Politique

Grève générale en Guyane : la convergence des luttes en action

Un proverbe guyanais dit : « Jwé bien ké makak mé pa pilé so latjo. » La traduction française donne : « Jouez tant que vous voulez avec le singe mais ne lui marchez pas sur la queue. » À l’instar de Mayotte, qui avait vécu l’an dernier une période de mouvements sociaux visant à alerter les pouvoirs publics présents en métropole sur leurs problématiques sociales particulières, la Guyane est actuellement sous le feu de trop rares projecteurs – et des projecteurs seuls, cette fois – médiatiques, tandis qu’une grève générale et reconductible a commencé Lundi 27 mars 2017. Le tout dans une totale indifférence de la part de ladite métropole, indifférence qui n’est pas sans rappeler celle qui avait fait écho à la grève générale dans les Antilles françaises en 2009.

La Guyane, département français (à l’heure où Emmanuel Macron fait de cette dernière une île, il nous semble utile de le rappeler), doit composer avec l’ensemble des fléaux qui ont prise sur le territoire national métropolitain, tout en étant contrainte de conjuguer ces derniers avec d’autres problématiques que nous ne connaissons pas ici – ou que nous connaissons du moins certainement bien moins.

Guyane mon amour

La Guyane, qui compte un peu plus de 200 000 habitants, ne fait qu’exprimer là un mal qui la ronge depuis plusieurs années. En 2015, le taux de chômage était déjà estimé entre 20 et 25 % de la population, tandis que les 15-24 ans représentaient près de la moitié de la population au chômage sur le territoire. Un jeune sur deux, donc, est contraint de survivre grâce à la solidarité familiale et la décence commune, vivotant sous perfusion des redistributions sociales que représentent RSA et diverses aides du même type. Le taux de pauvreté annoncé par les rares médias qui daignent parler de la situation guyanaise serait quant à lui à recalculer, selon le Centre d’observation de la société. « Selon l’Insee, le taux de pauvreté s’élève à 19 % en Guadeloupe, 21 % en Martinique et 44 % en Guyane. Les deux premiers départements se situeraient au niveau de ceux du Nord ou de l’Hérault en métropole. Pour arriver à ces taux, l’Insee n’a pas retenu le seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian national (997 euros en 2011), comme c’est le cas pour les autres départements français, mais à 60 % du niveau de vie du territoire concerné. En Martinique, le seuil de pauvreté tombe à 615 euros, en Guadeloupe à 588 et en Guyane à 558 euros. Si on utilisait le seuil national, le taux de pauvreté serait ainsi de 33 % selon les évaluations du Compas 3 et non de 21 % comme l’indiquent les données de l’Insee. »

Ainsi, ce serait donc au moins la moitié de la population qui serait actuellement sous le seuil de pauvreté. Un chiffre tout simplement hallucinant. Le même son de cloche émane – et résonne avec une douloureuse intensité – lorsque l’on se penche sur les chiffres concernant la criminalité, qui ne fait que s’aggraver d’année en année. Le ministère de l’Intérieur recensait ainsi 42 homicides en 2016, et comptabilisait une moyenne de 3 vols pour 1000 habitants, soit un chiffre dix fois plus important que celui qui concerne la seule métropole. « Avec 42 homicides en 2016 contre 38 en 2015, la Guyane est le département le plus meurtrier de France en valeur relative – c’est-à-dire au regard de sa population – […] et même sans doute en valeur absolue […]. Même Marseille et les Bouches-du-Rhône réputées pour leur violence sont en dessous des chiffres guyanais », a déclaré le procureur de Cayenne Éric Vaillant. »

Il convient d’ajouter à ce tableau, en toile de fond, un problème social causé par un nombre de migrants en hausse constante, dont la majorité arrive de Haïti, du Suriname, du Guyana, et du Brésil enfin. L’enregistrement des demandes d’asile (+ 100 % en 2016) a ainsi dû être arrêté en novembre 2016, Cayenne se plaçant de fait juste derrière Paris en termes de position des guichets d’accueil français. En cause, l’arrêt des travaux sur les chantiers brésiliens, lancés pour accueillir la Coupe du Monde de football et les Jeux olympiques, qui ont jeté au chômage les milliers d’ouvriers déplacés au gré des différents marchés. Les infrastructures sont désormais à l’abandon, et la main-d’œuvre ne l’est pas moins. « La saturation de la branche d’activité “publique” (40 % des emplois) se superpose à l’arrivée massive d’actifs jeunes (15-20 ans) issus de la dynamique démographique, à partir des années 1980. Elle résulte des effets conjoints du phénomène de transition démographique et de l’immigration spontanée. »

Cette crise de l’immigration se fait dans les deux sens : alors qu’on assiste aux volontés d’arrivée d’un nombre toujours croissant de demandeurs d’asile, énormément de Guyanais – notamment la jeunesse ayant eu accès aux études supérieures – quittent le département afin de rejoindre, pour l’essentiel, la métropole. Ce va-et-vient constant plonge de fait la Guyane dans une situation complexe, qui lève le voile sur une crise structurelle identitaire. « Si, à la fin des années 1970, les Créoles représentaient environ 70 % de la population guyanaise, en 1999, la croissance démographique a ramené ce pourcentage à 45 %. »

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Enfin, précisons que l’effort total de la nation en direction de l’outre-mer en 2013, à savoir 22,5 milliards d’euros, ne représente guère que 2,2 % des 1000 milliards d’euros de dépenses de l’État et de la sécurité sociale, et ce en direction d’1,9 million d’habitants sur les quelque 67 millions d’habitants que compte la France, soit plus ou moins 4 % de la population française. En déduire que ces territoires coûteraient cher à la collectivité est un argument au moins aussi crédible que celui qui dirait qu’il convient d’expulser la Creuse de la France, et c’est un trompe-l’œil qui vise à détourner le regard des problématiques réelles qui sont celles auxquelles ces territoires sont confrontés. L’alibi raciste pour éviter la question sociale, bis repetita placent. Certains de ces territoires se sont d’ailleurs exprimés quant à leur volonté d’indépendance : les résultats sont sans appel quant à la Guadeloupe dont 73 % des votants a plébiscité le « non » ; ils sont plus mitigés mais négatifs pour ce qui est de la Martinique qui a comptabilisé 50,48 % de « non ». Ces choix se doivent d’être respectés et toute volonté de la part des métropolitains d’exclure ces territoires de la nation ne saurait être vue autrement que comme une forme de colonialisme inversé.

Blocages et volonté de convergence

L’Union des travailleurs guyanais (UTG), une organisation syndicale proche de la CGT qui regroupe 37 syndicats sur le territoire guyanais, a voté le samedi 25 mars 2017 à l’unanimité la grève générale qui a commencé deux jours plus tard. Afin d’essayer de réduire la tension et surtout afin de ne pas prendre le risque de voir la situation s’embraser devant l’échéance proche de l’élection présidentielle, le gouvernement et la préfecture ont mandaté une délégation sur place tout en exigeant que soit remis un cahier de revendications qui recenserait toutes les attentes du peuple guyanais. La délégation est conduite par Jean-François Cordet, préfet de Guyane de 1992 à 1995, et composée entre autres du général Lambert Lucas, l’ancien commandant de la gendarmerie de Guyane, et de Joël Barre, ancien directeur du centre spatial guyanais. Quatre autres fonctionnaires finissent de composer cette délégation. On le note et cette note ne manque pas de nous dire le profond mépris que semble représenter la grogne guyanaise : aucun ministre ne compose la délégation. Le sénateur Antoine Karam n’a d’ailleurs pas manqué de le dire : « Si la délégation n’est pas conduite par au moins un ministre de la République, comme tout le monde le réclame depuis des jours, ça ne m’intéresse pas. » Même son de cloche du côté des barricades, où le peuple reçoit ce signe évident de mépris avec une juste colère et une volonté farouche d’accentuer la lutte. Ainsi, 13 des 22 maires de Guyane ont repoussé l’offre, refusant de rencontrer cette délégation et appelant en parallèle le gouvernement à missionner sur place les ministres en charge des différentes problématiques soulevées par le mouvement, sans passer par les représentants de représentants qui les représenteraient.

C7nBiCbXwAE4CgNLe mouvement social, placé sous l’égide des principaux syndicats guyanais est en phase de parvenir à paralyser totalement tous les secteurs de l’économie, et de faire converger leurs différents acteurs vers une unification des luttes. Ainsi, beaucoup de commerces sont actuellement fermés – on a ainsi pu voir de nombreuses vidéos dans lesquelles de simples citoyens participaient à la fermeture de diverses enseignes de la ville de Kourou – tandis que de nombreux établissements publics sont rendus inaccessibles, soit que leurs employés se soient mis en grève, soit que l’accès aux bâtiments ait été rendu impossible par les blocages. Les entrées de plusieurs villes sont paralysées, grâce à un dispositif de blocus de différents rond-points, à l’image de la lutte menée autrefois par les piqueteros argentins. On y trouve réunis aussi bien des salariés en grève que des chômeurs, mais aussi un collectif qui agit sous le nom de 500 frères et qui réclame que soit accentuée la lutte contre la délinquance, ou encore un collectif appelé les Toukans de Kourou qui réclame l’implantation d’un commissariat dans la ville de Kourou. Ce dernier réclame également le gel de la vente du CMCK (l’hôpital de Kourou) par la Croix-Rouge à Rainbow Santé, défendant ainsi l’accès au soin de la majeure partie des habitants guyanais. Les Iguanes de l’Ouest, quant à eux, appellent à la création d’un commissariat et d’une prison à Saint-Laurent.

Une réelle convergence des luttes (à l’état de jachère en métropole) semble se dessiner. Dans le même temps, des locaux de la Direction de l’agriculture sont également bloqués par des agriculteurs qui dénoncent des refus d’aide et une situation qui devient désespérée : ils appellent ainsi l’État français à accélérer le déblocage de toutes les aides du PDRG (Programme de développement rural de Guyane), ainsi que des avances de trésorerie au titre des aides à l’agriculture. Le port de Dégrad des Cannes est quant à lui bloqué par des transporteurs inquiets de la répartition des marchés du chantier du futur pas de tir d’Ariane 6. Dénonçant le vol de leurs terres, les Amérindiens ont également appelé à la mobilisation des leurs, dénonçant un projet de plus, et donc de trop, d’extraction aurifère jugée inutile. Les orpailleurs représentent l’une des nombreuses plaies qui gangrènent le département, et Reporterre titrait ainsi à ce propos le 5 avril 2016 : « La forêt guyanaise menacée par les mines d’or ». L’article disait en effet : « L’orpaillage illégal constitue un pan important de l’exploitation aurifère en Guyane. Les garimpeiros, orpailleurs clandestins venus du Brésil voisin, extraient chaque année entre 5 et 10 tonnes d’or. En décembre 2015, l’opération militaire Harpie de lutte contre l’orpaillage illégal recensait 204 sites d’orpaillage clandestin disséminés dans l’intérieur de la Guyane, dont la moitié dans le périmètre du Parc national amazonien. L’orpaillage illégal, qui entraîne pollution au mercure et violences affectant dramatiquement les populations autochtones, sert régulièrement d’argument pour les tenants d’un orpaillage légal décomplexé. “Le dogme, c’est : mettez des légaux à la place des illégaux, commente Patrick Monier, cofondateur de l’association de protection de l’environnement Maïouri nature Guyane. Dire qu’on va envoyer du monde sur le terrain pour l’occuper est un moyen d’entrer dans le Parc amazonien de Guyane et d’y obtenir plus de km2 de permis.” »

Signe fort de la volonté d’enclaver le département en éludant simplement de parler des problèmes qui y sont légion, la médiatisation du mouvement a démarré uniquement lorsque la fusée Ariane a été contrainte de repousser son lancement, le site ayant été rendu inaccessible à cause d’un barrage situé à l’entrée du Centre spatial guyanais de Kourou et d’une grève en cours au sein de la société Endel, filiale du groupe Engie (il est à noter que les revendications des salariés du groupe ont été entendues, mais que ces derniers ont décidé de ne pas reprendre le travail, en solidarité avec le reste de la population). Le symbole est fort : la présence de ce centre est l’objet de jalousie de la part de différents pays du monde, et notamment des États-Unis, en ceci que sa situation géographique – à quelques kilomètres seulement de l’équateur – en fait le port spatial le plus performant au monde. Que ce soit la fusée Ariane 5 ou le vaisseau spatial Soyouz, tous sont lancés ou ont été lancés depuis le Centre spatial guyanais, et ce dernier assure ainsi à la France une position de première importance dans l’industrie spatiale.

On le voit, cette lutte rassemble à la fois les classes laborieuses et les cadres qui participent à l’industrie spatiale, les défenseurs de la forêt guyanaise – forêt équatoriale qui est encore aujourd’hui parmi les plus riches et les moins écologiquement fragmentées au monde – et des militants qui réclament davantage de moyens pour résorber la délinquance et la violence endémique qui frappent ce territoire. Il faut espérer qu’une réelle convergence de tous ces acteurs se fasse, et que la situation sur place ne se tarisse pas avec le temps et l’inéluctable tentative d’étouffement à venir par les pouvoirs publics.

À l’image des banlieues françaises, les territoires (trop ?) distants de la métropole semblent ne pouvoir être entendus que lorsqu’ils finissent par s’auto-instituer sans rien attendre des pouvoirs régaliens, battre le pavé et se résigner à la colère. De là à décréter que l’État ne tolère plus comme forme et expression de la manifestation et de l’expression citoyennes que les seules émeutes, il y a un pas que nous n’hésiterons pas à franchir. Patrick Karam l’écrit ainsi dans une tribune publiée récemment : « En s’arc-boutant sur une posture difficilement tenable à terme, (le refus de toute discussion au niveau ministériel), sans faire aucune concession, le gouvernement prend le risque d’être accusé de mettre en œuvre la théorie du chaos et de la violence, pour discréditer le mouvement social et éviter l’engrenage des revendications dans les autres territoires ultramarins et même dans l’Hexagone. » Les collectifs citoyens qui s’auto-organisent actuellement avec l’aide des syndicats, et qui deviendront très certainement sujets à diverses manipulations d’images et de propos de la part des principaux médias français, ne font que rendre visible une lassitude et une révolte latentes au sein des populations guyanaises ; et avec elles, de la population française entière. À ceux qui ne manqueront pas de s’étonner, sur un registre qui n’est jamais sans rappeler celui de la jeune vierge effarouchée, de voir des hommes cagoulés investir le champ social et tendre vers une volonté d’autonomisation afin d’atteindre les visées qui sont les leurs, il conviendra de répondre qu’ils ne font jamais que reprendre le chemin de l’expression démocratique à l’échelle locale, puisque lorsque leurs représentants invectivent le pouvoir étatique, à l’image d’Antoine Karam, sénateur de la Guyane, lors de l’assassinat en novembre dernier d’un ancien conseiller général, des réponses de la forme de celle-ci leur sont accordées : « Le pacte d’avenir pour la Guyane est un enjeu très important et je vous annonce qu’il sera transmis aux élus très prochainement. »

Les Guyanais attendent toujours.

Nos Desserts :

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3 réponses »

  1. – Pour les commerces, tu pouvais aussi préciser que l’union des commerçants chinois de Cayenne, a décidé de fermer l’ensemble des magasins (ce qui représente une grande partie de l’offre commerciale disponible à Cayenne et ses environs) en soutien à la population la semaine dernière.

    – Un petit supplément pour parler de la manifestation d’hier, qui mérite quand même d’être citée. Il s’agit de la plus large manifestation que la Guyane ait connu. Le terme d’émeutes semble un peu inapproprié car toutes les manifestations et surtout celle d’hier, se sont faites dans la coordination et le calme. Il s’agissait de bloquer les activités pour dénoncer nombre de dysfonctionnements dont la violence. Il aurait été bien malvenu de se montrer violent.

    – Une petite ligne sur la violence des gendarmes, notamment leur aptitude à « gazer » systématiquement toutes le personnes se trouvant proches d’eux, y compris s’il s’agit d’élus est la bienvenue. Et pour bien insister sur le fait que les manifestations n’étaient pas dirigées contre les forces de l’ordre et que notamment le collectif des 500 frères est bel et bien décidé à agir main dans la main avec la police, la population a scandé pendant la manie d’hier « Police solidarité  » ce qui est bien loin des ACAB et autres florilèges qui font légion dans bon nombre de mouvements sociaux.

    Merci pour ce billet en tout cas.

  2. Les consultations électorales de 2003 n’avaient pas pour objet l’indépendance mais la création d »une collectivité territoriale à la place de la région et du département dans le cadre de l’article 73 (identité législative). Les électeurs avaient répondu « non » en Guadeloupe et en Martinique et « oui » à Saint-Barthélemy et Saint-Martin (jusque-là communes de la Guadeloupe).
    Les électeurs de Guyane et de Martinique avaient à nouveau voté « non » à la consultation électorale de janvier 2010 visant la création d’une collectivité d’outre-mer régie par l’article 74 (organisation spécifique tenant compte des intérêts propres du territoire) mais, quinze jours plus tard, ces mêmes électeurs ont voté « oui » à la création d’une collectivité unique ayant les mêmes prérogatives que la région et la département dans le cadre de l’article 73 et, donc, le maintien de l’identité législative avec la métropole.
    La consultation de 2010 n’avait pas été organisée dans l’archipel guadeloupéen à la demande des élus, en raison du contexte social (grève de 44 jours de 2009 et mobilisation populaire menée par le LKP) et le souhait d’élaborer, préalablement à toute consultation électorale, un « projet guadeloupéen de société ». Ce processus s’est finalement perdu dans les sables malgré plusieurs congrès des élus régionaux et départementaux saupoudrés de quelques rares réunions publiques se voulant ateliers participatifs.

  3. La photo de la jeune fille tenant le drapeau guyanais est superbe. Son attitude et son profil sont ceux d’une déesse. Le drapeau est tendu fermement entre ses 2 bras et se gonfle perceptiblement sous l’effet de la brise.
    Cette photo mérite de symboliser l’actuelle lutte de la population guyanaise.

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