« Comme je l’ai dit dans “Le cabaret de la dernière chance”, je suis Martin Eden. Je n’avais pas l’intention de mourir, mais j’ai amplement connu, d’un bout à l’autre, l’expérience de Martin Eden. Celui-ci est mort parce qu’il était individualiste, je vis parce que j’étais socialiste et que j’avais une conscience sociale »[i]. Tels sont les mots que Jack London emploie pour parler de son personnage, en réponse aux commentaires d’une journaliste à propos de son roman-phare. Derrière la figure de Martin Eden, l’auteur a développé sur 400 pages l’une des plus grandes tragédies de la littérature américaine du début du XXe siècle. Retour sur une magnifique critique littéraire de l’individualisme, incomprise lors de sa parution.
Martin Eden est un jeune prolétaire qui, à vingt ans, a déjà une colossale expérience des mortels. Son statut d’homme vivant, il le doit à la ténacité dont il fait preuve pour gagner son pain à la sueur de son front, arpentant les cinq continents à la recherche d’un travail. Jeune et fier, il ne se plaint jamais de sa grande précarité, qui l’oblige à vivre chez sa sœur, sous la désapprobation de son beau-frère. Son mode de vie ne l’a jamais troublé, jusqu’au jour où il rencontre Ruth Morse, représentante de la jeunesse dorée de son temps, de quatre ans son aînée, dont il tombe éperdument amoureux. Son amour apparaît d’entrée comme impossible : c’est la rencontre entre deux mondes irréconciliables, celui des ouvriers et celui des bourgeois. Pourtant, au contact régulier de Ruth, Martin va trouver la force de se dépasser intellectuellement, de se hisser à sa hauteur.
Le roman de l’entre-deux-mondes
Très influencé par la philosophie individualiste de Nietzsche, Jack London n’a pas écrit un roman d’amour classique. Il confère d’ailleurs au sentiment amoureux de nobles qualités : « L’amour habite les hauts sommets, bien au-dessus des froides vallées de la raison et celui qui cueille cette fleur rare ne peut plus descendre parmi les humains tant qu’elle n’est pas fanée. »
Pour la distinguée Ruth, Martin se lance dans une quête désespérée du savoir, fréquente les bibliothèques, flambe toute l’huile de sa petite lampe en passant des nuits entières à dévorer des ouvrages. Peu à peu, il peuple son esprit des nombreuses références littéraires et théoriques de son époque. « Sur la même rangée, à la bibliothèque, il trouva Karl Marx, Ricardo, Adam Smith et Mill, et les idées abstraites de l’un ne permettaient pas de conclure que les idées de l’autre fussent surannées. Il était dérouté, mais assoiffé du désir de s’instruire. En un seul jour, l’économie sociale, l’industrie, la politique le passionnèrent. »
Il commence à écrire, déversant sa propre vision du monde sur des pages et des pages, s’appuyant autant sur ses lectures que sur son expérience personnelle, avec le fol espoir de parvenir, un jour, à devenir un auteur reconnu et, par ce chemin, à séduire Ruth.
De jour en jour, la transformation intellectuelle de Martin finit par le faire briller aux yeux de sa bien-aimée. Cependant, elle regrette encore les mœurs de son courtisan, qu’elle juge vulgaires et en inadéquation avec l’existence bourgeoise. En effet, Martin jure, boit beaucoup d’alcool, et son discours sur le monde est aussi franc que rugueux, loin des précautions luxueuses de la classe du dessus. Les parents de Ruth, quant à eux, se méfient de cet individu qu’ils considèrent rustre et peu recommandable. Pour se faire accepter, et dans l’espoir de conquérir définitivement le cœur de Ruth, Martin accepte dès lors de se conformer à son idéal de vie. Il commence alors à rompre avec sa vie passée tout en continuant à écrire, sans rencontrer le moindre succès cependant. Pour survivre, il est finalement contraint de partir travailler dans une blanchisserie. À cette occasion, il mesure le fossé existant entre sa condition première et celle de Ruth : « La blanchisserie faisait de moi une brute. Un travail pareil vous mène forcément à la boisson. […] Un jour, j’écrirai “De la dégradation produite par le travail” ou “La psychologie de la boisson dans la classe ouvrière”, quelque chose de ce genre. »
C’est le début d’une prise de conscience : Martin Eden tente depuis des mois de se hisser à la hauteur des bourgeois, et d’une certaine manière, y parvient, au moins sur le plan intellectuel. Mais sa condition sociale et son mode de vie passés lui ont laissé une expérience qu’il est illusoire de vouloir renier. Est-il possible de changer de classe sociale sans se compromettre, sans opérer une contre-révolution de soi-même ?
Paradoxalement, l’amour éclatant que Martin Eden éprouve pour Ruth commence à s’éteindre le jour où il commence à être accepté dans la société bourgeoise en devenant l’une des plumes américaines les plus fines de son temps. « M. Et Mme Morse l’avaient condamné comme un fainéant, un incapable et, par l’intermédiaire de Ruth, lui avaient offert une place d’employé dans un bureau. Sa littérature, ils la connaissaient, puisque Ruth leur avaient fait lire ses manuscrits, dès cette époque. C’était la même, exactement la même, qui plus tard avait rendu son nom célèbre ; c’était donc cette célébrité qui lui valait de dîner chez eux. »
Les illusions de Martin explosent conjointement à sa passion pour Ruth. Il n’est introduit dans la bonne société que pour une seule raison : son succès, et l’argent qui en découle. En bon individualiste, il se rend compte que les bourgeois ne sont pas de meilleurs hommes que les autres. « Et dire que dans ma naïveté, j’avais cru que les gens qui occupaient des situations élevées, qui habitaient de belles maisons et qui avaient de l’éducation et un compte en banque, étaient tous des gens supérieurs ! »
Déchiré en deux, Martin Eden accède à la condition de bourgeois tout en exprimant un profond dégoût pour la vie qu’il va lui être demandé de mener à l’avenir, une vie hors sol, déconnectée de ses habitudes primordiales. Cet événement permet également au lecteur de prendre conscience que pour Martin, la passion pour l’écriture a dépassé son amour pour Ruth depuis longtemps. Débutant sur une histoire d’amour, le roman autobiographique de Jack London se termine sur une tragédie.
Le socialisme ou la mort
La vie de Martin Eden est en de nombreux points calquée sur celle de son créateur, qui a écumé les cinq continents, vécu de mille petits boulots, et connu la misère bien avant le succès. Elle apparaît comme l’antithèse totale de celle de Frédéric Moreau, héros de L’éducation sentimentale de Gustave Flaubert, qui entre dans la société bourgeoise à son arrivée à Paris sans vouloir la quitter un seul instant et en ayant jamais travaillé. Au contraire, les fréquentations de Frédéric semblent être un prestige en soi, et l’argent un moyen de se rapprocher de Mme Arnoux, son idéal féminin. Martin Eden, qui a consommé son amour, le rejette dès lors que celui-ci devient officiellement possible, quand Frédéric préfère entretenir avec son aimée une relation platonique et désespérée, de l’ordre du fantasme.
« Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de son cœur, le fond de sa vie ? » Gustave Flaubert
Pour troubler son lecteur, Jack London a pris soin de créer un personnage qui lui ressemble en de nombreux points mais pas assez pour que Martin Eden puisse être tout à fait reçu comme une autobiographie. Cela s’exprime notamment dans la psychologie de Martin, qui partage l’individualisme de son géniteur, mais n’est pas influencé par les idées socialistes, comme en témoignent les paroles de son grand ami, poète et alter ego Brissenden qui l’emmène, un soir, dans un club politique : « Levez-vous et allez-y ! Dites leur pourquoi vous ne voulez pas du socialisme. Dites-leur ce que vous pensez d’eux et de leur éthique surannée. Flanquez-leur Nietzsche à la figure et soyez rosse à tour de bras. […] Voyez-vous, j’aimerais vous voir devenir socialiste avant de mourir. C’est la seule chose qui vous sauvera de la désillusion qui vous attend. »
Le personnage de Martin Eden est éminemment complexe, ambigu, comme Jack London, dont la vision du monde s’inspire des écrits de Nietzsche – souvent pour les réfuter cependant, comme dans son roman Le Loup des mers. Martin est individualiste parce qu’il construit son idéologie dans le ressentiment de son propre vécu, et que celle-ci peut changer au fil des saisons, des événements. « Pendant qu’il mourait de faim, il pensait constamment aux millions d’êtres qui, de part le monde, mouraient de faim comme lui ; aujourd’hui, qu’il était rassasié, il les oublia. » C’est ce trait de caractère qui l’amène, alors qu’il peine à se faire publier, à adopter un discours faussement marxiste mais vraiment critique sur le monde de l’édition : « L’inhumaine machine éditoriale suivait sa marche habituelle. Il joignait des timbres à ses manuscrits, les glissait dans la boîte : environ trois semaines après, le facteur montait les escaliers et les lui rapportait. Sûrement, rien d’humain n’était au bout de tout cela ; ce n’étaient que rouages perfectionnés, engrenages bien combinés, distributeurs automatiques et burettes à l’huile. Dans son désespoir, il en vint à douter de l’existence même des éditeurs. »
« Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes. Mais le soir ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois » Émile Chartier, dit Alain
Au fur et à mesure de son apprentissage, le héros de London va de déceptions en désillusions, jusqu’à se sentir en position de domination intellectuelle dans la classe qu’il tente vainement de rejoindre : « Leur soi-disant supériorité ne l’impressionnait plus. […] Il comparait aujourd’hui leur étroitesse d’esprit à l’envolée des penseurs dont il lisait les œuvres. » Lorsqu’il se rend compte que ce système ne le porte aux nues que parce qu’il devient riche, c’est à nouveau l’individualisme de Martin qui lui permet de dénoncer l’absurdité de la dialectique dominants/dominés du système dans lequel il vit.
Jack London s’est sans doute beaucoup amusé à écrire ce roman dans lequel il met en scène son double maléfique et ses propres pensées contradictoires, allant jusqu’à faire subir à Martin un quiproquo journalistique au cours duquel il est dénoncé comme un agitateur marxisant par la bonne société. Ainsi, un chapitre le présente surpris par un jeune reporter en train de haranguer une foule. À cette occasion, Martin devient une sensation médiatique contre son gré : dans un article écrit à son insu, il est qualifié de « socialiste outrancier au rouge le plus violent », ce qui ne manque pas de lui déplaire. En effet, ce n’est pas Marx que London a utilisé pour forger la clé de voûte intellectuelle de Martin Eden mais un autre penseur qu’il appréciait beaucoup : Herbert Spencer, philosophe anglais qui applique dans le champ social les théories de Darwin. C’est cette référence, marquante pour Martin, qui fonde sa pensée individualiste, quasi-aristocratique. On le voit très bien dans ce discours du personnage, adressé à la famille de Ruth : « Je suis réactionnaire, tellement réactionnaire que mes opinions ne peuvent que vous être incompréhensibles, à vous qui vivez dans le mensonge d’une organisation sociale truquée et dont la vue n’est pas assez perçante pour découvrir ce trucage. Vous faites semblant de croire à la suprématie du plus fort et à la loi du plus fort. Moi, j’y crois. […] Il n’y a peut-être qu’une demi-douzaine d’individualistes dans tout Oakland – Martin Eden est l’un de ceux-là. »
Ironie du sort, Martin Eden restera à jamais incompris par tous et vu comme un socialiste, ce qu’il n’est pas, à la différence de Jack London. Seul Brissenden, qui paraît être son seul ami véritable, est en mesure de le comprendre.
Martin Eden est-il alors un roman individualiste ? Il semblerait que lors de sa composition, la volonté de Jack London ait été, à l’inverse, de prouver que personne n’est capable de se bâtir seul pour prétendre au bonheur. De nombreux éléments permettent de le dire, à commencer par le choix final de Martin, celui du suicide. L’acte de se donner la mort n’est pas seulement une réfutation physique des théories de Spencer pour le personnage. Il est aussi la preuve que l’être humain n’est pas capable de vivre heureux en s’extirpant du groupe, en parvenant à l’individualisme absolu. Pour Jack London, le socialisme, l’amour des siens a toujours été une bouée de sauvetage. Il semble ainsi que l’auteur a voulu montrer que cette influence intellectuelle est celle qui manque au héros et qui est responsable de sa perte. Coupé de ses origines populaires, parvenu à la bourgeoisie en la méprisant, Martin Eden a choisi le suicide et le succès posthume plutôt que la vie et l’amour.
« Martin Eden a échoué parce qu’il n’est même pas arrivé à l’Homme. Il n’a pas été aussi loin que lui-même, et le reste de l’humanité ne comptait pas pour lui », expliquait Jack London en 1910, dans une lettre à un ecclésiastique californien qui mettait la mort de Martin Eden sur le compte de son manque de foi en Dieu. Par ces mots, l’auteur marque nettement sa différence avec un personnage qui lui ressemble pourtant beaucoup : n’affirmait-il pas « Je suis Martin Eden » ? « Celui-ci est mort parce qu’il était individualiste, je vis parce que j’étais socialiste et que j’avais une conscience sociale », ajoutait-il, confirmant que son roman était bel et bien une œuvre anti-individualiste. Martin Eden l’individualiste et son ami Brissenden le socialiste formeraient-ils alors les deux morceaux contradictoires d’une même personnalité, celle de Jack London ? Ce jeu entre les deux personnages met en tout cas en scène la difficulté de vivre ses paradoxes, et dont la thèse pourrait être résumée ainsi : l’Homme ne peut vivre heureux que lorsqu’il sait d’où il vient, ne le renie pas et mieux, l’accepte.
Nos Desserts :
- Dans le premier numéro de notre revue (septembre 2016), nous vous proposions un article à propos du Talon de Fer, roman dystopique de Jack London, à présent disponible en version numérique
- « Jack London, histoire d’un malentendu », à lire sur le site web de la revue Ballast
- Le blog marxiste-libertaire La Bataille Socialiste reproduit « Comment je suis devenu socialiste », un texte écrit par Jack London en 1902
- « Martin Eden, ou les ambiguïtés de Jack London », critique de l’ouvrage à lire sur le blog Diacritiques
- Récemment, France Culture a publié une émission en ligne autour de l’œuvre de London
- « La paradoxe darwino-marxiste de Jack London », un résumé de la thèse de René Ahouausou, sous la direction de Jean Rouverol
- Contre Herbert Spencer mais avec Darwin, Pierre Kropotkine plaidait que l’entraide, plutôt que la compétition mortifère entre les membres d’une espèce (et même avec les membres des autres espèces), est l’un des grands facteurs de l’évolution
[i] Lacassin F., Parsons J. (janvier 2016), Jack London. Profession : écrivain, Les Belles Lettres, Paris.
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Martin Eden, grand livre, le plus beau que j’ai lu de London.