Culture

Pierre Pigot : « La substance du récit fictionnel donne un sens au monde qui se délite »

Historien de l’art et écrivain, Pierre Pigot s’interroge, à travers ses deux premiers essais, sur deux grandes mutations au sein du royaume enchanté de la bande dessinée : d’un côté, la transformation, au sein de l’empire Disney, du débraillé Mickey Mouse en machine commerciale aseptisée, l’apparition de sa némésis comique en la personne de Tex Avery, et la réinvention de l’épopée de Picsou par le génie graphique de Don Rosa ; de l’autre, l’influence traumatique de la bombe d’Hiroshima sur toute une génération de mangakas qui, de Nakazawa, Otomo, Miyazaki, Umezu, Matsumoto ou Eiichiro Oda, a redéfini les codes esthétiques du manga et bouleversé nos réflexions éthiques sur les “temps de détresse” modernes. Soit l’exploration d’une certaine histoire du XXe siècle sous l’angle obsédant de ses images imaginatives, révélant par là même la profonde valeur symbolique d’un art encore trop souvent méprisé par les hautes instances du “bon goût” culturel.

Le Comptoir : Vous débutez votre premier livre, L’Assassinat de Mickey Mouse, en mettant en garde contre deux écueils selon vous trop répandus à propos de l’œuvre de Walt Disney (et, partant, de la bande dessinée en général) : « Ni rejet englobant tout dans une même absolutisation de la médiocrité mercantile […] Ni adulation béate élevant chaque élément, même le plus dispensable, le plus dénué de pensée, à la dignité de science positive. » Dès lors, quelle est votre position vis-à-vis de ce matériau ?

Pierre Pigot : Voilà une citation qui me ramène presque dix ans en arrière, à une époque où j’essayais encore de comprendre mon propre rapport à ces objets auxquels on attache le plus souvent l’étiquette de pop culture. Je crois que je voulais avant tout affirmer la possibilité d’un regard sur ces œuvres qui ne soit pas naïf au point de tout célébrer aveuglement, mais qui puisse surtout croire en ses propres sensations, savoir creuser les idées qu’il pressent affleurer, sans que le poids du sérieux ne viennent aussitôt tout annuler dans la balance. J’en ai d’ailleurs fait l’expérience lors de la promotion de ce premier livre : les personnes (par ailleurs charmantes) qui m’interviewaient à la radio avaient le plus grand mal à ne pas rire nerveusement devant cette soudaine élévation de dessins animés et bandes dessinées dans l’histoire de l’art – comme si, pris au piège par ce qu’ils croyaient savoir de Disney, ils se retrouvaient en position d’incrédulité face à ce qu’un simple regard confiant pouvait révéler.

Sans doute, quand on débute, on se sent le devoir d’élaborer soi-même sa position théorique, de se fixer un curseur dans ce que l’on serait prêt à s’autoriser comme investigation ou sujet dans ce vaste domaine où, comme chacun le sait, le meilleur cohabite sans frontières avec le n’importe quoi le plus criard (et le danger, toujours en train de rôder, tient dans le fait qu’à une certaine parole dite pop philosophie, il semble tellement facile de tout justifier). Je dirais qu’aujourd’hui, je ne me préoccupe même plus d’affirmer un contre-bastion aux derniers fragments de haute culture à la Adorno (pour prendre une image facile) : je parle de ce qui m’intéresse, qui m’interpelle, quelle que soit son origine, haute ou basse, aristocratique ou populaire. Ce qui compte, c’est la pensée qu’on a vu affleurer, et qu’on capte sur l’écume de sa vague avec quelques mots toujours suspects d’être superflus.

Votre ouvrage est l’enquête sur un infanticide : celui d’un Mickey anarchiste et looser que son père assassine en l’aseptisant progressivement. « Un processus implacable qui vit Mickey être vidé de sa substance vivante pour n’être plus qu’un visage figé et souriant sur des ballons publicitaires. » Quel était le mobile de Walt Disney pour commettre ce crime ?

L’aspect le plus attristant de cette éviscération fut sans doute son caractère finalement très pragmatique et progressif, pas forcément concerté comme une manœuvre infanticide. Disney a toujours été un expérimentateur, autant voire davantage qu’un inventeur – il cherchait sans cesse l’adéquation entre un projet (artistique), des moyens (techniques) et une demande (du public). Le contexte historique se chargeait ensuite de rajouter à ce croisement ses propres interventions souterraines. C’est de cette manière que le personnage de Mickey a évolué vers cet évidement de ses puissances comiques et parfois politiques : par petites touches, très progressives, qui ont dû paraître insensibles à son public, on lui a d’abord ôté ceci, puis cela, puis changé ceci, et ainsi de suite jusqu’au résultat si malléable et publicitaire que l’on connaît aujourd’hui. Ce vide a cependant un avantage, qui apparaît aujourd’hui avec les albums en train de paraître chez Glénat : on peut le remplir avec ce que l’on veut, jusqu’à créer un Mickey steampunk !

Il faudra attendre l’apparition de personnages comme Donald Duck et surtout ceux de Tex Avery (Bugs Bunny, Droopy, Daffy Duck) pour retrouver un peu de la substance folle de l’image-réglisse du Mickey des années 1920. En quoi Tex Avery constitue-t-il l’antidote absolu à ce que Disney était devenu ?

Dans mon livre, je place le travail de Tex Avery sous le concept de “profanation”, tel qu’il a pu être évoqué par Giorgio Agamben (une association à laquelle le philosophe italien n’aura sans doute jamais songé !). Je crois que Tex Avery est venu remplir deux positions indispensables, dans ce champ du dessin-animé : d’abord, élaborer un contre-poison à une esthétique du dessin animé qui chez Disney menaçait de s’enkyster dans une sorte de formalisme sucré et satisfait de soi ; ensuite et surtout, porter ce genre du dessin animé à un stade de réflexion sur lui-même, sur l’artificialité de son cadre, qu’on pourrait presque qualifier avant la lettre de postmoderniste – le dessin animé conscient d’être un dessin animé, et jouant dans un tourbillon déchaîné de cette conscience. La concomitance entre le temps du travail de Tex Avery et les premiers longs-métrages Disney est parfaitement éclairante sur ce point.

Le personnage qui réclame le plus votre attention est celui de Balthazar Picsou. Mais pas tant l’original créé en 1947 par Carl Barks que la version réinventée de Don Rosa qui, dans les années 1990, sera le révélateur de sa puissance imaginative. De quelle manière Don Rosa a-t-il réussi à poser un « regard créateur » sur un « matériau purement commercial » ?

J’ai eu la chance de découvrir La Jeunesse de Picsou de Don Rosa quand elle paraissait dans Picsou Magazine dans les années 1990. Le lecteur devait patienter deux mois entre chaque chapitre, mais c’était toujours un émerveillement devant le dynamisme et le sens du détail de ce dessin, l’extraordinaire don pour la narration, le comique irrésistible qui offrait à des jeunes adolescents un sens de l’understatement d’habitude réservé aux adultes. Et même alors, il était difficile pour quiconque de ne pas saisir le jeu passionnant auquel se livrait Don Rosa avec un matériau qui était, certes, historiquement avant tout celui de Carl Barks (qui était encore vivant, mais dont le nom commençait seulement à être mentionné en tête de ses histoires), mais qui surtout, pour la mentalité collective, était celui d’un personnage auquel on associait davantage des clichés que des souvenirs et des sensations. Ce qui a autorisé à Don Rosa son regard créateur sur Picsou, c’est bien entendu une dévotion de fan absolu, et encore davantage son parcours, qui n’est pas celui habituel des studios et des éditeurs Disney, mais celui de la bande dessinée américaine underground et autodidacte. D’où cette irrévérence, cet art gourmand de la citation, cette cohérence historique, ce raffinement détaillé du trait sur lequel l’œil s’attarde sans cesse, jamais vu jusqu’alors dans une bande dessinée Disney.

« Ce que Don Rosa a réalisé, c’est transformer Picsou en un personnage qui ne soit plus vraiment un personnage Disney, […] le métamorphosant en un personnage de roman »

Picsou est très souvent considéré comme la personnification du capitalisme triomphant, l’emblème du self-made man américain, la figure type du multi-milliardaire radin assis sur son tas d’or. Pourtant, Don Rosa a dévoilé la véritable signification du coffre-fort de Picsou en le remplissant non pas d’argent mais de souvenirs : une « arche du rêve enfoui », un « réceptacle insoupçonné de merveilles de la mémoire, d’images précises d’océans, de découvertes, de visages et de voix, attachés à telle pièce, telle partie de trésor, telle liasse de billets. » Une façon de réhumaniser le mythe sans le subvertir ?

Pas tellement réhumaniser, dans le sens où Picsou disposait déjà potentiellement, grâce à l’inventivité de Barks, de multiples souvenirs, traits, habitudes, avec lesquelles Don Rosa est venu jouer en virtuose comme on déploie des variations sur un thème donné. En revanche, je pense qu’on peut bel et bien parler de subversion, car il est difficile après La Jeunesse de Picsou et les dernières grandes aventures dessinées par Don Rosa avant sa retraite, de revenir naturellement vers le Picsou classique (souvent dû à des auteurs italiens) que nous connaissions si bien, et qui désormais a quelque chose pour le regard d’insatisfaisant. Ce que Don Rosa a réalisé, c’est transformer Picsou en un personnage qui ne soit plus vraiment un personnage Disney, qui échappe à ce cadre précontraint, et qui a acquis de ce fait une sorte d’autonomie esthétique, le métamorphosant en un personnage de roman, aussi vivant, réel, que ces amis de fiction que nous croyons nous faire en suivant leurs aventures.

Trouver “l’histoire secrète” qui noue différents mangas autour d’un thème transversal (l’apocalypse) tel est l’ambition de votre deuxième essai, Apocalypse Manga. Vous notez que la plupart des grands mangakas ont assisté au désastre d’Hiroshima : parmi eux, Isao Takahata avait dix ans en 1945, Keiji Nakazawa six ans. Peut-on comprendre leurs créations respectives (Le Tombeau des lucioles et Gen d’Hiroshima) par une volonté de catharsis permettant de retranscrire le drame vécu ?

Le futur prix Nobel de Littérature, Kenzaburo Oê, notait en 1964 (l’année des Jeux Olympiques de Tokyo) dans ses Notes sur Hiroshima que les Japonais étaient encore largement inconscients de ce que les deux bombardements atomiques avaient réellement signifié pour leur pays. Aussi incroyable que celui puisse paraître à un Français, un nombre conséquent de Japonais d’aujourd’hui ne sauraient pas répondre si on leur demandait dans la rue ce qui s’est passé le 6 août 1945. La guerre et ses conséquences sociales ont fait l’objet d’un nombre incalculable de films et de romans (c’est d’ailleurs le sujet principal du Tombeau des Lucioles, adapté d’un roman) ; mais Hiroshima a dû attendre Keiji Nakazawa pour connaître son grand roman graphique – non sans d’ailleurs censures et trahisons. Chez Nakazawa, davantage qu’une catharsis (qui est sans doute, pour un tel rescapé, de l’ordre de l’impossible), il y avait avant toute chose la volonté farouche de témoigner, de témoigner pour les morts comme pour les (sur)vivants. Et le problème le plus ardu était d’ailleurs, non pas de retraverser cette souffrance et cette horreur, mais de lui donner une forme, et de se donner les moyens de trouver cette forme. Nakazawa y est parvenu, à mon sens, d’une manière admirable – que toutes ses adaptations sont venues trahir.

L’arrivée, dans les années 1980, d’Akira de Katsuhiro Otomo constitua un double choc pour le public français : choc graphique et politique. Vous déplorez néanmoins que les personnages principaux de cette saga cyberpunk soient la violence et la destruction, au point d’en être malsain dans leur jouissance propre : « Akira ignore sciemment les drames particuliers qu’engendre toute catastrophe ; et c’est bien là l’une des marques de son insensibilité et de sa gratuité toute inféodée au spectaculaire. » Peut-on alors parler d’œuvre nihiliste ?

Je ne suis même pas sûr qu’on puisse attribuer à Otomo une position politique ou philosophique qui soit identifiable précisément à un nihilisme. J’étais frappé, dans une interview récente de Naoki Urasawa, de lire ce dernier démentir toute intention politique au travail d’Otomo, affirmant au contraire n’y voir comme dans le sien que de la “comédie”. Mis en regard d’Akira ou de Metropolis, ou même de Monster, c’est un jugement qui laisse perplexe. C’est presque la preuve par l’absurde que l’histoire de la bande dessinée ne devrait pas autant qu’elle le fait à l’heure actuelle se reposer sur le témoignage de ses propres créateurs, comme une parole qui a valeur de cadre d’analyse. On peut être certains que, dans le cas d’Otomo, ce dernier est parti d’une grande mêlée d’inspirations : l’air du temps punk, la géopolitique nucléaire des deux blocs, le goût du complot politique, les arcanes mentales à la Jodorowsky, le désir de “faire grand”. Tout ceci a donné Akira – un monument qui a fait date, et domine encore sa discipline, mais dont il fallait bien, un jour, qu’on souligne les failles idéologiques.

Vous convoquez Edmund Burke qui, au XVIIIe siècle, a théorisé la notion de “sublime”, pour analyser l’apocalypse d’Akira. En quoi les réflexions du philosophe irlandais nous permettent-elles de comprendre le « frisson métaphysique » que nous éprouvons devant le manga d’Otomo ?

J’avoue que mon travail sur Akira dans ce livre a consisté, de manière très personnelle, à comprendre enfin ce qui avait opéré sur moi, quand j’avais découvert enfant les gros volumes cartonnés en couleurs de Glénat, une telle fascination horrifiée pour ces scènes de violence et de destruction. C’est là que les clés en provenance d’une histoire de l’art “classique” peuvent s’avérer d’une grande utilité pour éclairer les processus de création d’un mangaka. Dès l’instant où j’ai opéré le rapprochement entre les théories de Burke et la vingtaine de planches d’Otomo qui représentent l’anéantissement de Neo-Tokyo, toute la circulation mentale qui s’opère entre la page imprimée et le cerveau du lecteur qui en perçoit les sensations, est devenue évidente. C’est un rapport d’écrasement du lecteur sous le poids d’un grandiose ténébreux, qui trente ans après son élaboration n’a rien perdu de son efficacité. Ce que j’ai essayé avec ce chapitre d’Apocalypse Manga, c’est contester le bien-fondé de cette efficacité, qui est souvent acceptée avec une admiration totale. Un lecteur anonyme de mon livre a un jour écrit sur Internet à propos de cette analyse : « Je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit, mais je comprends pourquoi il le dit ». Je pense encore aujourd’hui que c’est un très beau compliment !

« La terreur est une passion qui produit toujours du plaisir quand elle ne serre pas de trop près. » Edmund Burke

La faillite du progrès technologique comme religion moderne et l’exploration des noirceurs de la psyché humaine sont au cœur des œuvres de Shotaro Ishinomori (Le Voyage de Ryu) et de Kazuo Umezu (L’École emportée). En quoi la structure de ces deux récits permet de vivre l’apocalypse comme « le miroir déformant des propositions éthiques » ?

L’aspect le plus séduisant d’un monde post-apocalyptique est toujours sa proposition esthétique : c’est celle qui nous frappe la première, qui nous englobe comme un cocon de sensations visuelles, ou qui nous violente comme à coups de gifles. C’est ce qui arrive dans les univers heurtés du Voyage de Ryu, ou dans ceux en perpétuelle décomposition amorphe de L’École Emportée. Mais l’aspect qui doit être sans cesse veillé par l’œil intérieur du lecteur, c’est celui justement de l’éthique : la manière dont les personnages réagissent à cette situation extrême, dont ils interagissent entre eux, dont ils parviennent à maintenir leur fortitude morale face à l’adversité, la violence déchaînée, la mort fatidique. Souterrainement, c’est la propre éthique du dessinateur qui, bien entendu, s’exprime, et qu’il nous faut passer au tamis de notre propre exigence. Chez Ishinomori, le héros propulsé dans un futur méconnaissable qui l’ignore doit sans cesse changer la focale de son regard sur les monstres, mutants et hommes sauvages qu’il croise, chaque fois poussé à déchirer ses préjugés comme ses répugnances. Chez Umezu, ce sont toutes les structures de la société, symbolisées par le lieu scolaire, qui sont abattues sans pitié, tandis que subsistent au milieu d’elles le courage et l’espoir d’un petit garçon. Quelle que soit l’œuvre, son pouvoir éthique réside toujours dans la réponse à cette simple question : quel est le visage de l’empreinte de cette œuvre sur ma propre âme ?

Très intéressant est le parcours d’Hayao Myazaki, que vous surnommez « le magicien désenchanté » : en l’espace de quelques années, il serait passé de l’émerveillement à l’espérance misanthropique, appelant désormais de ses vœux rien de moins que l’anéantissement. De quelle manière ce basculement transparaît-il dans ses films ? Où se situe la ligne de fracture ?

Si on considère rapidement les films de Miyazaki, on se souvient que Nausicaa (à mon sens, le plus beau de tous) se termine par une promesse de rédemption, tandis que Mononoke (qui devait déjà être un “film testament”) s’achève par le constat d’une séparation irréductible entre les univers humains et divins. Chez Chihiro, les humains deviennent littéralement des porcs, et le divorce avec cette humanité, même masqué par le génie du conteur, est consommé. Il faut noter que, lors de la publication d’Apocalypse Manga, Le Vent se lève n’était encore qu’un projet peu défini : outre la splendeur de son équilibre parfait, ce film était frappant par le fait qu’il reprenait l’obsession centrale de Porco Rosso (un film que Miyazaki n’aime pas du tout) et la parachève dans un récit onirique ancré dans l’histoire, aussi beau et efficace qu’une planche de l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg. Un peu comme Stanley Kubrick, Miyazaki a toujours eu comme centre de son œuvre un rapport au concept de civilisation (un mot bien incompris de nos jours), qui dans son dernier long-métrage se conclut à la fois sur un crépuscule onirique et les carcasses idéologiques de l’humanité.

« Quelle que soit l’œuvre, son pouvoir éthique réside toujours dans la réponse à cette simple question : quel est le visage de l’empreinte de cette œuvre sur ma propre âme ? »

De son côté, toute l’œuvre de Leiji Matsumoto (Captain Harlock, Arcadia of my Youth, Galaxy Express 999…) est sillonnée par une profonde mélancolie qui, dans les vastes étendues glacées de l’univers, fait écho aux « mythes et aux fatalités qui pèsent depuis l’aube des temps sur l’humanité ». N’est-ce pas le propre de la science-fiction d’en revenir toujours aux questionnements existentiels de l’Homme à travers les thématiques de la technologie et de l’immortalité contenus dans la trame de la conquête spatiale ?

L’aspect pur de science-fiction n’est pas ce qu’il y a de plus original chez Matsumoto – dans cette part de son travail, il est le pur enfant de son époque, qui s’accapare des schémas et des idées du Zeitgeist pop comme des trames sur lesquelles ensuite réaliser sa propre tapisserie. Et c’est son fil mélancolique qui fait tout le prix de ses différents récits, à la fois Tétralogie et Recherche du Temps Perdu du manga, par l’ampleur de son regard, la beauté lyrique et sombre de son trait, la musicalité de ses découpages – que les animés n’ont eu qu’à décalquer et amplifier. Le cadre spatial est essentiel, il procure l’énergie naturelle de l’ambition, mais ce sont les personnages qui sont le cœur du projet de Matsumoto : ils ne cessent de revenir, dans « les boucles du temps », selon des profils à la fois similaires et différents, et avec la conscience diffuse de suivre des routes simultanément libres et contraintes qui sont amenées à se répéter ; et ils se déplacent avec la grandeur intime de mythes vivants qui symbolisent toujours davantage que leur chair parfois violentée ou désincarnée.

Dans le dernier chapitre de votre ouvrage vous dévoilez, selon vous, le meilleur remède contre l’apocalypse : l’aventure et le rire contenus dans le manga à succès One Piece. En quoi l’équipage de “Chapeau de paille”, que vous désignez comme une « anarchie hédoniste », est-il plus à même de constituer une éthique politique que d’autres shonen populaires (Dragon Ball, Naruto, Hunter X Hunter, GTO…) ?

One Piece, c’est remarquable, dure depuis plus longtemps que toutes ces dernières séries (y compris Dragon Ball, auquel il doit tant, si on ne considère que la période princeps de Toriyama) ; mais surtout, il possède une éthique puissante, que les lecteurs amateurs de combats et d’intrigues s’empressent rarement de remarquer ou souligner. Pour le dire vite, One Piece est un manga qui ne cesse d’affirmer le primat d’une amitié vitale, ancrée dans le tourbillon de l’aventure, et amenée chaque fois à supplanter famille, patrie, tout en détruisant les passions tristes que ces dernières engendrent souvent. Dans mon livre, j’esquisse à ce titre une rapide comparaison avec Naruto qui n’est pas vraiment à l’avantage de ce dernier (sans doute de manière un peu injuste). One Piece est aussi un manga qui, selon la volonté de son auteur Eiichiro Oda, professe un mépris ouvert pour la mort, et pour ceux qui l’infligent, qui fait ricaner les cyniques mais qui est en réalité l’une des plus belles constances du manga d’aujourd’hui, que le sang gratuit est loin de rebuter.

« One Piece est un manga qui affirme le primat d’une amitié vitale, ancrée dans le tourbillon de l’aventure, et amenée à supplanter famille, patrie, tout en détruisant les passions tristes que ces dernières engendrent souvent. »

De cette folle aventure qui court depuis plus de vingt ans, le principe du nakama en constitue le noyau central et significateur. Que désigne-t-il précisément ? Peut-il seulement être traduit en langue française ?

Nakama est intraduisible par un mot précis en français, parce que c’est un mot “rose des vents”, qui ne cesse de pointer vers des directions qui peuvent paraître semblables mais qui n’en sont pas moins chacune une subtilité de l’amitié telle que One Piece l’exalte. Le nakama peut être un ami, un compagnon, un camarade, un collègue de travail. Il ne désigne cependant pas la catégorie, mais le rapport existentiel qui se développe, se nourrit, s’enrichit au contact de cette catégorie. Pour reprendre un terme à la Duchamp, le nakama est un inframince de l’existence, un intervalle extraordinairement ténu et invisible entre les êtres, mais où tout ce qui est essentiel ne cesse de vibrer à l’unisson de passions similaires, d’émulations conjointes, de célébrations joyeuses, et dont la valeur est toujours rehaussée par les épreuves qui le menacent. Nakama est un mot sur lequel la société française pourrait réfléchir avec profit – elle pourrait alors réaliser que cet intervalle, toujours menacé, demeure toujours à construire, et qu’il est pourtant l’un des plus précieux qui soient.

Vous notez qu’aujourd’hui l’apocalypse prend la forme, dans les productions de divertissement de masse, « d’une destruction qui est aussi absolutiste dans l’escalade du spectaculaire qu’elle est vide de propositions éthiques. » Finalement, comment redonner du crédit au récit fictionnel comme rempart à la résignation apocalyptique quand les images sont marquées des sceaux du simulacre, du mensonge et de la vulgarité ?

On pourrait se rassurer en se disant qu’avec l’abominable 2012 de Roland Emmerich (un film qui donne davantage envie de faire partie des milliards de morts qu’il représente plutôt que des affreuses poignées de survivants), un fond a été touché qu’il serait difficile d’égaler – mais au cinéma comme ailleurs, ainsi que nous l’a appris James Bond, « il ne faut jamais dire jamais ». Plus globalement, il suffit de se rappeler que ce n’est jamais la forme même du récit qui est en cause, mais bel et bien le fond que l’on insuffle à ses simulacres et visions pour donner un sens au monde qui semble sans cesse se déliter tout autour de nous. Le mécontentement stérile de notre époque donne souvent de fausses bonnes idées de vandalisme ou de table rase – il suffirait pourtant à des créateurs qui aient une haute conscience de leur domaine de s’emparer de ces formes de récit comme d’un vaste instrumentarium, pour que le rappel incessant de notre exigence d’éthique soit remis sous nos yeux. C’est à cette seule condition que le mensonge et la vulgarité peuvent retourner à l’oubli qu’elles méritent – et que des visages à la fois superbes et joyeux peuvent nous apparaître et nous emmener en ce lieu éthique que nous ne cessons d’oublier.

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