Politique

Loi El-Khomri : mais pourquoi donc rendre le marché du travail plus “flexible” ?

Le tollé provoqué par le projet de loi de réforme du marché du travail porté par la ministre Myriam El-Khomri a ravivé le décalage entre la masse des travailleurs laborieux et les élites politico-économiques. Sous couvert de lutter contre le chômage et dans le souci de s’adapter aux nouvelles contraintes économiques, le gouvernement soutient sans complexe une des plus grandes revendications patronales de ces trente dernières années : rendre plus flexible le marché du travail. Le patronat souhaite reporter l’incertitude économique sur les salariés en réduisant au maximum les contraintes légales en termes de protection de l’emploi. Faisons un bref état des lieux des arguments en présence.

Les entreprises ont peur d’embaucher ?

1189752_code-du-travail-el-khomri-presentera-sa-loi-en-mars-web-tete-021597969243Le premier argument invoqué pour faire passer la loi portée par Myriam El Khomri est malin : il suppose que la réduction des contraintes liées aux licenciements serait aussi bénéfique aux patrons qu’aux salariés. Pensez donc ! Un salarié en CDD aujourd’hui ne peut pas réclamer un crédit à la banque, ni louer un appartement en proche banlieue tant la concurrence des cadres sup’ en CDI et aux garanties financières supérieures ont les faveurs des propriétaires. Si les complaintes du peuple ne suffisent à faire reculer ni le patronat ni le gouvernement, nous pouvons au moins leur démontrer qu’ils ont tort par une froide analyse empirique et théorique.

« L’idée qu’il serait préférable de licencier en toute liberté pour réduire le chômage revient à affirmer que pour encourager les mariages il faut faciliter les divorces ! »

Les études menées par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) – allant généralement dans “le sens du vent” et rarement remises en cause par nos sympathiques décideurs politiques – ne démontrent aucun lien entre les contraintes à l’embauche et aux licenciements avec le taux de chômage. Quoique ces études soient régulièrement citées pour asseoir un peu plus la domination du capital, curieusement, sur ce point, ni le Medef, ni le gouvernement n’ont pris la peine d’en faire mention.

L’idée qu’il serait préférable de licencier en toute liberté pour réduire le chômage est bien curieuse, car elle revient à affirmer que pour encourager les mariages il faut faciliter les divorces ! Personne ne serait en mesure de sortir une absurdité telle qu’elle signifierait que les couples se marient en pensant déjà à divorcer. Pourquoi, alors, se marier ? De la même façon, ce n’est pas pour licencier qu’un entrepreneur embauche. Quand un employeur décide de recruter c’est avant tout car il doit répondre à ses carnets de commandes et sur ce point, l’existence de la flexibilité n’agit en rien sur les débouchés des entreprises. Sauf à croire que « l’offre crée sa propre demande » [i], ce qui est une des plus belles aberrations que l’économie a su nous pondre en deux siècles d’existence.

Le Code du travail, ce pavé dans la mare

XVMadc603b4-5178-11e5-84e9-5cdb3dd72eedMais les libéraux ont plus d’un tour dans leur sac. Le plus “spectaculaire” est celui d’insister sur le “poids” au sens propre du Code du travail. On ne se délectera jamais assez de cette pitoyable mise en scène ressortie chaque année par David Pujadas, mais dont François Bayrou est l’initiateur (même si son plus grand tour est surement d’avoir pu se présenter à l’élection présidentielle sans n’avoir jamais eu de programme !). Au cours de ce numéro on voit l’animateur sortir, non sans difficulté, le Code du travail français et le poser plus ou moins délicatement sur la table des débats. C’est ainsi qu’en plein direct, France 2 se fait la complice d’une désinformation totale et d’un parti pris sans ambiguïté en faveur de la flexibilité. Pujadas compare la taille du Code du travail français (plus de 3000 pages) avec le “code du travail” suisse faisant à peine 40 ou 100 pages selon les estimations. Malheureusement, aucun média n’a été tenu de rectifier le tir en rappelant que le droit du travail suisse en tant que tel n’existe pas puisqu’il est régi par un certain nombre de lois distinctes et par les conventions collectives. En réalité, par ailleurs, l’édition publiée par Dalloz de 3 200 pages inclut les jurisprudences commentées ramenant donc le Code du travail français à 1400 pages soit autant que le droit du travail allemand si l’on superpose le droit fédéral, les réglementations régionales et les textes conventionnels. Un étudiant de droit de première année n’aurait jamais fait une erreur aussi grotesque.

S’il existe encore un code du travail, son détricotage a commencé depuis plus de quinze ans, et il est aujourd’hui très facile d’y déroger. Ainsi, la loi Fillon de 2004 prévoit qu’un accord d’entreprise ou d’établissement peut déroger dans un sens moins favorable aux accords de branche et au code du travail, dès lors qu’il ne touche pas aux quatre fondamentaux que sont les minimas salariaux, les classifications, le financement de la formation professionnelle et la prévoyance. La loi portant sur la rénovation de la démocratie sociale de 2008 a enfoncé le clou : en matière d’aménagement du temps de travail, elle fait primer l’accord d’entreprise sur l’accord de branche. Aujourd’hui, le projet de loi El Khomri ne propose rien de mieux que de faire pire.

Tous intermittents

Un des arguments phares de la loi El Khomri invoque que la France serait une terre-Providence, protégeant ses travailleurs plus que de raison. Les économistes de l’OCDE ont mis en place une nomenclature – appelée EPL comme Employment Protection Legislation – qui permet de mesurer les contraintes légales pour chaque type de contrat à partir de 21 caractéristiques comme le délai de prévenance en cas de licenciement, le niveau d’indemnisation, les obligations de réintégration en cas de licenciements abusifs… D’après cette nomenclature, la France se situe dans la moyenne des pays de l’OCDE. Pour les CDI, on constate, par exemple, que les salariés allemands sont davantage protégés que les salariés français. En cas de licenciements collectifs, les entreprises allemandes font face à des contraintes plus strictes que les entreprises françaises. Quant aux contraintes (pour les patrons) relatives aux CDD et les intérimaires, elles sont très faibles. En Allemagne, la flexibilité a été rendu possible en multipliant les possibilités d’embaucher des salariés avec des contrats précaires.

cgtEn France, on remarque depuis les années 1980 une évolution de la réglementation du travail allant dans le sens d’une plus grande “flexibilité”. Ainsi, aujourd’hui, 80% des embauches se font en CDD. Pourtant le CDI reste la norme et ce même pour les jeunes. En effet, environ deux tiers des jeunes ont comme premier emploi un CDD ou intérim et le tiers restant un CDI. Au bout de trois ans, près de 70% sont finalement en CDI. Curieusement, la fonction publique semble être le champion national du contrat précaire car environ 16% des salariés du public étaient en contrats courts, contre 12% du privé en 2006. Les contractuels en CDD de la fonction publique sont néanmoins renouvelés quasi-automatiquement chaque année. Les contrats précaires sont, dans l’ensemble, fortement plébiscités depuis deux décennies. L’intérim a explosé avec un recours accru de 77% entre 1995 et 2014 (source : département des études du ministère du travail). Les avantages de cette précarisation sont, en apparence, nombreux pour les entreprises. Il y tout d’abord un effet de “docilisation”. La main d’œuvre précaire est souvent encline à faire du zèle dans l’espoir de décrocher un poste durable, ce qui rejaillit ensuite sur les travailleurs stables en CDI.

Mais, pour les organisations patronales, l’instabilité de l’emploi serait devenue la norme et devrait donc se généraliser. Pourtant, l’ancienneté moyenne au sein des entreprises ne s’est pas modifiée. Ce qui a changé ce sont surtout les formes de mobilité. Les mobilités “contraintes” sont en hausse, dues aux nombreux licenciements et contrats précaires (à durée déterminée ou intérim). Les mobilités “volontaires” ont par contre baissées, si on regarde notamment du côté des démissions : en vérité c’est surtout lorsque l’économie est en croissance, en situation de quasi plein-emploi, que les travailleurs démissionnent pour chercher un travail dans une autre entreprise. Aujourd’hui, dans un contexte de chômage de masse, on imagine mal des salariés (surtout chez les moins qualifiés où la concurrence entre travailleurs est plus forte) faire un doigt d’honneur à leur patron pour aller trouver un travail dans une autre entreprise. Au contraire, la “peur du chômage” a plutôt tendance à faire avaler des couleuvres aux salariés : réduction de la majoration des heures supplémentaires, augmentation de la durée du temps de travail sans augmentation des salaires, horaires imposés et autres pressions au travail.

Licencier plus facilement pour répondre aux contraintes de l’économie contemporaine

Le patronat n’est jamais à court d’arguments pour défendre les bienfaits de la précarité… flexibilité. La mondialisation, la concurrence internationale et, bien évidemment, la compétitivité seraient régies par une sorte de déterminisme technologique qu’aucune force ne saurait entraver.

Dans nos économies modernes, le rythme des innovations technologiques s’accroit et le cycle de vie des produits se réduit. Il est donc nécessaire d’avoir une main d’œuvre adaptable rapidement. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication suppose un niveau relativement important de qualification mais plutôt d’ordre général que spécifique (il n’y a pas 36 manières de se servir d’un ordinateur). Les travailleurs deviendraient donc interchangeables de ce point de vue. Le développement du secteur tertiaire de l’économie [ii] est aussi invoqué comme argument pour la flexibilisation car ce dernier suppose que la production soit moins sensible aux irrégularités de la demande. Mais le principal facteur du démantèlement du code du travail reste avant tout la financiarisation [iii] de l’économie. En effet, les marchés financiers ne s’intéressent qu’aux rendements de court terme des valeurs actionnariales. Dans ce contexte, les grandes entreprises imposent une logique de même temporalité pour satisfaire les besoins des actionnaires qui veulent s’assurer une rémunération rapide sans forcément anticiper les besoins futurs de l’entreprise. De plus, comme ces grandes entreprises ont externalisé une partie de leur activité de services généraux aux PME, ce sont ces dernières qui en bout de course subissent de plein fouet la demande oppressante de flexibilité de la part des marchés financiers.

« Le principal facteur du démantèlement du Code du travail reste avant tout la financiarisation de l’économie. »

Dans cette configuration, la salarié est contraint d’accepter de s’inscrire dans ce type de marché. Il subit de plein fouet les nouvelles formes d’organisation du travail et de la production. Les entreprises sollicitent son “autonomie” et son “esprit d’initiative” (plutôt réduit en règle générale, vous en conviendrez) et celui-ci doit devenir un “prestataire de services” au sein de son entreprise. La logique marchande a donc colonisé toute la sphère du travail.

©Bidu

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Les atouts de la stabilité

Il semblerait donc que l’instabilité chronique des travailleurs soit un horizon indépassable. Pourtant, la stabilité de l’emploi, au-delà du sentiment d’épanouissement et de confort qu’elle peut procurer chez le travailleur, possède de nombreux avantages pour les entreprises.

En premier lieu, les coûts d’embauches (dits coûts de rotation de la main d’œuvre) d’un nouveau salarié sont importants pour les entreprises (recherche des candidats, entretiens, etc.). Il faut ajouter à cela les coûts de formation sur le tas, car un salarié n’est pas immédiatement opérationnel sur un poste. Enfin, l’expérience acquise sur un poste permet d’améliorer l’efficacité de l’employé (sa “productivité” dans le jargon) au travail. Une étude du Bureau international du travail (BIT) – menée par Auer, Berg et Coulibaly en 2005 – a montré que la stabilité de l’emploi a un effet positif sur la productivité tant que l’ancienneté du salarié ne dépasse pas 13,6 ans. Par ailleurs, d’un point de vue macroéconomique, la stabilité du salarié, et donc de son revenu, permet de soutenir son pouvoir d’achat et donc de stimuler la demande des entreprises.

Dans la nouvelle configuration technologique contemporaine, les nouvelles compétences demandées au salarié mettent l’accent sur le travail en équipe, l’autonomie, la responsabilisation, la participation, la coopération et la confiance, l’apprentissage collectif. Autant d’éléments qui supposent une certaine durée de l’emploi. Le rapport Vivier (2003) qui soutient pourtant la réduction du droit du travail, admet que « le travail apparait aujourd’hui […] comme plus prenant, impliquant davantage l’individu dans un projet d’équipe requérant une vigilance soutenue dans la durée ». Le management deviendrait plus “participatif”. Le contrôle se fait davantage par les moyens que par les résultats. Il est demandé de façon croissante aux salariés d’imaginer les moyens à mettre en œuvre pour résoudre les difficultés de production et atteindre les objectifs. Comment imaginer que cette organisation du travail puisse prendre forme en présence de salariés “jetables” ?

« En mettant l’ensemble des travailleurs sur le pied de l’égalité face à l’instabilité, on crée une concurrence sans égale, où chacun devra se partager les quelques miettes du gâteau de la richesse laissées par les capitalistes. »

Le travail peu qualifié ne requérant que peu de compétences, les emplois précaires sont massivement concentrés sur ces salariés, davantage substituables entre eux. Cependant, l’évolution des professions s’opère vers une demande accrue de travail qualifié ce qui rend plus difficile les incessants changements de main d’œuvre. Un rapport du BIT (1996) indique qu’« on observe une évolution marqué de la structure de l’emploi : on demande de plus en plus de qualifications ; or les emplois très qualifiées sont généralement des emplois de type classique ». Il est donc extrêmement paradoxal de soutenir que l’emploi deviendrait nécessairement plus instable aujourd’hui, alors qu’au siècle dernier, les tâches étaient plus standardisées, donc substituables entre les travailleurs, et il y avait néanmoins de la stabilité de l’emploi et des performances économiques excellentes.

Le développement des emplois de services suppose une relation privilégiée avec le client qui est indissociable de la personne. Ceci est donc en faveur de la stabilité de l’emploi. Le travailleur porte une partie de la qualité du produit en lui. Dans le face à face avec le client, il doit être en mesure d’interpréter la demande de ce dernier, la traduire et faire un choix en fonction des exigences de l’entreprise. Ces qualités supposent une certaine expérience et longévité pour connaitre la clientèle.

Capture d’écran 2016-03-01 à 17.56.23Puisque l’évolution actuelle du marché du travail ne semble pas amener à davantage de flexibilité, on peut se demander quel est l’intérêt pour le patronat de faire la promotion de la libre concurrence des travailleurs. Il faut aller chercher l’explication chez les auteurs radicaux des années 1970 aux États-Unis lorsque ces derniers tentaient d’expliquer la segmentation du marché du travail en deux. En mettant l’ensemble des travailleurs sur le pied de l’égalité face à l’instabilité, on crée une concurrence sans égale, où chacun devra se partager les quelques miettes du gâteau de la richesse laissées par les capitalistes. Face à cette masse d’individus malléables, prêt à écraser les autres pour s’assurer une place au soleil, ce sont toutes les velléités de lutte commune qui sont réduites à néant. La bonne vieille stratégie du “diviser pour mieux régner” à encore de beaux jours devant elle.

Nos Desserts :

[i] Cette loi énoncée par Jean-Baptiste Say est une réinterprétation du principe selon lequel « les produits s’échangent contre des produits ». Il indique qu’il ne peut y avoir de crise de surproduction (hors cas exceptionnels) ni de débouchés dès lors que la vente d’une marchandise produite offre automatiquement un débouché pour l’achat d’une autre marchandise. Cette loi suppose que la monnaie est utilisée uniquement pour motif de transaction et qu’elle n’influence par les variables réelles de l’économie. Keynes (mais déjà Marx avant lui) souligna que cette loi est tronquée dès lors que l’économie se caractérise par une incertitude radicale et que la monnaie est utilisée pour un motif autre que transactionnel, notamment dans le cadre de la spéculation.

[ii] Ensemble des activités économiques visant à fournir des services (par opposition à la production de biens). Dans ce vaste secteur, on classe aussi bien les hôpitaux que les écoles, les hôtels, les banques, les hypermarchés, les maisons de retraite, les pressings ou les clubs de tennis.

[iii] La financiarisation traduit un rôle accru des marchés financiers dans le financement des entreprises et la prise de contrôle des activités économiques en fonction des objectifs des actionnaires et des propriétaires du capital. Son développement est concomitant à la dérégulation des marchés financiers opérée dans les années 1980 et encouragé par les NTIC.

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