays des hôtels. « Il y en a, parmi nos congénères, qui mettent toute leur fierté à être les grands nomades, qui n’ont que cela en tête, qui se sentent inactifs, inutiles, en porte-à-faux avec ce qu’ils portent en eux de plus singulier quand ils ne sont pas en mouvement. Pour convaincre autour d’eux que la manière de vivre qui a leur préférence est aussi la plus belle, celle que devraient endosser toutes les personnes qui ont un peu de jugement, ils affirment que la meilleure façon de se former l’esprit et le cœur est de voyager de planète en planète. » En écho nous reviennent les paroles de Jean-Jacques Rousseau, dans Émile ou de l’éducation : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. »

« Je me sens plus terrestre que tous ces hommes dont l’horizon mental ne dépassait pas leur région ou les limites de leur pays, et plus terrestre aussi que ces voyageurs qui se jouaient des frontières mais ne se sentaient aucune allégeance, aucune attache, aucune responsabilité vis-à-vis des endroits du globe qu’ils ne fréquentaient pas ou de la planète elle-même. »

L’inanité du monde du travail est également moquée par le romancier, dont les héros démoniaques ont adopté la production capitaliste. Vincent Message nous jette au visage ces vérités que nous refusons d’admettre : « Notre société pousse de plus en plus l’automatisation des tâches, met tout en œuvre pour faire baisser les coûts et accroître la cadence, réduit du même coup comme jamais les possibilités de travail, puis jette l’opprobre sur ceux qui n’en trouvent pas. » Combien de temps pourrons-nous refuser l’évidence ? De la même façon, comment ne pas voir dans ces lignes la réponse adéquate à la crise actuelle des agriculteurs : « Je comprends ce qu’ils veulent dire. Je connais leurs soucis, l’épuisement des réveils à l’aube, la tête qui transmet des consignes que le corps ne suit plus, la solitude boueuse coincée entre terre et ciel, qui donne le sentiment de ne pas exister ou d’exister à peine. Beaucoup d’entre eux n’auraient rien contre le fait de diminuer l’entassement ou d’augmenter le confort des hommes. Ils savent que cela leur rendrait aussi la vie moins rude. Mais c’est tout le système qu’il faudrait réformer. Car tant qu’on leur achète la viande à des prix aussi bas, engager ces dépenses reviendrait purement et simplement à bousiller leur marge et à mettre la clé sous la porte. » À l’heure où la seule solution que notre gouvernement dégaine pour sauver des milliers d’éleveurs au bord du gouffre est l’effacement ou la diminution de leurs cotisations sociales (c’est-à-dire la diminution des services publics financés par ces cotisations !), le remède serait peut-être de propulser Vincent Message ministre de l’Agriculture ?

Vers la décroissance

Cornelius-CastoriadisL’œuvre de Vincent Message en dit certainement beaucoup plus long que ce que l’auteur ne voudrait laisser paraître. Et pour cause, les pensées véhiculées par son héros Malo Cleys sont on ne peut plus subversives. Contre tous les dogmes modernes, le romancier affiche ouvertement ses tendances décroissantes. Comme Cornélius Castoriadis avant lui, il estime que « l’autonomie, strictement, c’est l’autolimitation ». Ainsi, le démon Malo explique : « C’était de longue date devenu le sens et le ciment d’un collectif comme le nôtre que de faire durer au-delà de l’inimaginable des ressources limitées et d’en inventer de nouvelles, même lorsque tout semblait connu, pour ne pas avoir reprendre trop tôt notre errance. Nous savons que la croissance sans contrôle est ce qui provoque l’effondrement. » Ce peuple d’extra-terrestres a compris en quelques années d’observation ce que les humains refusent de voir aujourd’hui. « Est-ce que les hommes s’en voulaient, eux, de saloper la planète au nom de leurs appétits prétendument inextinguibles ? Certains, sûrement, un peu, mais combien à vrai dire ? Combien se sentaient responsables ? Combien acceptaient de limiter leurs désirs ? Combien n’en dormaient plus la nuit ? »

« Ce qui les mettait à part, c’était, disaient-ils, leur intelligence redoutable, leur maniement fin du langage, leur créativité. Ne pas être capable de réguler pour de bon sa démographie, déterrer et brûler le carbone jusqu’à rendre l’air irrespirable, c’était pour eux le signe d’une intelligence redoutable. Réduire de force plusieurs milliards de leurs propres congénères à une vie de quasi-esclaves pour qu’une minorité concentre les richesses, c’était l’indice certain de leur inventivité exceptionnelle. Ils ne se demandaient presque jamais si le fondement de l’intelligence ne consiste pas à se donner les moyens de survivre sur le long terme, si la capacité à une autoconservation durable n’est pas le premier signe de la raison. »

Défaite des maîtres et possesseurs est un ouvrage qui vous met au pied du mur, sans ambages et sans états d’âme. Plus qu’un conte philosophique, Vincent Message signe là un essai politique, économique, social. C’est une compilation de solutions exigeantes pour sortir de la crise globale dans laquelle nous nous trouvons. C’est une arme pour apprendre à refuser la domination à tout prix, qui ne conduit qu’à la guerre de tous contre tous. « Qui veut être le maître se perd ; qui veut par-dessus tout compter au nombre des possesseurs ne se maintiendra qu’en dépossédant tous les jours tous les autres », annonce-t-il, clairvoyant face à l’armée des 1 % qui dépossède chaque jour un peu plus celle des 99 %. C’est enfin un appel à la raison, celle-là même que Descartes invoquait mais qu’on a eu tôt fait de renier dès que nous avons eu une once de pouvoir entre les mains. Cette intuition que la Terre n’est pas notre propriété et que nous devons en prendre soin avec intelligence, car c’est le meilleur moyen de nous respecter nous-mêmes. Beaucoup de lecteurs se plairont à voir dans cette dystopie une critique de notre futur, comme ils le font de 1984 (Orwell) ou du Meilleur des mondes (Huxley). Mais ils sont dans l’erreur : Vincent Message dépeint un présent déjà là.

Nos Desserts :

Notes

[i] Jean-Claude Michéa, La double pensée : retour sur la question libérale, Champs essais, 2008, p. 93.
[ii] Dans son ouvrage de 1637, Descartes est souvent présenté, à tort, comme celui qui annonçait la toute-puissance à venir de l’homme sur la planète. Dans son Discours de la méthode, Descartes estime que le développement du savoir humain par la science rendra les hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Avec ce « comme », Descartes évite l’accusation d’hérésie (le seul possesseur de la nature doit, selon la tradition chrétienne qui domine à l’époque, rester Dieu) et montre bien que le but n’est pas de soumettre la nature.

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