Société

Un robot m’a piqué mon job

Intéressante époque que la nôtre, saturée d’écrans, hyperconnectée – et pourtant si tristement solitaire –, explicitement innovante et cependant vraisemblablement incapable d’inventer mieux que des gadgets, des engins de guerre ou des outils voués à se substituer à l’intervention de l’homme. Dans cette ère qui semble avoir fait triompher définitivement le progrès technologique, des voix s’élèvent, cherchent à secouer les consciences endormies de ces somnambules au « cerveau plein à craquer de machines », qui « marche[nt] vers les mines meurtrières, conduit[s] par le chant des inventeurs… » (René Char). Les critiques viennent de partout, et c’est ce qui étonne le plus : peu de points communs, en effet, entre un Robert Redeker qui publie un ouvrage critique sur l’histoire de l’idée de Progrès, et un François Jarrige qui a consacré de nombreux ouvrages aux critiques du progrès technique.

« La machine est impersonnelle, elle enlève au travail sa fierté, ses qualités et ses défauts individuels qui sont le propre de tout travail qui n’est pas fait à la machine, – donc une parcelle d’humanité. Autrefois tout achat chez des artisans était une distinction accordée à une personne, car on s’entourait des insignes de cette personne : de la sorte, les objets usuels et les vêtements devenaient une sorte de symbolique d’estime réciproque et d’homogénéité personnelle, tandis qu’aujourd’hui nous semblons vivre seulement au milieu d’un esclavage anonyme et impersonnel. – Il ne faut pas acheter trop cher l’allègement du travail. » Nietzsche, Humain trop humain

hajime-robot-17Si certains liens, notamment d’édition, rapprochent le collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre (PMO) d’un Cédric Biagini, ou des éditions Agone qui ont récemment traduit un recueil d’articles du grand critique du progrès technique David Noble, rien ne semble lier a priori ces penseurs à l’économiste Daniel Cohen, qui a récemment mis en garde contre les évolutions technologiques contemporaines : « la révolution numérique n’est pas si inventive que ça. Elle consiste essentiellement dans le “cost cutting” [réduction des coûts, NDLR] perpétuel » (Marianne n°973). L’impact sur l’emploi inquiète tout le monde, l’hebdomadaire Marianne y a consacré plusieurs unes, et les débats des années 70 sur l’automatisation reprennent vie face aux nouvelles avancées de l’intelligence dite artificielle et de la robotique. La crainte latente : une société où les machines auraient, à terme, remplacé l’homme, le laissant croupir misérablement dans un chômage forcé.

Malgré tout cela, le Progrès ne s’arrête pas. Insensible aux tumultes des hommes, il continue à voguer sur les eaux de l’Histoire, ne rencontrant guère d’autres obstacles que de rares rochers, quelques débris de bois et de vagues changements de vitesse. Notre rapport au Progrès est « le genre de collaboration du chien crevé avec le fleuve qu’il descend au fil de l’eau » disait Bernanos. Certains voudraient même servir de kayak ! Alain Madelin brandit son smartphone sur un plateau TV pour prouver le génie de l’innovation ; Bernard Stiegler écume les conférences afin de promouvoir sa vision “alternative” de l’innovation et du numérique ; Jeremy Rifkin pense une 3e révolution industrielle fantasmée qui viendrait nous sauver du capitalisme par le partage permis par les nouvelles technologies ; et la classe politique de manière quasi-unanime promeut “l’innovation”, à gauche comme à droite, de Mélenchon à Marine Le Pen en passant par Montebourg, Juppé, Hollande ou Sarkozy. Pour comprendre mieux cet unanimisme, il est utile de passer rapidement en revue l’origine de l’idée de Progrès.

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Le Progrès, ça ne s’invente pas ?

De longs livres ont déjà été écrits sur l’histoire du concept de Progrès. Tentons d’y voir plus clair. L’opinion commune associe l’apparition de l’idée d’un temps linéaire à l’eschatologie judéo-chrétienne, qui aurait créé du même coup l’idée d’histoire et de son sens. L’Antiquité n’aurait connu qu’un temps cyclique, avec évolution et décadence, éternel retour, vie des hommes calquée sur le temps divin ou rythmée par les saisons, vision d’où serait donc absente toute historicité. En réalité, on sait depuis les travaux Pierre Vidal-Naquet que ce lieu commun est beaucoup plus complexe, et que la Grèce antique a elle aussi connu un temps linéaire. Vers le Ve siècle av. J.-C., le monde humain commence à posséder son histoire propre dans certaines œuvres ; les techniques sont même vues parfois comme le résultat de plusieurs progrès ; on se pose des questions sur le premier inventeur ; Sophocle dans Antigone vante la puissance technique de l’Homme ; l’historien Hérodote s’écarte d’une vision purement cyclique et Thucydide oscille dans sa vision de la temporalité entre le “toujours” et le “changement” ; etc. Ainsi, on a « d’un côté, l’affirmation d’une cosmogonie qui, pour rendre compte du changeant, ne pouvait que prendre une forme cyclique ; de l’autre, le sentiment que l’humanité s’arrache peu à peu spirituellement et matériellement à l’enfance. »

laschEn outre, ce rapport du judaïsme et du christianisme au progressisme est plus compliqué qu’il n’y paraît. Si personne ne remet en cause le fait que ces religions ont inventé un sens de l’histoire, une eschatologie, on sait aussi que de nombreux juifs (à commencer par Walter Benjamin) et chrétiens (Bernanos, Ellul) ont critiqué le progressisme, l’idée de Progrès et la Technique. Christopher Lasch, dans son magnum opus Le Seul et Vrai Paradis, en vient jusqu’à dire que l’idée de providence chrétienne se rapproche plus des visions classiques de l’histoire (reformulées durant la Renaissance) que de l’idée moderne de Progrès, à savoir une conscience du sort des sociétés menacées. Ainsi, il rappelle que l’idée d’un Éden précédant d’un millénaire la fin du monde n’était pas majoritaire parmi les chrétiens, et que par ailleurs « la tradition prophétique, centrale au Judaïsme, au Catholicisme augustinien, et au premier Protestantisme, servait à les rappeler, encore et toujours, à une conscience douloureuse de leurs propres imperfections. La prophétie faisait beaucoup plus de l’histoire un registre de la faillite morale qu’une promesse de triomphe final ».

Dans tous les cas, que l’on soit d’accord ou non avec l’idée d’une sécularisation des idées chrétiennes, le moment fondateur de l’idée de Progrès date de la fin du XVIIe siècle, avec à la fois le débat artistique des Modernes contre les Anciens – l’idée que l’art progresse, que l’art de notre temps est supérieur à l’art des ancêtres –, réaction véhémente au prestige de l’art et de l’enseignement classiques, et la révolution scientifique, « qui apportait à l’homme une nouvelle maîtrise de ses conditions d’existence, et suggérait par son exemple que la production du savoir est à la fois cumulative et irréversible » (Lasch, Le Seul et Vrai Paradis). Les générations de penseurs des Lumières acclament quasi-unanimement le Progrès. Turgot théorise le premier, selon Albert Camus (L’homme révolté), cette nouvelle foi dans ses discours sur les progrès de l’esprit humain, quand Condorcet en fait une véritable doctrine ; les deux y voient quelque chose de linéaire, nécessaire et irréversible. Seul Rousseau, malgré ses propos sur la perfectibilité de l’homme, s’éloigne de l’enthousiasme béat de ses contemporains, et formule une certaine forme de pessimisme culturel, un rapport ambigu à cette idée naissante et méliorative du Progrès, rapport qui n’est autre que la traduction des ambiguïtés même de la modernité. Durant la même période, le désir se voit progressivement libéré philosophiquement des entraves qui retenait sa pleine expansion. Bernard de Mandeville, moraliste de la Fable des abeilles, affirme que les vices privés (dont l’égoïsme) créent la richesse publique, et Adam Smith réhabilite les appétits insatiables, conduisant selon lui non à la corruption ou la décadence comme dans la critique stoïcienne, mais bien à une « expansion illimitée de la machinerie de production nécessaire à leur satisfaction » (C. Lasch, Le Seul et Vrai Paradis).

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On peut identifier l’idée de Progrès, dans l’immense diversité de ses partisans, à quelques grandes caractéristiques globalement partagées : une vision linéaire de l’Histoire, qui a un sens orienté vers le futur ; une vision universelle, voire universaliste de l’Humanité vouée à se diriger tôt ou tard dans la même direction (d’où les nombreuses tentatives d’histoire universelle au XVIIe et XVIIIe siècles) ; l’idée que les choses changent, et que ces changements sont nécessairement positifs (ce qui est maintenant est toujours mieux qu’avant) ; une axiologie, une subjectivité qui donne sens à ce sens, qui déterminent plus ou moins explicitement les valeurs à la racine de l’horizon positif vers lequel l’accumulation des progrès de l’histoire tend. Selon Pierre-André Taguieff, auteur d’une somme classique sur l’histoire du Progrès (Le sens du progrès), « l’idée de progrès […] relève à la fois du mythe, de la “religion séculière” et de l’utopie ». Le syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel, quant à lui, parlait des « illusions du progrès », « doctrine bourgeoise » faite pour une classe qui désirerait jouir sans entraves des créations du progrès technique – « et après eux le déluge » (Réflexions sur la violence).

sans-titre-copieEt en effet, l’idéologie du Progrès n’a réellement eu d’effet que lorsque la bourgeoisie s’en est emparée, profitant de cette aubaine pour justifier les dégâts colossaux provoqués par les diverses révolutions industrielles. C’est au XIXe siècle, industrialiste et bourgeois, que ce concept prend une véritable assise matérielle et imaginaire. Au départ, le Progrès était rejeté par les classes populaires, non pour des raisons irrationnelles ou obscurantistes, mais bien parce que les avancées techniques profitaient principalement aux possédants tout en appauvrissant le peuple. Les luddites anglais brisaient ainsi les nouvelles machines car celles-ci rendaient leur métier et leurs savoirs inutiles, produisant des objets moins chers et de moindre qualité, jetant au chômage les nombreux artisans et ouvriers de métier incapables de rivaliser et détruisant leur communauté par la même occasion. Plus tard, comme le montre Christopher Lasch, de nombreux collectifs s’y opposeront tant bien que mal, y compris les petits paysans du mouvement populiste américain. François Jarrige dresse un admirable tableau de ces nombreuses critiques populaires dans son ouvrage Technocritiques (éditions La Découverte), et rappelle que la popularisation de la foi dans le Progrès ne découle pas d’une conversion naturelle de tous, mais bien d’un âpre combat mené tant par des artistes que des penseurs, des patrons d’usine, des dirigeants politiques et les pouvoirs publics eux-mêmes. C’est à la constitution d’“imaginaires du progrès technique” que toute cette entreprise de propagande se voua, allant jusqu’à inventer la vulgarisation avec notamment Louis Figuier dans un but de popularisation des idées techno-scientifiques, et à utiliser le prétexte de l’instruction populaire pour édifier les masses – entendre : les convaincre des merveilles du progrès industriel et techno-scientifique. Les chemins de fer étaient devenus des objets quasi-sacrés d’une “religion du rail”, et les machines allaient jusqu’à être humanisées et intégrées à l’imaginaire collectif, à l’instar de la Lison, le train assimilé à une femme par le héros du roman de Zola, La bête humaine. L’absence de remise en question massive ne peut se comprendre qu’en ayant en tête ce triomphe culturel.

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Le progrès, de gré ou de force

Cette brève esquisse se voulait volontairement succincte et liminaire : un livre entier n’est pas assez pour parler du Progrès, et nous aurions pu aussi aborder l’impact de l’horlogerie sur le capitalisme (Edward P. Thompson, Temps, travail et capitalisme industriel, éditions La Fabrique) ou encore le rôle joué par les avant-gardes artistiques. Elle permet cependant de mieux comprendre ce fait évident : le Progrès se fait généralement sans le peuple. Le Progrès, de gré ou de force, telle est la maxime de la bourgeoisie, qui en cela est, comme le notaient Marx et Engels, une classe révolutionnaire. Comment s’étonner, dès lors, des impacts négatifs du progrès technologique ? La Technique, comme l’ont démontré Jacques Ellul et tant d’autres, n’est pas neutre. Elle est notamment le produit d’un environnement, d’un contexte social-historique. Si un couteau peut servir d’arme comme d’outil, une chaîne d’assemblage, un pesticide, une caisse automatique ou tant d’autres machines industrielles aux noms barbares ne peuvent être utilisés réellement que dans le but visé par l’ingénieur et ses financiers. Or, le but de tout bon capitaliste est de réduire les coûts de production, de rentabiliser un maximum, et surtout de se débarrasser le plus possible de l’intervention humaine. Appuyer sur un bouton ou activer un levier toute une journée n’est pas un acte anodin : c’est la preuve même que le travailleur n’a plus besoin de savoir-faire pour travailler, et qu’il n’a plus le contrôle de son outil de travail. La conséquence est une perte radicale d’autonomie, au profit de la direction. L’idéal parvenu à terme est bel et bien cette usine fonctionnant 24/24, 7/7, sans aucun être humain grâce à la divine intervention de la Machine. Et puisqu’il faut mobiliser un capital considérable pour acheter ces engins, ce mouvement favorise la concentration du capital, la constitution de monopoles et l’accroissement des inégalités.

stacks_image_9730_1Tout n’est cependant pas si simple. David Noble, un historien américain des sciences et des techniques, avait ainsi dédié sa vie et son œuvre à cette épineuse question. Après avoir lu et réalisé de nombreuses études tant sur les mouvements contestataires que sur les raisons invoquées pour justifier l’automatisation, il a découvert de frappantes vérités, qui viennent heurter le sens commun concernant l’automatisation et le progrès technologique. Dans un recueil d’articles publiés dans les années 80 (Le progrès sans le peuple, éditions Agone), il énonce plusieurs faits. Tout d’abord, il rappelle que les luddites, loin d’être un troupeau de fanatiques irrationnels, étaient bien plutôt les précurseurs de nos syndicalistes “d’action directe”. Ils portaient des revendications politiques aussi raisonnables que la taxation des métiers mécaniques ou une législation protectrice des tisserands. Et c’est face au mur d’indifférence opposé par les classes dirigeantes de l’époque que les masses, réunies autour de personnages mythiques tels que Ned Ludd ou le Captain Swing, ont décidé de passer au bris de machine. Cette tactique de bris prit une importance cruciale, car il « contribuait à susciter l’adhésion à une stratégie unificatrice et une identification à certaines figures mythiques, tout en donnant aux ouvriers un sentiment de cohésion qui les rendait puissants. » (David Noble, Le progrès sans le peuple).

« Ce progrès technologique était avant tout un projet politique, et non économique, de domination, et il était vu ainsi par le peuple. »

Nous avons hérité de leurs adversaires – les grands vainqueurs de la révolution industrielle anglaise – une vision péjorative, irrationnelle et futile de ces révoltés. Il a fallu les travaux d’historiens des classes populaires tels qu’Edward P. Thompson ou Eric Hobsbawn pour remettre en valeur ces proto-syndicalistes, adeptes d’une « négociation collective par l’émeute » (Hobsbawn). David Noble nous le rappelle : ce progrès technologique était avant tout un projet politique, et non économique, de domination, et il était vu ainsi par le peuple. Le choix d’investir dans des machines qui n’étaient pas rentables au début était fait délibérément dans le but de perpétuer cette domination. « On aurait pu choisir d’investir dans d’autres technologies, tout aussi peu rentables, mais préférables pour d’autres raisons, qui peut-être se seraient révélées rentables à long terme. (Dans cet esprit, J.H. Sadler, allié des ouvriers, proposa d’introduire un métier manuel pendulaire. Il était conçu pour préserver les savoir-faire et les emplois des tisserands et leur permettre d’échapper à la condition dégradante d’ouvrier d’usine. » (D. Noble, Le progrès sans le peuple).

Dans les années 70, face à la deuxième révolution industrielle[1], les travailleurs reprirent leur activité de sabotage, dans une période politiquement agitée et parcourue de nombreux débats sur l’automatisation. Face à ces sabotages, les directions « répondirent […] par des sanctions, des fermetures de sites et des poursuites, mais aussi en introduisant de nouvelles technologies qui, espérait-on, diminueraient la possibilité d’intervention des employés dans la production, voire élimineraient totalement le besoin de main d’œuvre » (D. Noble, Le progrès sans le peuple). La Suède, à la pointe en raison de révoltes plus massives, se mit à investir dans des innovations technologiques et professionnelles dans le but, selon l’historien de l’industrie automobile David Gartmann, d’éteindre la recrudescence des conflits de classe. Cette résistance était due selon lui « à l’insatisfaction causée par la nature abrutissante, monotone et intensive du travail », renforcée par l’automatisation. Ainsi, chez Volvo, « le taux d’absence quotidien avoisinait les 15 % et le taux de rotation du personnel culminait à plus de 50 % » (D. Gartmann cité par D. Noble, Le progrès sans le peuple).

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L’apport le plus intéressant, cependant, de David Noble, réside dans son analyse poussée et à contre-courant des raisons qui poussent réellement à développer et mettre en œuvre le progrès technologique. Contrairement aux lieux communs sur le sujet, ce dernier ne serait pas uniquement le fruit d’une décision économiquement ou techniquement rationnelle, un désir d’augmentation de la productivité et (donc) du profit. Et pour cause : Noble affirme qu’il n’y a pas vraiment de consensus au niveau des études pour prouver cet accroissement du profit et de la rentabilité, et que, bien au contraire, citant notamment une étude canadienne de 1985 sur l’innovation dans le secteur bancaire, de nombreux dirigeants de banque seraient déçus du faible retour sur investissement. Interrogeant les travailleurs dans les usines, il va plus loin : ces nouvelles machines – souvent choisies pour leur apparence plutôt que leur efficacité – sont en réalité plus problématiques car, en perpétuel renouvellement, elles sont souvent inadaptées et pleines d’erreurs, auxquelles doivent remédier lesdits travailleurs qui sont pourtant sommés de ne pas employer leur intellect au travail. « [Les entreprises] achètent le robot le plus gros, le plus rapide et le plus sexy quand, il faut bien le dire, la plupart du temps un système très simple pourrait suffire. […] Non seulement elles font des erreurs, mais elles s’aperçoivent qu’il va falloir deux ou trois fois plus de temps et d’argent pour faire fonctionner cet équipement » (Thomas Gunn, du cabinet de conseil en stratégie Arthur D. Little, cité par Noble).

Mais si les raisons qui poussent à l’automatisation, au déferlement de robots et de machines en tous genres, ne sont pas principalement d’ordre économique, quelles sont-elles ? Selon l’auteur, elles sont en réalité, in fine, psychologiques, culturelles et politiques. Premièrement, il s’agit d’une obsession des directions d’accroître le contrôle et la surveillance des travailleurs, de réduire leur autonomie. Citations et faits à l’appui, Noble démontre comment les directions font tout pour maintenir leur rôle de directions, en dépit des obstacles sociaux, économiques ou autres – indiquant au passage la jonction des intérêts des directions, vouées à faire disparaître la main d’œuvre, et des ingénieurs, déterminés à faire disparaître l’erreur humaine. Ainsi, en 1960, la direction du site de General Electric (GE) de Lynn au Massachusetts accusait à tort ses travailleurs de sabotages sur leurs nouveaux tours à commande numérique, alors que ces ouvriers, sommés de simplement appuyer sur des boutons, cherchaient en réalité à résoudre leurs dysfonctionnements. Après avoir réalisé cela, la direction mit en œuvre un programme de revalorisation du travail qui fut un succès… Cependant, après un an et suite aux demandes des ouvriers de généraliser cela à l’ensemble de GE, la direction préféra interrompre ce programme, en dépit des gains considérables qu’il permit. Deuxièmement, il montre l’impact néfaste des recherches et de la mentalité militaires sur l’automatisation. L’armée a été en effet à l’avant-garde du développement de la technologie industrielle, l’automatisation étant selon un directeur de programme de l’US Air Force une volonté de cette dernière de « stimuler de force le développement technologique ». Conséquences ? Une vision autoritaire de la machine, axée uniquement sur l’importance du commandement au détriment des exécutants ; une concentration exagérée sur l’impératif de performance, indifférente aux coûts, aux gâchis et aux excès ; une ambiance où “tout est possible” qui suscite les faveurs des ingénieurs, enfin autorisés à réaliser tous leurs fantasmes. Troisièmement, la raison plus psychologique est sans doute, selon lui, à rechercher dans la psyché des ingénieurs et des hommes de manière général. Outre la joie de résoudre des défis techniques – joie qui peut se transformer en obsession –, il existe ce fantasme typique des ingénieurs d’un monde dépeuplé, d’usines entièrement automatiques, vidées de leurs travailleurs. Ce fantasme s’enracine dans un idéal d’un monde totalement ordonné, où tout s’enchaînerait automatiquement sans la moindre intervention humaine. Ce fantasme serait, enfin, lié à un caractère propre au sexe masculin : incapables de donner vie naturellement comme les femmes, les hommes chercheraient à les imiter, voire à s’en débarrasser, en donnant “vie” à ces automates dont l’apparence d’autonomie les ferait ressembler à des êtres vivants. Ce dernier argument est peut-être le moins convaincant, mais il permet de se poser des questions sur l’enracinement de la psyché et des idées dans l’existence bassement matérielle des hommes.

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Les robots nous volent not’ travail

Aujourd’hui, ce qui fait le plus peur dans l’automatisation et le développement technologique est leur impact à terme sur le marché de l’emploi. Il est loin le temps où les liens communautaires étaient menacés par l’industrialisation radicale : l’atomisation des populations les a jetés dans une existence faite de solitude de masse, de précarité et de survie quotidienne. Il n’est plus question de préserver un collectif organique qui n’existe plus ou de défendre un savoir-faire alors que les métiers ont été remplacés par les “jobs” : l’impératif urgent est désormais de préserver son emploi d’un chômage devenu endémique – et même nécessaire pour la perpétuation du système. Ainsi, malgré les nombreuses tentatives d’économistes orthodoxes de justifier la “destruction créatrice” provoquée par le Progrès, de nombreuses études s’accumulent prouvant le danger potentiel de la robotisation et de l’automatisation en matière de croissance du chômage. Selon une étude du très patronal Forum économique de Davos, 5 millions d’emplois devraient être perdus d’ici 2020 (soit 7,1 millions de pertes pour 2,1 millions de nouveaux emplois créés) en France seulement, les femmes étant les plus touchées. Une autre étude du non moins capitaliste cabinet de conseil Roland Berger Strategy Consultants parle de 3 millions d’emplois détruits d’ici 2025. Comme le rappelle Charles-Edouard Bouée de Roland Berger Strategy Consultants : « Si on ne croit qu’au capitalisme pur, et donc à l’efficacité absolue, l’usine doit être sans ouvriers. Ce qui n’empêche pas d’avoir des êtres humains pour superviser le tout. Mais cela représente beaucoup moins de monde, d’où la disparition d’emplois. » Quarante-sept pour cent des emplois seraient même menacés par l’automatisation d’ici 20 ans selon une étude d’Oxford : « Télémarketeurs, analystes, secrétaires, dockers, employés de banque, réceptionnistes, arbitres sportifs, chauffeurs, caissiers, comptables, ouvriers assembleurs… Tous ces métiers et bien d’autres ont une très forte probabilité, supérieure à 95 % selon l’étude d’Oxford réalisée par Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, d’être remplaçables par des machines. » Comble de l’ironie : même les travailleurs chinois se feraient remplacer désormais par des robots coutant moins cher !

« Quand Les Misérables rencontrent Pokémon Go, cela donne l’auto-entreprenariat sauce Deliveroo, TakeEatEasy… »

sans-titre-2L’impact du progrès technologique ne se limite cependant pas à la perte numérique d’emplois. Comme nous l’avions indiqué ci-dessus, il a aussi historiquement servi à rendre le travail plus aliénant pour le travailleur. Force est de constater qu’avec ce que l’on nomme désormais “l’uberisation de l’économie”, ce phénomène n’a pas cessé, bien au contraire. La création de nouvelles entreprises numériques telles qu’Uber, Deliveroo ou TakeEatEasy a permis de concurrencer les entreprises traditionnelles des secteurs concernés en proposant un service à la fois rapide, efficace et peu cher, employant les dernières technologies (smartphones, systèmes de géolocalisation, etc.). Certes, de nombreux étudiants précaires ou des travailleurs cherchant à arrondir leurs fins de mois ont pu en bénéficier grâce à la flexibilité de leurs horaires et la popularité de leur application, mais les conséquences sur l’économie générale, ainsi que les travailleurs “traditionnels” a été une concurrence accrue et une pression sur les salaires vers le bas. Pire : sur fond de rhétorique autogestionnaire et horizontale, à grand renfort de “coopération” et de “partage”, ces entreprises ont en réalité fait s’unir le pire du XIXe siècle avec le pire du XXIe. Quand Les Misérables rencontrent Pokémon Go, cela donne l’auto-entreprenariat sauce Deliveroo, TakeEatEasy… On y est “indépendant” officiellement, et l’entreprise ne verse donc aucune cotisation sociale pour ses employés, mais les contraintes y sont aussi brutales que celles du plus asservi des salariés. « Porter les casquettes, les sacs à dos et les uniformes de la marque est quasiment obligatoire, sous peine de rappel à l’ordre. La facturation est élaborée directement par la plateforme, en lieu et place de ces microentrepreneurs qui ont signé un contrat de prestations sans même le lire. Et les tarifs, à la course, sont évidemment imposés. Au passage, la plateforme ne verse pas de cotisations sociales pour ces salariés déguisés en prestataires de services. », explique Jérôme Pimot, en procès contre les entreprises de livraison pour faire reconnaître le statut de salarié, à L’Humanité. Et comme dans toute entreprise capitaliste, le véritable patron est celui qui détient le Capital. Ce dernier peut, en contournant les lois qui régissent le salariat, faire baisser les rémunérations sans devoir passer devant les prud’hommes. Ainsi, un mouvement de colère impulsé par les conducteurs Uber californiens s’est insurgé contre la baisse unilatérale du tarif de la course – pratique qui se répand dans tous les pays où ce géant de l’économie collaborative sévit. Ils nous apprennent que leur revenu est en dessous du salaire minimum, qu’ils perdent de l’argent dans de nombreuses courses et que le système de notation – fléau des nouvelles technologies assez bien pastiché par South Park dans l’épisode « You’re not yelping » – peut à terme servir de motif de licenciement.

Les robots tuent

Grâce à la numérisation de l’économie, des entrepreneurs ont pu ainsi s’enrichir de manière invraisemblable : la technologie donne l’apparence de l’indépendance, mais ce statut d’indépendant est surtout le moyen légal employé par ces nouvelles entreprises pour contourner le code du travail. Ce n’est pas rien, quand on sait les accidents réguliers des conducteurs de vélo. Casser leur vélo ou leur pipe, peu importe, Uber et consorts n’en ont que faire, et laisseront leurs employés à la merci des aléas du métier, comme le vulgaire prolétaire d’une vieille industrie tayloriste. Car le numérique n’est pas abstrait. Les bits peuvent bien flotter dans les airs du cloud, l’économie qui s’y attache est bel et bien réelle – comme les hommes qui la font vivre. bomb_robotMême chose quant à l’automatisation. À l’heure où la voiture automatique Tesla a eu son premier accident mortel et où l’armée développe des robots tueurs autonomes, les enjeux éthiques prennent l’apparence effrayante d’un scénario post-apocalyptique. Qui est responsable quand une machine dénuée de tout contrôle humain tue un humain ?

En réalité, le progressisme technologique actuel cherche à se débarrasser totalement de l’intervention humaine. Du drone contrôlé à distance aux cours donnés à distance, une même logique : la séparation spectaculaire des individus, la déshumanisation des métiers même les plus cérébraux ou artistiques, la déterritorialisation radicale des activités humaines. C’est pour cela que la technologie actuelle renforce les désaccords profonds de la société. Elle déstabilise constamment les structures sociales, mais en même temps renforce la solidité de certaines instances de domination. Quand le pouvoir, qu’il soit financier, politique ou militaire, réduit les effectifs dont il a besoin pour se maintenir en place, il renforce de facto sa puissance et par la même occasion enlève tout levier, autre que ceux de la plus pure confrontation, aux dominés sur ces instances de pouvoir. Ainsi, tout change pour ne rien changer. C’est un tel constat qui doit désormais être au centre de toutes les consciences sincèrement révolutionnaires, au risque sinon de perdre à tout jamais la possibilité de réalisation d’une société libre, égalitaire et fraternelle.

Nos Desserts :

Note :

[1] Contrairement à la plupart des historiens, David Noble assimile la seconde révolution industrielle à l’informatisation d’après-guerre, notamment parce qu’elle remplace désormais les activités mentales – et non plus juste musculaires.

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