Culture

Échec et déception : la rencontre d’Edward Saïd avec Sartre

À l’invitation de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, l’intellectuel Edward Saïd s’est rendu à Paris en 1979 afin d’échanger sur la paix au Proche-Orient. Les attentes de l’auteur de « L’Orientalisme » seront déçues : le philosophe français qu’il rencontre n’est plus le héros des damnés de la terre. Ces impressions, il les a racontées dans un article paru en avril 2000 dans le journal égyptien « Al Ahram » et dont la traduction a été publiée en septembre de la même année dans « Le Monde diplomatique ».

« Vous êtes invité par Les Temps modernes à un séminaire sur la paix au Moyen-Orient à Paris les 13 et 14 mars de cette année. Veuillez donner votre réponse. Signé : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. » On ose à peine imaginer l’impression que ce télégramme a laissé à Edward Saïd lorsque celui-ci l’a reçu début janvier 1979. Né en Palestine, Saïd a immigré aux Etats-Unis très jeune, où il est devenu l’un des plus prestigieux professeurs de littérature comparée à l’université Columbia de New York et l’un des intellectuels qui ont le mieux porté la cause du peuple palestinien. Il est connu pour avoir analysé le lien entre pouvoir et savoir, c’est-à-dire l’utilisation de la culture pour asseoir une domination politique. Dans L’Orientalisme, son plus célèbre ouvrage, il décrit de quelle manière les orientalistes ont pu donner une assise scientifique à la domination impérialiste au Proche-Orient.

Le contexte de l’époque est particulier, la résistance palestinienne portée par l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat portent la voix de cette cause partout dans le monde. Edward Saïd lui-même a rejoint le Conseil national palestinien en 1977. Quant à Jean-Paul Sartre, il a été une référence pour toute une génération d’intellectuels arabes. Outre l’immense champ de réflexion que couvre l’œuvre de l’auteur des Mots, le philosophe français était apprécié pour son engagement militant pour l’indépendance des anciennes colonies. La prise de position de Sartre en faveur de la cause algérienne a fait de ce dernier le symbole d’un généreux engagement de l’intelligentsia européenne pour le sort des peuples opprimés. D’ailleurs, sa préface de l’œuvre de Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, reste l’un des textes anticolonialistes les plus célèbres. Il était donc naturellement cité comme référence par les lettrés arabes et palestiniens, dont Mahmoud Darwich, dans leur lutte pour l’indépendance.

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L’intellectuel Edward Saïd en compagnie du poète Mahmoud Darwich

Toujours est-il que chez lui à New York, Saïd est surpris : « Je crus d’abord à une blague : quelqu’un comme n’était pas censé recevoir un aussi remarquable message de figures aussi légendaires. » Après quelques vérifications, l’intellectuel s’assure de l’authenticité du message et accepte l’invitation.

À Paris, Edward Saïd découvre un bref et mystérieux mot laissé à son hôtel : pour des raisons de sécurité, le séminaire ne va pas se dérouler dans l’endroit prévu mais chez Michel Foucault. Cet incompréhensible changement d’adresse allait précéder d’autres déconvenues. À peine arrivé dans l’appartement du philosophe, le natif de Jérusalem se retrouve devant le discours de Simone de Beauvoir qui se déchaîne contre le port du tchador en Iran et l’intolérable situation des droits de femmes dans ce pays. « Simone de Beauvoir était déjà là, avec son fameux turban, donnant à qui voulait l’entendre une conférence sur le séjour qu’elle allait faire à Téhéran avec Kate Millett, où elles prévoyaient de manifester contre le tchador. L’ensemble me frappa par sa condescendante stupidité, et malgré mon désir de savoir ce qu’elle avait à dire, je vis qu’elle était particulièrement imbue d’elle-même et particulièrement inaccessible à toute discussion à ce moment-là. D’ailleurs, elle partit une heure plus tard environ (juste avant l’arrivée de Sartre), et on ne la revit plus. »

La scène décrite n’est pas sans rappeler les débats actuels dans les sociétés européennes, en particulier en France. Les féministes européennes voient aujourd’hui le port du voile comme l’un des grands marqueurs de l’intolérable répression patriarcale et vestimentaire de l’islam envers les femmes. Une position largement contestée par d’autres courants féministes dont les figures les plus connues sont Sonia Dayan-Herzbrun et Christine Delphy.

Cette position que représente Beauvoir a d’ailleurs gardé une certaine cohérence idéologique depuis l’époque où, après un séjour au Proche-Orient, Victor Hugo écrivait son recueil de poèmes Les Orientales et qui sera publié en 1829. L’œuvre orientaliste dépeint des scènes de vie de l’Orient et se partage entre exaltation et condamnation. « Cri de guerre du mufti » dépeint un Orient que nous retrouvons également dans « Sara la baigneuse », « La sultane favorite » et « Le voile ». Ce dernier poème renvoie à une représentation de la femme orientale qui est devenue presque intemporelle tant elle est ancrée profondément dans l’imaginaire collectif européen : qu’arriverait-t-il à la sœur d’une fratrie de quatre garçons qui laisserait tomber sa pudeur dans un Orient masculin et violent ?

« La sœur.

Grâce ! qu’ai-je fait ? Grâce ! grâce !
Dieu ! quatre poignards dans mon flanc !
Ah ! par vos genoux que j’embrasse…
O mon voile ! o mon voile blanc !
Ne fuyez pas mes mains qui saignent,
Mes frères, soutenez mes pas !
Car sur mes regards qui s’éteignent
S’étend un voile de trépas.

Le quatrième frère.

C’en est que du moins tu ne te lèveras pas ! »

Victor Hugo, Les Orientales

Saïd n’était visiblement pas à sa dernière déception puisque les discussions avec Michel Foucault allaient également le faire déchanter. Ce dernier se montrait tout juste cordial avec celui qu’il a tant inspiré dans ses réflexions sur le discours. « Michel Foucault était présent, mais il me fit rapidement comprendre qu’il n’avait rien à dire sur le thème du séminaire, et qu’il allait très vite partir, comme tous les jours, se plonger dans son travail de recherche à la Bibliothèque nationale. […] Nous bavardâmes aimablement, mais ce n’est que bien plus tard (presque une décennie après sa mort, qui advint en 1984) que je devinai pourquoi Michel Foucault avait été si peu désireux de parler politique proche-orientale avec moi. […] Peu après la parution de ses articles, il prit rapidement ses distances. Pour finir, au terme des années 1980, Gilles Deleuze me confia que Foucault et lui, autrefois très proches, avaient rompu en raison de leurs divergences sur la Palestine, Foucault soutenant Israël, et Deleuze les Palestiniens. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il n’ait pas voulu discuter du Proche-Orient avec moi, ou avec qui que ce fût ! » La position de Michel Foucault sur la question palestinienne n’est pas isolée puisqu’elle a été partagée par bon nombre d’intellectuels français. Certaines exceptions sont tout de même notables : l’historien Pierre Vidal-Naquet, Gilles Deleuze, ou encore Jean Genet qui a séjourné parmi les Palestiniens. Son texte Quatre heures à Chatila et le journal Le Captif amoureux sont le témoignage d’un Genet fervent défenseur de la cause palestinienne.

Un détournement de vieillard ?

Si la rencontre avec Beauvoir et Foucault fut source de déception pour Saïd, celle-ci est sans commune mesure avec l’impression que la rencontre avec Sartre a laissée : « Quand le grand homme fit enfin son apparition, bien après l’heure prévue, je fus saisi de voir à quel point il semblait vieux et fragile. Je me rappelle qu’il m’apparut immédiatement, et en toute clarté, que Sartre était constamment entouré, soutenu, encouragé par une petite cour sur laquelle il s’appuyait totalement, et dont il constituait la principale activité. »

À cette époque, Sartre a 74 ans, et il est physiquement atteint. Depuis six ans, il est accompagné par son secrétaire Pierre Victor. Cette supposée amitié sera l’objet d’une polémique puisque Pierre Victor, de son vrai nom Benny Levy, publiera après la mort de Sartre une série d’entretiens sous le titre de L’Espoir maintenant où Sartre semble faire des déclarations à l’encontre de ses précédentes prises de position. Beauvoir reprochera à Benny Levy d’avoir contraint Sartre à des déclarations démentes tandis qu’Emmanuel Todd parlera d’un « détournement de vieillard ».

Toujours est-il que pendant cette rencontre, l’emprise de Pierre Victor sur Sartre rend Edward Saïd très sceptique. L’image d’un Sartre défenseur insoumis des peuples opprimés est mise à mal. « Et c’est ainsi que, le premier jour, nos discussions sur la paix durèrent relativement peu. Les thèmes de cette discussion, c’est Victor qui les exposa, sans avoir consulté quiconque à ma connaissance. Dès l’abord, je sentis qu’il faisait la loi, de par sa relation privilégiée avec Sartre (avec lequel il avait parfois des échanges à voix basse), et de par une confiance en soi arrogante. D’après lui, nous devions discuter : 1) de la valeur du traité de paix entre l’Égypte et Israël – c’était l’époque de Camp David, 2) de la paix entre Israël et le monde arabe en général, et 3) des conditions nettement plus en profondeur d’une possible coexistence entre Israël et le monde arabe environnant. »

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Philippe Gavi, Jean-Paul Sartre, Pierre Victor (Benny Lévy) lors de la présentation du livre On a raison de se révolter (Paris, 1974)

Il est devenu évident pour Saïd que la question palestinienne ne sera pas traitée puisque le séminaire était organisé d’une manière telle que la position israélienne devait paraître à son avantage. Quelle ne fut d’ailleurs pas la surprise des organisateurs lorsque Saïd a osé interrompre le cours du séminaire pour demander à ce que Jean-Paul Sartre puisse s’exprimer personnellement sur le conflit. La cour entourant le philosophe français, déconcertée, a réagi d’une manière aussi triste que cocasse : « J’insistai pour qu’on écoute Sartre immédiatement, ce qui suscita la consternation chez ses satellites. La séance fut suspendue, pendant qu’ils délibéraient en catastrophe. L’ensemble, je dois dire, se partageait pour moi entre farce et tragédie, car Sartre lui-même ne semblait prendre aucune part à ces délibérations qui concernaient précisément sa participation ! À la fin, nous fûmes rappelés à la table par un Pierre Victor visiblement irrité, qui, avec toute la pompeuse affectation d’un sénateur romain, annonça d’un ton agacé : “Demain, Sartre parlera.” » Le discours finalement prononcé par Sartre a d’ailleurs davantage ressemblé à une dépêche d’actualité qu’au discours d’un homme engagé. Pour Saïd, l’auteur de La Nausée est sous la coupe de son mentor qui n’hésite pas à annihiler toute prise de position du philosophe en faveur de la cause des Palestiniens.

Ce n’est pas seulement l’emprise de Pierre Victor sur Sartre que l’article de Saïd révèle. C’est une emprise sur le débat, son contenu et son déroulement. Le critique d’origine palestinienne fait remarquer que les intellectuels arabes étaient en infériorité numérique par rapport aux intellectuels partisans de la cause israélienne. Le compte rendu qui a été publié dans Temps modernes à la suite du séminaire allait de l’éloge envers Sadate, perçu comme étant le bon arabe, à des déclarations vaines de platitudes. La souffrance du peuple palestinien et le sort tragique qui lui est réservé ont été exclus du débat. Edward rentre de voyage déçu. « Sartre est effectivement resté constant dans son philo-sionisme fondamental. Peur de passer pour antisémite, sentiment de culpabilité devant l’Holocauste, refus de s’autoriser une perception en profondeur des Palestiniens comme victimes en lutte contre l’injustice d’Israël, ou quelque autre raison ? Je ne le saurai jamais. Tout ce que je sais, c’est que, dans sa vieillesse, il n’était guère différent de ce qu’il avait été jadis : la même amère source de déception pour tout Arabe, Algérien excepté, qui admirait à juste titre ses autres positions et son œuvre. »

Le retour d’Edward Saïd sur ce séminaire illustre assez bien l’emprise des nouveaux philosophes en France sur le conflit au Proche-Orient. Profitant de la critique des prises de positions politiques de l’intelligentsia communiste, ces derniers ont enterré le débat sur la question de la Palestine derrière un chantage difficilement évitable : le soutien aux Palestiniens est un signe de radicalisation idéologique et, qui plus est, il est forcément porteur de relents antisémites. La boucle est bouclée.

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5 réponses »

    • Ce texte de Bouteldja est une véritable horreur et, même si elle a raison sur certains points, il nous montre l’obsession de cette femme pour les races qu’elle voit partout et dans tout.

      L’américanisation de la pensée a atteint son stade ultime avec Bouteldja.

  1. Sartre manipulé, jusqu’à où ? Effectivement à l’époque les nouveaux philosophes régnaient en maître et menaçaient toute pensée dirigée contre la politique israélienne, et Sartre y a succombé.

    Mais, Henri Guillemin nous dit lui que son entourage a accusé Sartre d’être devenu fou et sénile à partir du moment où celui-ci a renié son athéisme sur la fin de sa vie, le commandeur des incroyants qui croit finalement en dieu ! Ce n’était pas acceptable alors il fallait faire croire que le vieux n’avait plus toute sa tête bien que celui ci était en pleine possession de ses capacités intellectuelles, selon Guillemin.

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