« Tout se disloque. Le centre ne tient plus. L’anarchie se déchaîne sur le monde. » Ces vers de Yeats dans The second coming (1920) auraient pu être prononcés par l’un des personnages de Dostoïevski tant ils reflètent l’atmosphère apocalyptique de ses œuvres. Comme toute grande œuvre littéraire, le roman dostoïevskien se situe à l’approche de crises et de révolutions. Ces créations littéraires portent en elles cette charge d’angoisse, ce pressentiment d’un mal qui ronge les consciences humaines. Ces œuvres retiennent le souffle.
Les Démons, dont le texte définitif est publié en 1873, est à ce titre une excellente illustration. Ici, l’apocalypse n’est pas céleste comme chez Yeats mais provient de l’homme nihiliste, habité par les démons et en pleine désintégration. Le nihiliste ne recule devant aucune bassesse. Le sentiment de honte lui est étranger. Orgueilleux et méchant, il balaie tout ce qui se dresse devant sa prétendue mission : fonder le Royaume de la Justice absolue. Rien de cela n’arrive bien sûr. Bien au contraire.
« À toute vapeur, à travers la boue ; détruisez le plus possible ; ne résistera dans les institutions que ce qui est fondamentalement bon.«
Au commencement était le crime
Les Démons relate l’histoire de terroristes russes qui rêvent de violence et de destruction. Leur obsession fanatique les mène jusqu’à assassiner l’un des leurs. La ville dans laquelle se trouve le narrateur est alors ébranlée par des faits mystérieux dont un incendie. La mort frappe plusieurs personnages dont une partie de la jeunesse acquise aux idées révolutionnaires et nihilistes. Le désordre est partout.
Le roman se présente surtout comme un pamphlet contre le nihilisme qui gagne le cœur des étudiants russes dans les années 1860. L’époque dans laquelle écrit Dostoïevski correspond au règne du réformateur Alexandre II. Celui qu’on surnomme le “libérateur” met en œuvre des réformes sociales, administratives et judiciaires qui débouchent notamment sur l’abolition du servage (1861) et l’interdiction des peines corporelles (1863). Ce cycle de réformes est toutefois ralenti lorsqu’éclatent les révoltes en Pologne. La situation à l’intérieur du pays se détériore. Le tsar sort même indemne d’un attentat manqué, commis par l’étudiant Karakozov.
Au crépuscule des années 1860, Dostoïevski est un homme de lettres reconnu et apprécié en Russie. Quoique souvent désargenté et endetté, c’est un auteur à succès. Crime et châtiment est très bien accueilli en 1866. Ses souffrances catalysent sa créativité et la subliment. Le meurtre de son père, les années au bagne, ses crises d’épilepsie, tout cela nourrit et enrichit son œuvre. Le crime est également un élément central dans la conception de la tragédie chez Dostoïevski. Ses grands romans sont axés sur un meurtre. Cet acte lance l’intrigue ou s’y trouve à son apogée. Un violent cataclysme ébranle alors l’ordre des choses et bouleverse la tranquillité des gens ordinaires.
Alors qu’il séjourne à Dresde, de terribles nouvelles arrivent à son bureau relatant un crime survenu à Moscou. Un étudiant est assassiné dans des conditions toutes aussi affreuses que mystérieuses. Les correspondances de Moscou sont saisissantes : « Les détails du forfait sont atroces. Ivanov était transformé en bloc de glace. Il avait reçu un coup de pistolet dans la nuque, et la balle était sortie par l’œil. Le coup avait sans doute été tiré à bout portant. […] Il était boursier de l’Académie et envoyait la plus grande partie de son argent à sa mère et à sa sœur » (Léonid Grossman, Dostoïevski, 1962).
Plus tard, les mystères entourant le crime sont dévoilés. Le jeune Ivanov appartenait à un groupe terroriste, nommé la “Vindicte du peuple”, avec lequel il avait décidé de rompre. Le chef du groupe, Netchaïev, un “penseur” proche de Bakounine, avait considéré cette décision comme le prélude d’une dénonciation à la police. Il décida alors d’en finir avec le jeune étudiant. Le portrait que dessinent les rapports du procès de Netchaïev est celui d’un jeune extrémiste, nomade et noyé dans un océan de haine. « À toute vapeur, à travers la boue ; détruisez le plus possible ; ne résistera dans les institutions que ce qui est fondamentalement bon. » professe-t-il. L’action criminelle de Netchaïev est pour Dostoïevski l’inspiration qui le mènera vers la dénonciation du nihilisme.
L’histoire d’une succession

Alexei Voloskov, L’heure du thé, 1851, musée de Saint-Petersbourg
Dans Les Démons, Dostoïevski étudie et observe l’ordre de succession des différentes générations de la Russie moderne. Le libéralisme d’alors se présente pour Dostoïevski comme une étape précédent le nihilisme. La charge contre le libéralisme et le nihilisme se retrouve, respectivement, en la personne de Stéphan Verkhovenski et de son fils, Pierre Verkhovenski.
Pour Dostoïevski, les révolutions nihilistes ne sont pas l’œuvre d’idéalistes. Les théoriciens, les Chatov ou les Kirilov dans Les Démons ne se lancent jamais dans l’action. La révolution nihiliste commence dans le subconscient par une révolte contre sa naissance et se réalise dans le monde sensible par l’action des laquais, des ambitieux ou des fanatiques comme Lipoutine.
Toutefois, les inspirateurs et les vrais maîtres de la Révolution nihiliste, ceux qui tiennent la clé de la psychologie des masses, sont des hommes-démons et des inquisiteurs. Pierre Verkhovenski en est le parfait représentant dans ce roman. Derrière la déchéance de l’homme représenté par ce fils nihiliste, il y a également le père libéral : Stéphan Verkhovenski, l’éducateur qui a failli dans sa mission. Mais c’est le fils qui met en œuvre la technique de la Révolution nihiliste : libérer tous les instincts. Avec lui, tout est devient sujet de dérision, il n’y a plus rien de sacré.
« Les plus abjects personnages avaient pris le haut du pavé ; ils s’étaient mis à critiquer ouvertement toutes les choses sacrées, alors qu’auparavant, ils n’eussent jamais osé ouvrir la bouche ; et d’autres […] soudain se mirent à les écouter en silence. »
Stéphan Verkhovenski, le père libéral
Président d’honneur du Cercle des idées libérales, très en vogue dans la Russie dans les années 1840, il est cette mare d’idées nouvelles dans laquelle s’abreuvent les jeunes “démons”. C’est ce genre d’homme qui affirme ses liens avec le tout de l’être mais qui est incapable de maîtriser la conduite de son propre fils. En outre, ses élans abstraits vers la noblesse des sentiments masquent un vide : le peuple russe qu’il aime n’est qu’une pure abstraction. Faute d’avoir sous ses pieds la réalité solide des faits, il se raccroche à des idées. Ces proverbes russes prononcés dans une langue étrangère sonnent faux. Quelle n’est pas d’ailleurs sa surprise lorsqu’il rencontre enfin, les paysans au nom desquels il s’est toujours exprimé.
Stéphan Verkhovenski est le reflet de cette intelligentzia russe qui s’est formée au XIXe siècle avec les occidentalistes tels que Herzen ou Granovski. L’intelliguent doit avoir l’esprit éclairé, être progressiste, haïr la tyrannie et aimer le peuple (Gustave Welter, Histoire de la Russie, 1963). Il doit également mépriser la richesse et s’habiller avec négligence tout en se moquant des conventions mondaines. En somme, il est le précurseur de l’intellectuel contemporain : il maîtrise avec brio la dialectique de la norme et de la marge. Feignant d’être hors normes et en rébellion contre l’ordre (Stéphan Verkhovenski s’imagine faire l’objet d’une surveillance), il est en fait responsable des normes imposées à la société. Au fil du temps, le précepteur Verkhovenski ne reconnait plus ses idées qui ont subi d’étranges déviations. À la fin du roman, voyant la mort s’approcher, il revient sur ses errements intellectuels. Il est ce vieux croyant qui revient à l’orthodoxie pour lequel Dostoïevski a une certaine sympathie.
« Les plus abjects personnages avaient pris le haut du pavé ; ils s’étaient mis à critiquer ouvertement toutes les choses sacrées […] ; et d’autres […] soudain se mirent à les écouter en silence. »
Pierre Verkhovenski, le fils nihiliste
Un être plat, méchant, privé de dimension spirituelle, envieux et vindicatif, tel pourrait être le portrait de Pierre Verkhovenski. Il a perdu l’amour de ces données naturelles que sont le sol et la patrie. Tout a été déconstruit autour de lui et en lui. Seule la haine règne en maitre. C’est elle qui unit le jeune nihiliste et son cercle révolutionnaire “Les Nôtres”. Ils sont unis dans la volonté de détruire et dans le désir d’écraser les autres. Le sentiment moral est ridiculisé et déclaré “préjugé bourgeois” par une jeune génération débarrassée de tous liens et acquise aux idées nouvelles. Le droit au déshonneur est proclamé.
« Tout cela vient des incendiaires ! C’est le nihilisme ! Si quelque chose flambe, c’est le nihilisme ! », crie le gouverneur André Antonovitch von Lembke lors de l’incendie de la ville provoqué par la cellule révolutionnaire de Pierre Verkhovenski. La destruction de la Russie « avant tout et le plus vite possible » inspire son Cercle et d’innombrables individus sous le masque sournois d’une « cause commune ». D’ailleurs, ils seraient malheureux que la Russie prospère comme ils le souhaitaient. Ils n’auraient plus personne à haïr. Le ressentiment, les complexes d’infériorité et la concupiscence du pouvoir tyrannique ont empoisonné ces nihilistes. Toute idée d’un Bien a été étouffée dans leur conscience.
Le chaos des nihilistes sème la haine dans le cœur des hommes, la société se disloque : « les plus abjects personnages avaient pris le haut du pavé ; ils s’étaient mis à critiquer ouvertement toutes les choses sacrées, alors qu’auparavant, ils n’eussent jamais osé ouvrir la bouche ; et d’autres […] soudain se mirent à les écouter en silence. » Tel fut le résultat de la désastreuse succession chez les Verkhovenski. Les idées avec lesquelles ils se sont enivrés avec obsession les ont déchus. Le désordre, le déshonneur et le crime se banalisent.
« Les nuages fuient en foule,
Sous la lune qui s’enfuit
Les nuages fument et roulent,
Trouble ciel et trouble nuit.
Mon traîneau bondit et plonge,
Les grelots résonnent clair.
Que de leurres, que de songes
Dans la plaine qui se perd !— Va toujours, cocher ! — Barine !
Choses vont de mal en pis,
La bourrasque m’enfarine
Mes deux yeux et mes esprits.
Ni lumière, ni demeure,
En aveugles nous errons !
C’est le diable qui nous leurre
Et nous fait tourner en rond. »Pouchkine, Les démons
Nos Desserts :
- George Steiner, Tolstoï ou Dostoïevski, Seuil, 1963
- Paul Evdokimov, Dostoïevski, Éditions de Corlevour, 1992
- Leonid Grossman, Dostoïevski, Parangon, 2003
- Les articles de Philitt sur Dostoïevski
- Le dossier Dostoïevski, Le Magazine Littéraire, n°495, mars 2010
Catégories :Culture
Bravo Shathil, c’est très bien écrit et juste sur beaucoup de points. Néanmoins je trouve que la dénonciation du libéralisme qui conduit au nihilisme ne doit pas être une excuse pour protéger la morale bourgeoise traditionnelle qui n’est jamais remise en question ici.