Politique

Cédric Biagini : « La décroissance est aussi une sensibilité au monde »

Ancien militant du collectif Offensive libertaire et sociale (OLS), Cédric Biagini a fondé en 2005, avec Guillaume Carnino L’échappée, maison d’édition libertaire, qui se distingue notamment par ses écrit technocritiques. Il est d’ailleurs l’auteur de « L’Emprise numérique : Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies ». Il chronique régulièrement dans le mensuel d’écologie radicale « La Décroissance ». Biagini vient de coordonner avec Pierre Thiesset (Le Pas de côté) et David Murray (Écosociété) la publication de « Aux origines de la décroissance : cinquante penseurs », un ouvrage présentant les auteurs ayant inspiré l’écologie radicale, et qui regroupe des contributions de plusieurs intellectuels (Aurélien Bernier, Jean-Claude Michéa, François Jarrige, Vincent Cheynet, Patrick Marcolini, Thierry Paquot, Mohamed Taleb, Renaud Garcia, etc.).

Le Comptoir : Après Radicalité : vingt penseurs vraiment critiques, vous publiez avec Le Pas de côté et Écosociété Aux origines de la décroissance : cinquante penseurs. Quelles sont les différences majeures entre les deux livres ?

Cédric Biagini : Radicalité est un livre très important pour L’échappée, puisque c’était, en 2013, une manière de présenter des thèses et des réflexions de vingt auteurs qui sont, pour nous, essentiels. C’était un moyen de mettre en cohérence les pensées de gens qui nous sont chers et de montrer, dans une longue préface, que peut s’en dégager une critique radicale cohérente au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire qui va aux racines des problèmes et qui appréhende le capitalisme comme un fait social total. Nous avons pu notamment développer une question centrale pour nous : la critique de la technoscience, et défendre un rejet du libéralisme tant économique que culturel, reprenant en cela les thèses de Jean-Claude Michéa, d’ailleurs présenté dans le livre. Radicalité a été pour nous l’occasion de faire une critique vraiment radicale du capitalisme et éloignée de celle qui domine depuis maintenant trente ou quarante ans à l’université, dans les médias et dans le monde militant.

Aux origines de la décroissance n’est pas une suite. C’est un autre projet. Certes proche parce qu’il présente des penseurs et leurs réflexions de manière synthétique. Mais ce qui diverge, c’est que la question de l’écologie et de la critique du Progrès sont le cœur du livre. C’était déjà un peu le cas dans Radicalité, mais y figuraient des gens encore vivants, et des penseurs peut-être un peu plus consacrés sur le plan intellectuel. Cette fois, nous avons été chercher des auteurs comme Alexander Grothendieck, un mathématicien qui n’est pas à proprement parler un penseur mais qui a produit à travers son mouvement, Survivre et vivre, une réflexion qui est aux origines de l’écologie radicale.

Nous avons également souhaité présenter des textes plus courts et plus didactiques que dans Radicalité. Dernière différence : nous avons été chercher du côté de la littérature, avec par exemple l’Américain Edward Abbey, auteur du Gang de la clé à molette, Albert Camus, Jean Giono, Georges Bernanos, Léon Tolstoï et George Orwell. Ce sont des auteurs qui ont également rédigé des essais, mais ils sont surtout connus en tant qu’écrivains. Après, il y a un certain nombre de penseurs présents dans les deux ouvrages, qui sont pour nous des incontournables, comme Ellul, Castoriadis, Charbonneau, Pasolini, Illich, Orwell, Weil ou Partant. Nous avons également pu réparer quelques petits oublis, comme Dwight Macdonald ou Jaime Semprun, qui auraient pu figurer dans Radicalité. Pour finir, il y a une ouverture vers l’écologie, avec des gens comme Pierre Fournier et des personnes en dehors de la sphère occidentale comme Gandhi, Tagore ou Coomaraswamy.

L’introduction assez longue de Radicalité sonnait comme un manifeste. Cette fois-ci, vous avez fait beaucoup plus court. Pourquoi ?

Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure. Radicalité était le fruit de cinq ans de travail. C’était pour nous un pavé dans la marre. Il s’agissait d’affirmer un point de vue dissonant au sein de la gauche critique. Tout le livre, et en particulier la préface, devait être un manifeste d’une “nouvelle” critique du capitalisme et du libéralisme. Nous avons alors vraiment développé une introduction rentre-dedans sur le fond, et assez théorique sur la forme. Nous souhaitions présenter les choses de la manière la plus forte possible et mettre en cohérence tout cela. S’il ne s’est pas écoulé beaucoup de temps entre la parution des deux livres – à peine plus de trois ans –, nous avons tout de même senti que les choses avaient changé. Je ne dis pas que c’est grâce à nous, mais beaucoup de pensées critiques ont été redécouvertes ces dernières années. Même si ce phénomène reste circonscrit à certains cercles, nous nous sentons moins isolés. Si Radicalité est sorti en 2013, nous avons commencé à y réfléchir en 2008. À ce moment-là, nous avions l’impression de nous trouver dans un désert. Depuis, certaines idées ont été reprises, d’autres gens ont écrit sur le sujet, etc. Nous n’avons donc pas éprouvé le besoin de faire une longue introduction. De plus, il y avait déjà cinquante penseurs présentés, ce qui est déjà très dense et riche. Nous n’avons alors pas désiré alourdir. Nous avons juste senti la nécessité d’expliquer le projet, d’où il était né et comment le livre avait été conçu.

Nous avons choisi de ne présenter que des auteurs morts, mais nés à partir du XIXe siècle, car nous n’avons pas voulu risquer de faire des anachronismes, et donc concentrer notre étude sur les grandes voix critiques nées avec l’ère industrielle, celles des XIXe et XXe siècles. Nous avions au départ réfléchi à rédiger un long texte sur les philosophies antique et médiévale, car elles sont souvent très proches de celles de nos penseurs. On y retrouve la nécessité de l’autolimitation, l’exaltation de cette vertu cardinale qu’est la tempérance, et le rejet de la quête de puissance, de l’avidité et de la démesure. Mais nous y avons finalement renoncé pour ne pas nous disperser et rester sur des pensées liées à la critique du développement de la société industrielle, de l’expansion des forces productives et de l’accumulation du capital. Mais ça fera peut-être l’objet d’un prochain livre, à L’échappée ou ailleurs !

Vous relevez dans l’introduction que parmi les penseurs retenus, seule une minorité a pu « se positionner franchement en faveur de la décroissance » et certains ont même pu « émettre de vives critiques à l’encontre de cette mouvance », comme Jaime Semprun. Quels points communs présentent alors les auteurs retenus ?

En effet, il y a même des auteurs de notre ouvrage qui ont pu émettre des réserves sur le titre en se demandant s’il était pertinent de ramener tel ou tel penseur dans le giron de la décroissance. Si nous devions faire preuve d’une grande rigueur intellectuelle et politique, nous pourrions dire que non, parce que, par exemple, dans son livre Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, co-écrit avec René Riesel, Jaime Semprun a fait une critique très virulente de la décroissance, en se trompant, selon moi, pour une certaine part et en formulant des critiques très pertinentes que nous avons prises en compte. Mais nous avons tout de même choisi de l’intégrer dans ce livre car L’Encyclopédie des nuisances, maison d’édition qu’il animait, est pour nous une grande référence, tout comme ses écrits. La philosophie du livre n’est en aucun cas de rallier qui que ce soit à une bannière doctrinale. Toutes les étiquettes, y compris celle de la décroissance que nous revendiquons, sont artificielles et enfermantes. La “décroissance” reste cependant un terme qui nous est cher, puisqu’il arrive à nous rassembler par-delà nos difficultés. Il est riche en significations et plutôt que de définir un courant de pensée ou un programme politique précis, il s’agit d’un état d’esprit, d’une approche critique en rupture avec les dogmes de la croissance, du progrès illimité et de la démesure. Il nous paraît être l’un des termes les plus pertinents pour définir un courant dans lequel pourrait se retrouver l’ensemble des penseurs que nous avons réunis. Il rassemble un certain nombre de leurs critiques communes :

  • Une critique de la modernité et de l’idéologie progressiste. Nous n’attaquons pas le progrès social, mais une idéologie qui consiste à croire que l’histoire est linéaire : que nous viendrions de l’âge des cavernes pour aller vers la conquête de l’espace. Selon cette idéologie, progrès matériel et développement des forces productives et de la technologie sont liés au développement social et psychologie. Elle s’incarne aujourd’hui dans une certaine croyance que tout ce qui peut arriver dans l’avenir est toujours mieux que ce qui existait auparavant.
  • Tous ces penseurs ont également pu faire une critique de la rationalisation du monde, qui se caractérise par la mise en nombre de celui-ci et par le triomphe de la raison instrumentale.
  • Ils ont aussi formulé une critique de la technoscience, qui participe à la déshumanisation, à l’arrachement à la terre, à la destruction de la ruralité et du monde paysan. C’est pour cela que nous sommes allés chercher du côté de la littérature, avec des auteurs comme Giono. Cela peut aussi être une critique de l’occidentalisation du monde, avec des gens comme Tagore et Coomaraswamy, qui combattent le triomphe du progressisme, du machinisme, de l’urbanisation et de la rationalisation de la société.
  • Il y a la croyance dans le fait que la croissance économique est nécessaire, que nous avons besoin de plus en plus d’objets et de puissance de calcul, qu’il faut que les choses s’accélèrent et que l’humain se mette à fonctionner comme une machine, performante et efficace.
  • Pour finir : tous ces auteurs défendent des sociétés à échelle humaine, non prédatrices et ne reposant pas sur l’expansion des forces productives.

« Ce qui est intéressant avec l’approche littéraire, c’est qu’elle permet une appréhension plus sensible du monde, aux antipodes de celles qui se fait par l’intermédiaire des chiffres, des évaluations et de la quantification. « 

Dans le terme de “décroissance”, il y a donc à la fois une dimension culturelle, une dimension politique, une dimension économique, une dimension psychologique, une dimension sociale et une dimension anthropologique, car nous assistons aujourd’hui à une remise en cause de ce qui nous définit en tant qu’humain. Tous les auteurs souhaitent construire une société qui ne serait plus soumise à la “mégamachine” et à l’esprit de calcul et à l’aliénation par la marchandise. Ce qui fait que nous pouvons trouver dans le livre des gens très différents : un Guy Debord, qui aurait pu être très critique à l’égard de la décroissance, et un Jacques Ellul – qui ont d’ailleurs eu des sympathies et des divergences. Cela ne les empêche pas de se retrouver tous les deux dans le livre.

Justement, vous l’avez évoqué plusieurs fois, mais beaucoup d’écrivains ont été retenus. La décroissance est-elle également une sensibilité au monde ?

Tout à fait, la décroissance est aussi une sensibilité au monde. C’est pour cela que nous pouvons trouver des personnalités très différentes dans le livre, ou plus largement dans des courants que l’on nomme “décroissance”, “anti-industrialisme”, “néo-luddisme” ou “socialisme conservateur”. Il peut, bien entendu y avoir de nombreuses divergences entre ceux et celles qui appartiennent à chacun de ces courants, mais il y a une sensibilité commune, notamment une foi profonde en l’humain, en sa sensibilité, en ses sens, en son autonomie…

Ce qui est intéressant avec l’approche littéraire, que nous avons essayé de mettre au même niveau que d’autres, plus évidentes pour un livre sur des penseurs, c’est qu’elle permet une appréhension plus sensible du monde, aux antipodes de celles qui se fait par l’intermédiaire des chiffres, des évaluations et de la quantification. Elle fait appel à une humanité qui pense, ironise, argumente, ressent… Pas aux humains-machines qui réduisent tout au calcul et rationalisent chacun de leurs actes. Aujourd’hui, nous tendons à devenir cela, à mesure que s’accroissent l’emprise numérique et la course au profit. Il s’agit bien de transformations qui touchent aussi le personnel, l’intime, où l’ensemble des rapports deviennent économiques, pas forcément au sens marchand (échanges d’argent) mais dans la réduction de toute réflexion à une évaluation en termes de coût-bénéfice.

Aujourd’hui il y a, si l’on veut caricaturer – à peine ! –, une confrontation entre ces deux sensibilités, qui se trouve être, selon moi, le cœur des combats politiques à mener.

Depuis quatre ans, Serge Latouche dirige une collection au Passager clandestin intitulée “Les précurseurs de la décroissance”. Outre le livre qu’il a écrit sur le sujet, il y a publié plusieurs ouvrages sur des auteurs comme Orwell, Simone Weil, Castoriadis ou Ellul. Comment expliquez-vous l’intérêt que suscitent ces dernières années ces auteurs, que la gauche critique avait plus ou moins oubliés jusqu’à très récemment ?

C’est vrai qu’il y a l’excellente collection de Serge Latouche, dont chaque livre présente un auteur, dont certains sont dans notre ouvrage. Il y aussi eu la redécouverte d’Ellul à travers la republication de beaucoup de ses ouvrages. Quand nous avons lancé L’échappée il y a une douzaine d’années, beaucoup de ses livres n’étaient plus disponibles. Très peu de textes de Günther Anders étaient traduits. Charbonneau était tombé dans l’oubli. Il y a eu également plusieurs parutions autour et sur Castoriadis ces cinq-six dernières années. J’ai également l’impression qu’il y a un intérêt croissant pour des gens comme William Morris, ou même Pierre Fournier, fondateur de La Gueule ouverte, journal précurseur de ce qu’allait devenir l’écologie politique. L’anarchiste Gustav Landauer est aussi redécouvert. Beaucoup de signes tendent à montrer qu’il y a un regain d’intérêt pour cette pensée. Pourquoi émerge-t-elle aujourd’hui ?

Y répondre nous emmènerait sans doute trop loin. Disons juste qu’il y a eu une phase de la critique, celle de Foucault, Bourdieu, Deleuze et Atlhusser – même si je ne les assimile pas – née dans les années 1960-1970, qui a dominé le champ intellectuel et a irradié au-delà de ces cercles, notamment le monde militant et politique. Elle a supplanté la phase antérieure.

« Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle, ni à l’une ni aux autres. » Albert Camus

Cette phase a quand même continué avec quelqu’un comme Debord…

Oui, il faut peut-être la prolonger. Mais d’autres pensées et d’autres manières de faire de la politique ont vu le jour entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 et ont continué jusqu’à aujourd’hui, même si très clairement, elles sont entrées en crise depuis un petit moment déjà.

Nous sentons qu’il y a un retour à une critique plus “romantique” du capitalisme. Moins centrée sur les questions de production et d’exploitation et sur les rapports de domination, cette critique prend en compte les destructions de l’ordre de la sensibilité, des modes de vies traditionnels, des savoir-faire. Elle s’inscrit dans ce courant critique, dominant à certaines époques, qui exalte le beau et rejette la modernisation à outrance de la société, génératrice de laid et de conformisme. Pour résumer ce que nous défendons, reprenons ce qu’a magnifiquement écrit Camus : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle, ni à l’une ni aux autres. »

Cette approche est revenue par le biais de l’écologie. J’ai le sentiment qu’il y a une prise de conscience que la critique gauchiste – pour aller vite ! – n’est pas capable de ralentir la destruction de la planète, qu’elle pense à l’envers les évolutions du capitalisme – qu’elle appréhende encore comme un système foncièrement conservateur, répressif et rétrograde –, et qu’elle n’est plus du tout en phase avec le quotidien des gens ordinaires.

Il faut comprendre que le capitalisme est un “fait social total”, qu’il ne concerne pas que les questions économiques, ni même sociales, mais qu’il a une emprise croissante sur nos vies et qu’il essaye de marchandiser – notamment à travers les nouvelles technologies – le moindre de nos souffles. Le capitalisme détruit les modes de vie traditionnels, la culture populaire (à ne pas confondre avec la culture de masse), les imaginaires, les savoir-faire et de nombreux univers, comme celui des paysans. Nous avons d’ailleurs récemment publié un livre sur le sujet, Le sacrifice des paysans. S’il n’est pas nouveau, ce processus est en train de s’achever, avec concomitamment le développement d’une certaine forme d’urbanisme – que nous évoquons dans Le cauchemar pavillonnaire – désocialisante, propre à une société du repli sur soi. Ce processus de modernisation est arrivé à un point critique qui fait que beaucoup de gens se questionnent sûrement de manière plus radicale qu’ils ont pu le faire par le passé sur ces évolutions. Il y a aussi le problème de la disparition des écosystèmes et des espèces, dont nous avons pris conscience parce qu’il s’est accéléré et que nous avons pu le mesurer et surtout le ressentir, depuis une trentaine d’années. Cette dimension-là, comme je le disais, a beaucoup joué.

« C’est impossible de vivre dans une société où le monde dans lequel on est né peut disparaître en quelques années. »

Nous nous sommes rendu compte que les ressources ne sont pas infinies, que la croissance ne pouvait pas continuer ad vitam. Nous avons compris qu’il était temps de penser un autre modèle qui prenne en compte les limites – une notion importante – et arrête d’envisager l’humain comme un être tout-puissant pouvant agir sur le monde à sa guise. À partir du moment où nous réfléchissons à ces questions environnementales, que nous sentons que nous vivons dans un monde fini, se pose alors la question de nos manières de vivre et de consommer. Et là, la notion de limites dépasse le seul problème écologique. Nous nous rendons compte que nous avons peut-être besoin de retourner à une société d’une taille plus réduite. La question de l’échelle est aujourd’hui déterminante. Celle des repères l’est également car ils ont éclaté dans beaucoup de domaines. Et, contrairement à ce que nous racontent les plus progressistes, cette recherche de repères et de limites n’est pas une forme de réaction. Laisser la recherche du profit et les nouvelles technologies recomposer le monde, tels des dieux modernes auxquels il faudrait se soumettre – s’adapter –, me semble bien plus proche d’une vision réactionnaire déniant aux humains leur pouvoir d’agir sur le cours des choses.

C’est impossible de vivre dans une société où le monde dans lequel on est né peut disparaître en quelques années. Comment réussir à évoluer dans un environnement social où tout est fragile ou “liquide”, pour reprendre un concept de Zygmunt Bauman ? Tout se délite et nous enjoint et nous réinventer en permanence, et à nous enthousiasmer pour toutes les disruptions, pour utiliser un terme à la mode. C’est socialement destructeur et psychologiquement épuisant notamment parce cela nous empêche de pouvoir nous projeter dans l’avenir. Et si nous sommes incapables de le faire, nous sommes incapables de vivre le présent de manière apaisée ; ce qui génère une crise sociale et psychologique que nous pouvons tous et toutes sentir autour de nous.

« Nous avons atteint aujourd’hui un tel niveau d’aliénation – ce terme doit être réhabilité –, qu’être capable de poser les choses dans les bons termes me semble un préalable à toute discussion. »

À force de se concentrer sur les illustres prédécesseurs, les décroissants ne risquent-ils pas d’oublier de proposer des solutions concrètes ?

Tout d’abord, je tiens à préciser qu’à l’heure où tout doit être innovant, y compris les idées et les projets politiques, l’essentiel de ce qui nous permet d’avoir une vie digne de ce nom a déjà, selon moi, été dit ou écrit ! Refuser de comprendre que nous nous situons dans une longue filiation serait céder aux sirènes de la nouveauté et de l’épuisant besoin de renouvellement. D’ailleurs, un peu plus de culture historique chez de nombreux militants politiques permettrait parfois d’éviter beaucoup d’écueils. Mais c’est un autre débat…

Pour revenir à notre livre, en me plaçant en tant que coordinateur de celui-ci, j’estime ne pas avoir forcément à être dans une logique propositionnelle et politique, au sens classique du terme. Nous avons atteint aujourd’hui un tel niveau d’aliénation – ce terme doit être réhabilité –, qu’être capable de poser les choses dans les bons termes me semble un préalable à toute discussion. Réussir aujourd’hui à changer de perspective et à ôter certaines œillères, notamment cette croyance dans la technoscience et dans les vertus des nouvelles technologies, est un programme qui me semble déjà très ambitieux !

Au-delà de Aux origines de la décroissance, nous essayons, à L’échappée, de participer à une critique radicale en phase avec les thématiques contemporaines. Cela prend forme dans une critique des nouvelles technologies, que nous avons souvent traitée, dans des ouvrages comme ceux d’Éric Sadin qui ont un large écho, ceux de l’Américaine Sherry Turkle, ou encore celui de Nicolas Carr que nous allons publier à la rentrée, Remplacer l’humain : critique de l’automatisation de la société. Notre collection “Pour en finir avec” est très en prise avec l’époque actuelle et participe, avec plus ou moins de bonheur au débat public, sur des thèmes comme le tourisme ou l’art contemporain. Nos auteurs ont des sensibilités différentes et peuvent parfois faire des propositions sur le thème qu’ils traitent. Sachant que, sur ce plan, nous ne sommes pas toujours d’accord avec eux !

J’aimerais souligner que Aux origines de la décroissance est le troisième livre que nous publions à partir de textes parus dans le journal La Décroissance, en co-édition avec Pierre Thiesset du Pas de côté, qui est aussi journaliste dans ce mensuel d’écologie politique. Cette fois, nous le faisons aussi avec les Québécois des éditions Écosociété, à l’origine du projet.

Le premier livre de cette série était Vivre la simplicité volontaire, qui reprenait des entretiens parus dans La Décroissance, réalisés avec des gens qui ont fait le choix de se mettre en rupture avec la société, soit de manière modérée, par exemple en continuant de travailler, mais en refusant d’avoir un téléphone portable, la télévision et une voiture, soit de manière plus radicale. Ce livre a touché un lectorat assez large, des gens qui ont envie de remettre en cause leur manière de consommer et leur mode de vie. Son côté concret, incarné, leur parle.

Nous avons ensuite édité Le Progrès m’a tuer, regroupant plus d’une quarantaine de penseurs ou de militants-chercheurs actuels du monde entier, qui se situent dans la mouvance de la décroissance, telle que je l’ai décrite au début de l’entretien. Ces gens sont donc en prise avec la société contemporaine et ils en font une critique à la fois très virulente, mais aussi très constructive. Nous retrouvons des sensibilités communes entre occidentaux et non occidentaux. Ce livre est résolument tourné vers le présent et ce que nous pourrions faire de ce monde.

Ces trois livres, très différents, ont donc été réalisés en étroite collaboration avec La Décroissance, dont je tiens à saluer la pugnacité et la lucidité. Ce journal a maintenu le cap d’une critique exigeante et sans concessions, contre vents et marées, sans publicité et uniquement en version papier, tout en ayant un lectorat relativement large. Belle exception dans la presse française ! Nous sommes donc fiers de pouvoir travailler avec son équipe. À la rentrée 2017, nous éditerons les bandes-dessinées de Pierre Druilhe, qui sont publiées chaque mois dans le journal, sous le titre Vive les décroissants.

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