Il est des lectures qui laissent perplexes, tant elles dépeignent avec une actualité frappante la société contemporaine malgré les siècles qui séparent leur écriture de cette dernière. « L’Utopie », de Thomas More, parue il y a précisément 500 ans, en est assurément l’un des exemples les plus évocateurs. De quoi nous donner à réfléchir, et l’envie de décortiquer les passages les plus pertinents de cette œuvre magistrale.
Publiée en 1516, « L’Utopie » est décomposée en deux livres, le premier traite des questions de bon gouvernement et le second décrit l’île d’Utopia, fiction célèbre qui offrit à la littérature un style éminent et au vocabulaire un terme qui a traversé les siècles : l’utopie. Pour faire honneur à l’œuvre de More, nous vous proposons un article en deux parties. Voici la première.
Fruit d’un projet de jeunesse de Thomas More et de son amitié avec Érasme, L’Utopie est considérée, conjointement avec l’Éloge de la Folie d’Érasme, comme une œuvre emblématique de l’humanisme nordique. Toutes deux s’appuient sur la tradition de l’éloge paradoxal. Mais tandis qu’Érasme conserve un style très déclamatoire et satirique, More réinvente ce style littéraire grâce à plus de sérieux et de modernité, notamment par des procédés spécifiques, hybridation des genres en tête (discours, dialogue, récit de voyage fictionnel).
À l’instar de Machiavel qui y réfléchira seize années plus tard, More y questionne le bon gouvernement du Prince, et l’organisation optimale de la société. Il propose un idéal ainsi qu’une morale empreinte de vertu chrétienne, issue de sa vision humaniste du monde, quand Machiavel s’attache à une certaine vision du réalisme, celle de procédés permettant au Prince de se maintenir au pouvoir en faisant fi de la morale lorsqu’il le juge nécessaire.
La lecture attentive de l’œuvre de More est frappante d’acuité, tant au sujet de la société anglaise du XVIe siècle que de celle du XXIe siècle : la nôtre. More soulève des questions éminemment actuelles, notamment en matière de répartition des richesses, de démocratie, de gouvernement et de choix des gouvernants. Et c’est dans l’Angleterre d’Henri VIII que l’œuvre est pourtant rédigée, au sein d’un système bien loin d’un gouvernement démocratique ou d’un idéal politique utopiste. La pertinence de son discours est telle qu’elle nous invite instinctivement, au fil de la lecture, à situer une partie de la parenté des luttes sociales actuelles dans la plume du brillant juriste, philosophe et théologien, canonisé en 1935 pour devenir saint Thomas More. Le lien qui se précise de nos jours entre une certaine vision d’un catholicisme vertueux et la lutte pour la répartition des richesses n’en parait d’ailleurs que renforcé.
Un communisme avant l’heure
Tout au long du livre premier, More développe plusieurs dialogues qui permettent de confronter des points de vues variés sur la société anglaise du XVIe siècle, mais qui semblent s’appliquer aux sociétés occidentales dans leur ensemble, et ce jusqu’à nos jours. On peut souligner tout particulièrement la prégnance de traits idéologiques que l’on peut qualifier de “communistes”, et dont la parenté platonicienne, à l’origine de L’Utopie, apparaît en filigrane.
Pour l’anecdote, on peut d’ailleurs rappeler que Lénine en son temps honora Thomas More en détournant à Moscou l’obélisque des Romanov (qui a, depuis, retrouvée son aspect originel) pour y faire figurer son nom à côté de ceux de Marx et d’Engels et pour y honorer les précurseurs du communisme.
Les deux protagonistes centraux de L’Utopie sont Morus, alter ego proche bien que dissemblable de More, et le navigateur Raphaël Hythlodée. Ce dernier développe face à Morus un vif plaidoyer dénonçant la manière avec laquelle l’argent corrompt les mœurs des sociétés, le fait que les élites soient sélectionnées de la pire manière qui soit, et insiste sur l’inégale et injuste répartition des richesses.
« Certes, ami Morus, afin que je dise à la vérité ce que j’ai en l’esprit, il me semble que partout où les biens sont privés et où on mesure toutes choses à la pécune, en ces lieux-là à grand peine peut-on jamais faire qu’une République soit réglée justement et heureusement, à moins que tu n’estimes qu’on se maintient justement quand tous les plus grands biens viennent aux mains des plus méchantes personnes, et que tu sois d’opinion que c’est félicité quand toutes choses sont réparties et divisées entre peu de personnages – et même ceux-ci ne s’estiment pas fournis de toute chose assez commodément ; quant aux autres, ils sont tout à fait pauvres et misérables. »
On retrouve sous la plume d’un auteur du XVIe siècle un tableau glaçant de la société actuelle : omniprésence de l’argent et du culte du profit individuel, sélection et favorisation des personnes les plus néfastes, polarisation de la société à l’heure où 1% des plus riches possède plus que 99% du reste de la population mondiale. Le rapport de l’ONG Oxfam qui révélait en 2015 ces chiffres alarmants sur les inégalités s’intitulait d’ailleurs « Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout », rappelant étonnamment les mots que More utilise à travers la bouche d’Hythlodée.
Le réquisitoire de l’explorateur s’attaque également avec beaucoup de vigueur à la propriété privée. Pour appuyer son propos, More utilise de nombreux procédés littéraires d’analogie et d’insistance, notamment la métaphore filée, l’énumération, la répétition.
« Ainsi je suis d’avis qu’un bien public ne peut être justement et heureusement administré, si l’on n’ôte cette propriété de biens : mais si elle demeure entre les mortels, la meilleure et la plus grande partie des hommes demeurera en indigence, calamité et anxiété. Et bien qu’on pût quelque peu soulager lesdites nations vivant en propriété, néanmoins on en saurait leur supprimer pleinement pauvreté et misère. »
On découvre sous la plume de More une fervente défense de la propriété commune des biens publics qui, si elle renvoie naturellement à une dimension économique, fait aujourd’hui écho à la question des biens publics mondiaux, à savoir de la nature et de l’écosystème qui ne sauraient être privatisés sans être mis en danger. À l’image, par exemple, des Islandais qui ont déclaré que les ressources naturelles étaient désormais détenues par le peuple, bien que cette notion connaisse également des limites actuellement. Notons aussi que l’idée de plafonner les revenus n’est pas une idée neuve, ni vraiment révolutionnaire, puisqu’elle date d’il y au moins… cinq siècles.
« Il est vrai qu’en ordonnant qu’on ne possédât qu’une certaine quantité de terres, et pas plus qu’il ne serait licite, et que le revenu de chacun fût limité par la loi, la chose se pourrait adoucir. Pareillement, si les lois empêchaient que le prince ne fût trop riche, le peuple trop arrogant, qu’il n’y eut de brigue des offices et dignités, et qu’elles ne fussent données au plus offrant […], là où régneraient de telles règles, les abus pourraient bien être adoucis et mitigés, mais de les corriger et extirper totalement, tant qu’existera la propriété privée, il n’en faut point avoir d’espérance, non plus qu’on en a d’un corps abandonné des médecins, que l’on peut faire vivre un peu plus longuement par quelques applications, appareils ou restaurants, mais quant à le rétablir en son embonpoint, cela est impossible : quand on s’efforcera de guérir un membre, on rendra les autres plus malades ; ainsi de la médecine de l’un naîtra la maladie de l’autre, puisqu’on ne peut donner à l’un sans ôter à l’autre. »
Hythlodée nous décrit un corps malade, qui ressemble étonnamment à l’État que nous connaissons, rongé par la ploutocratie, gangrené par le copinage, quand il ne s’agit de corruption, d’abus de pouvoir ou de détournement de fond. Les mêmes sont décorés de la très célèbre Légion d’honneur qui n’a plus grand chose d’honorable, tant elle a été salie et mal (trop ?) distribuée. Notre élite ressemble beaucoup à celle qu’il dépeint, et c’est dramatique.
Dans le livre second, Raphaël Hythlodée décrit certains aspects pratiques du communisme utopien. Toutes les richesses et toutes les ressources sont mises en commun – chacun peut se servir gratuitement, et chacun donne ce qu’il a en trop, ce qui n’est pas sans rappeler la doctrine chère au socialisme utopique et au communisme, « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Les utopiens stockent leur or sous des formes qui ne sont guère intéressantes, uniquement pour pouvoir s’en servir en cas de guerre, et n’utilisent pas de monnaie. More explique ainsi, dans la continuité des écrits d’Aristote, que « nature n’a point donné à l’or ni à l’argent d’usage dont nous ne pussions bien nous passer, si ce n’était la folie des hommes qui l’a rendu précieux pour sa rareté. » De quoi se demander si les divers économistes qui se sont penchés sur la question (Marx, mais aussi Smith et Ricardo) n’y ont pas trouvé une source d’inspiration pour mettre en place leurs théories des valeurs d’échange et d’usage.
L’éternel débat entre radicaux et réformistes
Le dialogue qui oppose tout au long du livre premier Raphaël et Morus est très intéressant pour le lecteur contemporain, car il permet de réaliser que le débat entre radicaux et réformistes – ceux que l’on appelle aujourd’hui à loisir les “soc-dém” – ne date pas d’aujourd’hui, ni même de la révolution industrielle. Il existait avant cela, et pas seulement dans les éloges paradoxaux platoniciens et les écrits des sages antiques.
Raphaël pose ainsi les deux alternatives possibles et nous dit qu’une solution réformiste à défaut d’un réel changement politique est envisageable, mais de manière provisoire seulement. De plus, le dialogue paradoxal prend une tournure plus engagée quand Morus lui répond : « Il m’est avis tout le contraire, et je suis d’opinion qu’on ne peut vivre commodément là où toutes choses sont communes. Car comment y aura-t-il abondance de biens là ou chacun s’exemptera du labeur ? Qu’aurai-je affaire de tourmenter mon cœur et mon corps à besogner, quand l’égard de mon gain et profit ne m’y contraint point ? La confiance que j’aurai en l’industrie d’autrui me rendra nonchalant et paresseux. »
On retrouve ici ce qui est devenu par la suite la traditionnelle rhétorique capitaliste, dans laquelle le travail et la création de richesses sont des conditions nécessaires au bien-être, et où le travail n’est motivé que par cette même recherche de richesse, par le profit individuel et personnel, et jamais ô grand jamais, par une vision du bien commun. La ressemblance avec les débats actuels est frappante, et nous rappelle vaguement l’oncle ou le cousin qui rappelle à table que “si tout le monde gagne le même salaire, pourquoi certains continueraient à s’embêter pendant dix ans dans leurs études de médecine ?!” Quelle idée stupide en effet, que de penser à son épanouissement ou au bien commun en premier ! On a visiblement très peu avancé sur ce point en 500 ans.
On observe ainsi se dessiner au fil des pages l’image d’un Morus qui représente ce que certains appelleraient dans le contexte moderne la frange modérée, un réformiste du socialisme contemporain, tant dans ce qui peut paraître positif – le désir de rendre la politique plus accessible, plus ouverte, de trouver des compromis pour aller vers un changement concret même si minime – que dans ce qui semble négatif – la fermeture d’esprit en matière de changement radical pourtant nécessaire, l’incapacité à sortir du cadre marchand et économique, la perversion de grandes idées par la pratique du pouvoir que l’on nomme désormais cyniquement la “real-politik”. Raphaël va opposer à cette vision l’exemple d’Utopie, un système concret et politiquement radical, afin d’enrichir le débat philosophique qui oppose les deux protagonistes.
Nos Desserts :
- (Re)lire la deuxième partie de l’article
- Lire dans l’édition Guillaume Navaud de L’Utopie, chez Folio classique, les excellentes notices ainsi que la préface, et la lettre d’Érasme à Von Hutten
- Au Comptoir, on vous parlait déjà des fictions utopiques il y a quelques mois
- Parce qu’on est aussi un peu pessimistes, on discutait, juste après, des « Contes de la folie dystopique »
- Et enfin, on vous proposait « Trois visions totalitaires : lecture croisée d’Orwell, Huxley et Zamiatine »
Catégories :Culture
Vision intéressante de l’ouvrage de More : j’ai hâte de lire la suite. Deux bémols, peut-être, à la marge : l’Éloge de la Folie d’Érasme (dédié à More) est bien plus subtil que ce qui est laissé entendre ici de manière un peu lapidaire ; le Prince de Machiavel délivre tout son sel s’il est lu en parallèle des Discours sur la première décade de Tite-Live qui en sont le contrepoint et montrent, ensemble, la profondeur d’une pensée incroyablement riche. Ce ne sont que des détails, l’article n’étant pas consacré à ces deux auteurs.
Cincinnatus
https://cincivox.wordpress.com/
Merci pour ce retour, je tâcherai de lire ces ouvrages également !