Politique

Comité invisible : de la destruction à la décomposition

« Les insurrections sont venues, pas la révolution » proclamait le Comité invisible dans « À nos amis ». Trois ans plus tard, le constat qu’ils dressent de notre situation n’a pas différé, ni dans les faits, ni dans la forme : « Toutes les raisons de faire une révolution sont là. Il n’en manque aucune », indique ainsi l’introduction de « Maintenant ». Seulement, les inclinations du Comité semblent avoir changé. Maturité pour les uns, revirement pour les autres, nous avons voulu essayer d’y voir plus clair.

La raison du retard permanent que prend cette insurrection qui ne vient toujours pas, le Comité invisible l’entraperçoit principalement dans la formulation de cette idée limpide : « Ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans ».

Maintenant… Quoi ?

Petit rappel à l’intention de ceux qui ignorent tout du Comité, ou qui, ces dix dernières années… n’étaient que devant les écrans. Le Comité invisible (CI), avant de connaître un énorme succès éditorial et populaire avec leur pamphlet L’insurrection qui vient, a travaillé à la rédaction de la revue Tiqqun, active de 1999 à 2001, qui se fixait comme objectif de « recréer les conditions d’une autre communauté ». Le mot tiqqun, transcription francisée d’un terme d’origine hébraïque, tikkoun olam, est un concept qui signifie tout à la fois réparation, restitution et rédemption. Le pamphlet sus-cité fut d’abord débattu au sein de la gauche radicale, des autonomes au Mouvement inter-luttes indépendant (MILI), en passant par les zadistes et le mouvement squatteur, avant de connaître une exposition médiatique et une effervescence politicienne incroyables avec l’éclatement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire de Tarnac. L’auteur présumé du livre, Julien Coupat – qui a toujours nié en être le rédacteur – aura ainsi été mis en examen pour dégradations de caténaires sur plusieurs voies de train, jusqu’à ce que l’affaire soit définitivement classée, récemment. Erreur stratégique pour le pouvoir : la lumière était désormais jetée sur le Comité.

Avant À nos amis, L’insurrection qui vient. Après L’insurrection qui vient, Maintenant. Le nom même de l’ouvrage mérite que l’on s’y arrête. Si L’insurrection qui vient et À nos amis ne pouvaient pas se prêter aux diverses interprétations, il n’en est pas de même pour Maintenant. Impossible, à la lecture de ce titre qui tient tout entier dans un unique adverbe, de ne pas songer à la vieille maxime marxiste qui annonçait – avec raison – que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde: il s’agit maintenant de le transformer ». À moins que Maintenant ne désigne le recueil de textes d’Auguste Blanqui, Maintenant il faut des armes, édité par la même maison d’édition que celle qui s’occupe d’imprimer et de distribuer les injonctions à changer de vie du Comité invisible, La Fabrique. Auguste Blanqui, l’un des principaux représentants du socialisme révolutionnaire au XIXe siècle en France, et qui annonçait le socialisme français de Proudhon et de Sorel, n’a pas chômé : il a fondé des journaux, organisé et mené des insurrections et aura donc trouvé le temps d’écrire. Une vie remplie, à l’image de celles auxquelles nous convient le CI. On le verra : à la lecture de l’ouvrage, on se demande de quelles armes il s’agit de s’équiper.

À la manière de la revue L’Atelier, animée par des disciples de Philippe Buchez, dont on pouvait trouver dans l’introduction du premier numéro de septembre 1840, ces mots : « En prenant la plume, nous ne quitterons point l’atelier ; nous resterons ce que nous avons été jusqu’à ce moment : partageant les sentiments et les labeurs de ceux auxquels et pour lesquels nous allons parler, imbues par les mêmes espérances, stimulées par les mêmes misères ; en un mot, toujours placés de telle sorte que nous ne puissions rien oublier de ce que nous avons appris, ni laisser aucun doute sur nos intentions et notre but », le Comité invisible ne souhaite plus parler de la vie, mais parler depuis la vie. Ainsi, écrivent-ils que « Dans ce qui suit, nous ne prétendons en aucun cas dire “la vérité”, mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants […] Vivants et dans l’instant, car, “maintenant” est le lieu du “j’accepte” ou du “je refuse”. Il est le lieu du “je laisse filer” ou du “j’y tiens” ». Seulement, on le verra également, là où L’Atelier restait proche des aspirations populaires et utilisait une langue comprise par tous – puisque seuls les ouvriers avaient le droit d’y écrire, le Comité invisible semble s’éloigner de plus en plus de la recherche même d’une émancipation réelle et concrète, à travers les textes qu’il produit, et son temps d’avance poétique ayant été vidé de sa subversion par la modernité – ils ont ainsi quelques mots savoureux sur le fait que la fiction et le spectacle du divertissement, de South Park à Koh-Lanta, a été rattrapé par la réalité. On en vient cependant à se questionner sur l’intérêt même de revenir sans cesse sur une critique déjà établie.

Maintenant, destituons ?

Le vieux monde se meurt. Nous assistons à la mort programmée de cette idée d’un temps fini, clos, de la fin des grands récits : d’un empire unipolaire et définitivement vainqueur. La fin de l’histoire chère à Fukuyama. Nous assistons à l’impossibilité pour le capitalisme de continuer à nier les oppositions qui lui font face. À ce vieux monde succède ainsi un nouveau, qui contiendrait en soi un « processus de fragmentation ». Que l’on parle de figures incantatoires, telle que celle de la République, ou encore de groupes sociaux, voire du Moi, notre époque est celle d’une fragmentation de l’ensemble de la société et des corps qui la composent. Ce que vise le Comité, c’est de dépasser le stade de la critique de cette atomisation, en déclarant qu’il y aurait au contraire tout à gagner à s’en réjouir : le monde qui se présente à nous n’ayant plus d’unité propre, un gouvernement qui s’entendrait à en ordonner la gestion se décrédibiliserait et finirait par rendre compte de son inutilité. Ils nous enjoignent donc à penser cette fragmentation comme positive, en ceci qu’elle permettrait l’avènement d’un communisme qui se fixerait comme modalité de créer les pierres d’achoppement du futur à venir, et de faire le lien entre ce nouveau monde et l’ancien.

« Si s’occuper de son potager est une action révolutionnaire, il faudra une révolution pour que tous soient à même de disposer d’un potager. »

Plutôt que constituer, destituer, donc. Le Comité remplace l’idée de constitution d’une force offensive par celle de destitution commune : ne plus accorder aucun pouvoir, fut-il symbolique, à toute institution. Or, la destitution n’est pas un acte capable d’abolir seul le fait social total que représente la capitalisme et l’on s’étonne que Maintenant y cherche une radicalité telle qu’elle pourrait être une idée à même de mobiliser l’ensemble des forces révolutionnaires. « De fait », rappelle ainsi Jean-Marc Mandosio, « ils appliquent à la lettre le programme fixé par Agamben [philosophe foucaldien qui a travaillé sur la destitution et la biopolitique, NDLR] : faire en sorte que des singularités quelconques puissent constituer une communauté sans revendiquer une identité et sans fonder leur association sur quelque condition d’appartenance représentable que ce soit ». Ainsi, on pourra regretter de ne trouver aucune occurrence de la lutte des classes sous les plumes du Comité. Lorsqu’ils écrivent que « Le printemps français de 2016 aura établi cette évidence : l’émeute, le blocage et l’occupation forment la grammaire politique élémentaire de l’époque », nous ne pouvons que leur répondre qu’il serait souhaitable que la grammaire soit bien assimilée par tous, afin que les phrases révolutionnaires ne soient ni bancales, ni incompréhensibles. Il ne peut y avoir d’insurrection sans des corps en mouvement, or, ces corps doivent, afin de ne pas s’agiter névrotiquement et de façon totalement désordonnée, se trouver assignés à une tâche révolutionnaire. Si s’occuper de son potager est une action révolutionnaire, il faudra une révolution pour que tous soient à même de disposer d’un potager, pourrait-on synthétiquement ironiser.

Le Comité choisit d’abandonner le mythe de la grève générale, et nous ne pouvons le suivre sur cette voie-là. Pourtant, on pouvait lire dans À nos amis : « L’échec du mouvement français de lutte contre la réforme des retraites de l’automne 2010 nous en aura administré l’âpre leçon : si la CGT a eu la haute main sur toute la lutte, c’est en vertu de notre insuffisance sur ce plan-là. Il lui aura suffi de faire du blocage des raffineries, secteur où elle est hégémonique, le centre de gravité du mouvement. Il lui était par la suite loisible à tout moment de siffler la fin de partie, en rouvrant les vannes des raffineries et en desserrant ainsi toute pression sur le pays. Ce qui alors a manqué au mouvement, c’est justement une connaissance minimale du fonctionnement matériel de ce monde, connaissance qui se trouve dispersée entre les mains des ouvriers, concentrée dans le crâne d’œuf de quelques ingénieurs et certainement mise en commun, du côté adverse, dans quelque obscure instance militaire. Si l’on avait su briser l’approvisionnement en lacrymogènes de la police, ou si l’on avait su interrompre une journée la propagande télévisuelle, si l’on avait su priver les autorités d’électricité, on peut être sûr que les choses n’auraient pas fini si piteusement. »

Sur le même registre, la critique salutaire (il en fallait une) du mouvement Nuit debout produite par le Comité doit être entendue. N’hésitant pas à parler d’une « bureaucratie du micro », le chapitre consacré à cette thématique dans Maintenant désigne l’impuissance du mouvement par la forme qu’il a emprunté, puisque l’organisation même était figée en soi, « prise dans cette situation inconfortable qu’elle ne pouvait dérouler ses stratégies verticales qu’embusquée derrière le spectacle de l’horizontalité donné chaque jour à 18 heures par l’assemblée souveraine du vide qui se tenait là, avec ses figurants changeants ». Le Comité sonne le glas de la tentative de reproduire un mouvement des places à la française en affirmant que « C’est là l’immense mérite qu’il faut reconnaître à Nuit debout : avoir fait de la misère de l’assembléisme non pas une certitude théorique mais une expérience vécue en commun ». Seulement, si la critique est juste, elle semble ne pas embrasser la totalité de ce que fut Nuit debout. Ainsi, elle choisit de s’appesantir avec raison sur la forme organisationnelle du mouvement, sans prendre la peine de relever qu’une Commission grève générale y a vu le jour. Commission dont les injonctions sont évidemment restées lettres mortes, puisqu’elle était la seule qui aurait permis au mouvement de déborder le cadre strict de la place de la République en proposant d’aller à la rencontre des travailleurs. Cette jonction seule entre les prolétaires incapables pour des raisons pratico-pratiques pragmatiques – on insiste ! – de se rendre sur place et les jeunes (et les moins jeunes) précaires ou chômeurs disposant de suffisamment de temps pour disserter longuement sur la suite à donner au mouvement aurait été à même de représenter une action réelle se fixant comme modalité claire et définitive de renverser le pouvoir politique. On peut ainsi regretter le discours citoyenniste clairement majoritaire, qui fut tout simplement incapable de s’extraire de lui-même et de dépasser, afin de produire une politique de classe, mais encore faut-il s’accorder sur les effets mêmes qui ont produit les causes : les gens ordinaires qui se rejoignaient ponctuellement ou régulièrement sur la place n’étaient liés par rien d’autre que leur présence dans l’espace géographique, à un moment donné, pour un temps défini. Afin qu’un mouvement n’émerge réellement et en pratique, il aurait fallu que tous ces acteurs se sentent liés par quelque chose de plus grand qu’une prise de parole de deux minutes. Interrogeons-nous sur la raison de cela, plutôt que sur le bien-fondé même de ce que fut (de ce qui est ?) Nuit debout.

Pour finir, rappelons qu’une insurrection peut n’être pas dialectique, n’en déplaise à certains. La critique de Nuit debout doit être faite en tant que forme d’organisation politique (puisqu’elle a échoué en pratique), mais il faut lui reconnaître sa pertinence en tant que construction d’un imaginaire social, en théorie. Un rapport de force – c’est sa fonction première – instaure un rapport entre différentes forces, mais n’est jamais figé dans le temps : ainsi, ce qui est minoritaire à un certain moment peut se trouver majoritaire quelques laps de temps plus tard. C’est bien là que réside la logique même insurrectionnelle : s’y agrègent au fur et à mesure des forces qui n’en composaient pas l’essentiel à l’origine.

Maintenant, Gafa nous

Les nouvelles technologies pouvaient, selon le Comité invisible dans leur second pamphlet À nos amis, être d’un grand secours dans la construction d’une révolution voire le support via lequel il était possible de les penser puis de les réaliser. Cette illusion semble s’être dissipée, et on ne peut que s’en réjouir. Non qu’il faille repousser totalement l’outil par principe, il convient bien plus d’apprendre à s’en passer par pragmatisme. On sait l’impact décisif que les réseaux sociaux ont pu avoir lors des différents Printemps arabes, permettant à des centaines, des milliers de gens de se retrouver à des endroits définis au préalable et d’être à même de poursuivre la contestation lorsque chacun était rentré chez soi, par l’organisation des prochaines oppositions. Les réseaux divers permettaient ainsi de rester en contact.

« Le hacker est un antidote à un poison non présent à l’état naturel mais créé par la main de l’homme. »

Seulement, il est nécessaire de comprendre – et on se réjouit que le Comité l’ait compris – que « La condition du règne des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), c’est que les êtres, les lieux, les fragments de monde restent sans contact réel. Là où les Gafa prétendent “mettre en lien le monde entier”, ce qu’ils font, c’est au contraire travailler à l’isolement réel de chacun ». Assigner aux hackers le rôle de puissances de renversement de l’ordre capitaliste, c’est inverser la logique même de ce dépassement : le hacker n’est incarné que dans un système technicien déjà opérant, et sans le flux continuel des octets diversement déversés sur la toile, il n’existerait tout simplement pas. Pour le dire simplement, le hacker est un antidote à un poison non présent à l’état naturel mais créé par la main de l’homme. Ce n’est pas pour rien que l’ensemble se présente de façon si extrêmement hétérogène, et que l’on y trouve aussi bien un George Hotz, rendu célèbre grâce à ses travaux sur le déverrouillage de l’iPhone (on parle là de jailbreak) et pour avoir été le premier à pirater la PlayStation 3, que The Jester, nationaliste impérialiste américain s’étant spécialisé dans l’attaque de sites islamistes, homophobes ou encore de Wikileaks, en passant – enfin, serait-on tenté de dire – par un Jeremy Hammond, connu pour avoir dérobé des millions de communications et de coordonnées bancaires de clients à Stratfor, une entreprise américaine d’intelligence économique, ainsi que des données qui contenaient des informations internes relatives à la surveillance d’activistes écologistes en Inde.

« Contre cela, il y a à sortir de chez soi, aller à la rencontre, prendre la route, travailler à la liaison conflictuelle, prudente ou heureuse, entre les bouts de monde. Il y a à s’organiser » écrit ainsi le Comité. À la question de l’organisation, ils répondent simplement que « S’organiser véritablement n’a jamais été autre chose que s’aimer. »

Maintenant, que faire ?

Fervents adeptes du situationnisme (d’un certain situationnisme, puisque celui-ci, de Vaneigem à Debord, ne fut jamais une théorie figée complètement), ils en concentrent à la fois les plus belles réussites, les errements les plus divers, et les plus graves manquements : tandis que la critique qu’ils portent du capitalisme et du système qui lui assure sa pérennité est magistrale, c’est sur la manière d’abolir ce dit capitalisme que le Comité ne parvient pas – ne parvient plus, serait plus juste – à penser l’action révolutionnaire. S’il fallait résumer le projet situationniste en termes simples, il faudrait en dire que derrière la critique qu’il se proposait de produire de notre modernité, son objectif était la répétition de situations individuelles en vue de l’union de toutes situations en une situation collective terminale. Ainsi, le moment qui verrait s’unir ce cadre qui aurait volontairement fait de manière chaotique son nœud de cravate et serait arrivé au bureau en charentaises, cet ouvrier qui aurait simulé un accident de travail afin de contraindre son usine à payer les frais qui l’accompagnent et cet étudiant qui aurait déclamé de la poésie burlesque ougandaise dans les rangs de son amphithéâtre serait le moment révolutionnaire.

« Une grève générale se distingue par le caractère extraordinaire de sa nature même : en empêchant l’économie de suivre sa course folle, elle suspend également le temps et contraint ses participants à se recentrer sur ce qu’il y a d’essentiel, et ce faisant, à dépasser le cadre strict de la lutte initiale. »

Tourner le dos au prolétariat semble pourtant la dernière des choses à faire pour tout mouvement révolutionnaire conséquent. Alors que le Comité célèbre les cortèges de tête des différentes manifestations, leur assignant un rôle d’avant-garde révolutionnaire, ils n’ont que trop peu de mots pour les travailleurs qui se sont rendus en manifestation. Le mouvement contre la loi Travail n’a pas conduit à une grève générale, mais il aurait pu, si les différents acteurs avaient su se coordonner : la dynamique qui était celle de l’opposition s’y prêtait, et il ne fait aucun doute qu’un nouveau Mai-68 était possible. S’il est vrai que « Ce que le “casseur” démontre en actes, c’est que l’agir politique n’est pas une question de discours, mais de gestes ; et cela, il l’atteste jusque dans les mots qu’il laisse à la bombe sur les murs des villes », alors, on peut s’étonner que ne soit plus visé le geste terminal de toute volonté de renversement des structures capitalistes qui est celui de la grève générale. S’il est vrai que « Ceux qui s’arrêtent aux images de violence ratent tout ce qui se joue dans le fait de prendre ensemble le risque de casser, de taguer, d’affronter les flics. […] Dans l’émeute, il y a production et affirmation d’amitiés, configuration franche du monde, possibilités d’agir nettes, moyens à portée de main », alors, une fois de plus, quid de la grève générale ?

Le film de Chris Marker, À bientôt j’espère, sorti en mars 1967 et qui relatait la grève des ouvriers de l’usine de textiles Rhodiaséta basée à Besançon le démontre de façon incontestable, images à l’appui : passé le stade premier des revendications ayant trait au monde seul de l’entreprise (revendications salariales ou sécurité de l’emploi), les ouvriers se mirent spontanément à remettre en cause le mode de vie global que la société capitaliste imposait – et continue d’imposer – à la classe ouvrière. Combien de suicides d’ouvriers après la reprise du travail en 68 ? Combien de destins brisés, transformés à jamais par ces possibles fugacement entrevus et qui semblèrent finalement inaccessibles une fois la parenthèse de la crise refermée ? Une grève générale se distingue par le caractère extraordinaire de sa nature même : en empêchant l’économie de suivre sa course folle, elle suspend également le temps et contraint ses participants à se recentrer sur ce qu’il y a d’essentiel, et ce faisant, à dépasser le cadre strict de la lutte initiale. On en convient avec aisance : le mouvement révolutionnaire a été longtemps empêché par les volontés d’organisationnisme de tout bord, et il a été dérobé à l’ensemble des travailleurs par les interminables débats entre spontanéistes, fervents partisans d’un soulèvement spontané des masses, et les léninistes, qui pensaient que l’émergence d’une avant-garde éclairée seule permettrait le moment révolutionnaire. Le Comité est ainsi passé d’une forme léniniste de la révolution à une forme destituante, sans parvenir à faire le pont entre ces deux visions.

La multiplication de cellules isolées de l’ensemble de la société à laquelle semble nous convier le Comité invisible ne saurait représenter une menace suffisante pour les structures du capitalisme et ceux qui en sont les dépositaires, si ce pas de côté n’est pas suivi (ou accompagné) d’une volonté de récupération du pouvoir politique, ou de destruction de celui-ci (ce point représente d’ailleurs l’une des divergences majeures au sein de la gauche radicale et il conviendra de ne plus l’éluder davantage). René Riesel et Jaime Semprun, que l’on ne saurait qualifier de frileux, avaient ainsi mis en garde contre cette vision de la visée révolutionnaire en écrivant que les théoriciens du Comité « voient dès maintenant dans la décomposition de toutes les formes sociales une “aubaine” : de même que pour Lénine l’usine “formait” l’armée des prolétaires, pour ces stratèges qui misent sur la reconstitution de solidarités inconditionnelles de type clanique, le chaos “impérial” moderne forme les “bandes”, cellules de base de leur parti imaginaire, qui s’agrégeront en “communes” pour aller vers l’insurrection ». Pourtant, le Comité ne semble pas ignorer cela, puisqu’il écrit que « Le geste révolutionnaire ne consiste donc plus désormais en une simple appropriation violente de ce monde, il se dédouble. D’un côté, il y a des mondes à faire, des formes de vie à faire croître à l’écart de ce qui règne, y compris en récupérant ce qui l’être de l’état des choses actuel, et de l’autre il y a à attaquer, à purement détruire le monde du capital ». Ce faisant, il semble nécessaire d’indiquer par quels moyens on entend ainsi « détruire le monde du capital ».

À cet égard, il est regrettable de lire une fois de plus un chapitre consacré à déclarer que « tout le monde déteste la police ». Afin de justifier ce mot d’ordre, le Comité écrit que ce slogan ne correspond pas « à un constat, qui serait faux, mais à un affect, qui est vital ». Précisons-le d’emblée : il ne s’agit pas d’oublier la mort de Rémi Fraisse. Il ne s’agit pas d’oublier les tirs de grenades offensives en cloche, ni les tirs de lacrymogènes en tirs tendus. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de comprendre qu’il est permis de douter de cette assertion, lorsqu’on sait, grâce au travail du sociologue Mimmo Pucciarelli et notamment de son livre L’imaginaire libertaire aujourd’hui que l’anarchisme n’est plus partagé que par une frange de plus en plus mince de la population, et que celle-ci a totalement muté à travers le temps. En effet, « Plusieurs enquêtes et sondages […] montrent clairement que les anarchistes et les libertaires sont des personnes issues, en grande majorité, des couches moyennes et exerçant les activités représentatives de ces dernières. Ce sont des personnes cultivées, ayant des diplômes ou un capital culturel plus étendu que dans le reste de la population. Enfin, dans leur majorité, ce ne sont, en ce début de troisième millénaire, que très rarement de très jeunes gens en révolte contre le système puisque leur moyenne d’âge frôle la quarantaine : la plupart ont une occupation stable et/ou un mode de vie où les préoccupations matérielles sont aussi présentes que dans le reste de la population issue de ces mêmes couches sociales moyennes (ou moyennes hautes). Chez les anarchistes, il y a peu d’ouvriers et d’ouvrières et peu de chômeurs. » Qui plus est, quelle est la similitude entre un membre d’une BAC quelconque, engagé avec le feu aux tripes et le stylo frémissant lors de la signature du contrat pour casser du jeune ou du basané, et un gendarme de campagne, qui intervient principalement sur des accidents de la route ?

« Le pouvoir politique craint bien plus un flic déterminé à le renverser qu’il ne craindra jamais de voir l’un d’eux en flammes pendant une manifestation. »

Ainsi, puisque la politique impose de penser le réel à partir du matériel que l’on a sous les yeux et d’en référer constamment au principe de réalité, nous préférons rappeler que les flics ne sont jamais que des prolétaires comme les autres, et qu’on ne peut, à ce titre, leur refuser la place qui leur revient dans tout soulèvement populaire. Voire, il conviendrait de s’interroger sur leur responsabilité directe et le rôle qui pourrait être le leur : après tout, ce n’est pas pour une autre raison que les assauts de la force publique que la Commune de Paris fut réprimée, et qui sait ce qui aurait pu se passer si celle-ci avait basculé du côté des émeutiers ? Il est nécessaire d’avoir en tête les exemples historiques dont nous disposons : rappelons-nous de l’insurrection de juin 1848, réprimée dans le sang par la garde mobile. Si nous souhaitons la disparition de la police à terme, il est illusoire de se bercer d’illusions sur ce qui constitue la matrice même de nos luttes quotidiennes et les moyens dont nous disposons : le pouvoir politique craint bien plus un flic déterminé à le renverser qu’il ne craindra jamais de voir l’un d’eux en flammes pendant une manifestation. Ce sont les corps qui font les révolutions, pas les symboles, et lorsque les corps de l’infrastructure s’opposent, c’est toute la superstructure qui rit. On peut se draper de ses principes et faire l’économie d’une union utile – voire nécessaire. On peut. Seulement, il faut alors s’interroger sur le sens de la lutte que l’on se propose de mener : l’équilibre est le point de jonction de deux paradoxes ; aussi, attendons que le pouvoir politique soit renversé avant de penser une société qui se serait enfin débarrassée de son bras armé que représente la police. Tout le monde déteste effectivement la police investie des pleins pouvoirs par le pouvoir politique et dont le sentiment d’impunité est devenu au gré des divers meurtres et bavures tout simplement insupportable, mais tout le monde ne déteste pas la police en soi, et un long travail d’éducation sera nécessaire pour convaincre ceux qui l’estiment nécessaire qu’une société décente et juste serait à même de s’en passer aisément.

« Les plus belles victoires destituantes sont souvent celles où la bataille n’a tout simplement jamais lieu » proclame le Comité invisible. Si cet adieu aux armes devait sonner comme un adieu à l’idée même de révolution, ce serait une perte inestimable pour le mouvement révolutionnaire. Tandis qu’À nos amis finissait par « Il y aura des dates et des lieux où masser nos forces contre des cibles logiques », Maintenant se termine sur ces mots : « Nous parlons de s’adresser aux corps, et non juste à la tête ». Puisse le Comité invisible être capable d’opérer la jonction entre les deux, sans toutefois abandonner ce qui fit son matériel subversif.

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4 réponses »

  1. Un empire ne s’effondre jamais de lui-même. Même si le capitalisme est incontestablement rentré dans une phase de décomposition (la régression en occident vers des formes primitives de la guerre des classes, en étant l’un des derniers signes), on ne peut pas simplement compter sur cette décomposition pour espérer une fin heureuse. Au contraire, voilà des décennies que les écologistes sérieux, à commencer par la Décroissance, alertent sur le risque d’émergence d’un totalitarisme vert mondial, qui gérerait la catastrophe écologique de la manière la plus brutale et inégalitaire qui soit.
    Je suis convaincu par bien des arguments du Comité Invisible, à commencer par le désengagement des formes de militance traditionnelles (oui, je suis de ceux qui pensent que les grands partis et syndicats portent une responsabilité énorme dans la catastrophe sociale actuelle) pour épouser des formes d’action plus directes et plus spontanée. La question de la grève générale est sur le fil de cette critique, à la fois héritée des formes anciennes de militantisme, et pourtant indépendant de ses défauts principaux.
    L’enjeu de l’inaction et de la passivité induite par les écrans est réel. On est nombreux à constater la difficulté à avoir un débat de fond avec notre entourage : parler politique, cad envisager ensemble nos moyens d’existence et notre avenir, devient impossible quand la majorité des gens est incapable de voir au-delà des quelques petits buzz du jour. Les individus se replient de plus en plus sur une sphère extrêmement étroite. Leur réalité se limite à une poignée de relations et une représentation du monde façonnée par la Communication.
    Avant de parler de faire la grève générale, il y a donc un faussé énorme à franchir : celui de rétablir des oasis de sociabilité dans le désert actuel. Faire le choix de la famille plutôt que de la carrière, des amis plutôt que des collègues, de l’enracinement plutôt que de l’hyper mobilité, de la présence plutôt que de la connexion : autant d’étapes que je ne vois pas ma génération franchir demain, à moins de bouleversements majeurs.

  2. 1. Vous dites : « quelle est la similitude entre un membre d’une BAC quelconque, engagé avec le feu aux tripes et le stylo frémissant lors de la signature du contrat pour casser du jeune ou du basané, et un gendarme de campagne, qui intervient principalement sur des accidents de la route ? »
    -> Sans nier les nuances qui existent entre les différents corps de police/armée, certains traits communs les rassemblent : le rapport à l’autorité, une formation similaire, un amour de l’ordre, leurs conditions et d’exercice de leur travail (moyens, armes, rapport à l’autre, à l’uniforme…), une certaine sociologie… Alors on est en droit d’affirmer qu’on déteste LA police, et pas CERTAINS policiers en ce sens que c’est un rapport social qu’on déteste et qu’on cherche à détruire.

    2. « les flics ne sont jamais que des prolétaires comme les autres, et qu’on ne peut, à ce titre, leur refuser la place qui leur revient dans tout soulèvement populaire »
    -> D’après le premier point, les flics ne sont pas des prolétaires comme les autres. Ce n’est pas parce qu’il existe une CGT police nationale que les cortèges de tête ne sont pas réprimés violemment et que les flics syndiqués devront être accueillis bras ouverts dans des assemblées révolutionnaires. Il est cependant souhaitable qu’un maximum de corps rejoigne la lutte, quels qu’ils soient, mais croire qu’on va s’adresser rationnellement au prolétaire (ou à l’humain) qui existe sous le casque robocop ou le képi pour le convaincre de foutre le vieux monde en l’air, c’est un peu osé. Ci certains flics cèdent, ce sera pas burn-out, dépression, contrainte, prise de conscience.

  3. Il n’y a pas de révolution sans un retournement des forces coercitives contre le pouvoir auquel il était jusque là soumis.
    Au même titre, sans alliance avec les paysans et les agriculteurs qui pour la plupart se situe à droite de l’échiquier politique, point de révolution.
    Le défi politique se situe justement là : parler à son contraire, parler à son ennemi, parler à celui avec qui une cohabitation, une bonne entente sur la base du bon sens ne s’installe pas naturellement.
    C’est un impératif que de parler avec la police, avec les paysans et les agriculteurs.
    Parler entre nous, entre gens du même « bord », est infertile et aucunement révolutionnaire. Il faut passer outre nos îlots respectifs.
    Le reste n’est que fragmentation supplémentaire. Et la fragmentation (dont d’une certaine manière se réjouie étrangement le comité invisble) c’est faire le jeu de l’Empire, celui qui se vend incessamment comme celui du moindre mal.

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