Culture

Nicolas Bénard : « Il m’est arrivé de tomber sur des disques de death metal dans des supermarchés »

Docteur en histoire et chercheur à l’université de Versailles (Saint-Quentin-en-Yvelines), Nicolas Bénard est passionné de heavy metal depuis son adolescence. Après avoir consacré de nombreux articles et quelques livres à ce phénomène dans le prisme de l’histoire culturelle – dont deux travaux d’importance sur les groupes Opeth et Katatonia co-écrits avec Robert Culat –, il a publié « Homo metallicus : Du mythe à la réalité » aux éditions Camion Blanc fin 2017. Dans cet ouvrage riche et passionnant, il convoque des historiens, des ethnologues, mais aussi des travaux journalistiques pour s’interroger sur les mutations de la figure de l’artiste heavy metal, tour à tour perçu par les fans et les médias spécialisés comme une icône quasi-divine, un produit marketing ou un homme normal fait de chair et d’os. Nous avons souhaité le rencontrer pour faire le point sur le foisonnant phénomène culturel des musiques extrêmes, et sur son devenir.

Le Comptoir : Les musiques extrêmes représentent un pan musical à première vue difficile d’accès pour les néophytes. Pouvez-vous nous raconter votre propre rencontre avec cette musique, et ce qui vous y a plu au point d’y consacrer plusieurs ouvrages ?

Nicolas Bénard : La passion ! Je suis âgé de 41 ans et j’écoute du metal depuis le collège. Durant de très nombreuses années, j’ai ressenti une grande frustration de ne pas pouvoir expliquer à mes proches la richesse de ce phénomène qui m’accompagnait dans mon quotidien. Durant mes études d’histoire, en effectuant des recherches sur des sujets très différents, je me suis rendu compte qu’il était possible d’appréhender le phénomène metal sous l’angle de la recherche historique, en s’appuyant sur une méthodologie éprouvée et une rigueur scientifique. Et puis à l’époque, au début des années 2000, tout était à faire en la matière ! Avec d’autres chercheurs comme Nicolas Walzer et Alexis Mombelet, j’étais face à des territoires vierges, ce qui était très excitant ! Aujourd’hui, quand j’observe le nombre de travaux menés sur le sujet, en France et à l’étranger, je suis heureux d’avoir contribué à ouvrir le champ des possibilités pour les chercheurs qui souhaitent travailler sur le metal. Après, il est évident que les livres que je publie s’adressent avant tout à un public “éclairé” de fans de metal, pas à des historiens ou à d’autres universitaires. Mais je suis régulièrement confronté à un public de néophytes, en tous lieux et de tous âges, et je sens que la musique metal est désormais considérée par le grand public comme un phénomène culturel à part entière, ce qui n’était pas le cas il y a 20 ans.

« Ce qui unit tous les fans de metal, c’est une relation quasi charnelle, extrêmement puissante et exigeante. »

En 2010, vous faisiez paraitre votre livre La culture hard rock, un essai sociologique tentant de mettre le doigt sur les habitudes sociales et culturelles des métalleux au sens large. Pensez-vous qu’il existe à ce jour une “communauté metal” ? Si oui, quels en seraient les contours ?

Il existe une communauté metal, c’est évident, mais qui est aujourd’hui très hétérogène. Je renvoie aux études réalisées par des sociologues qui montrent que ses membres ont des origines, ethniques ou sociales, et des situations socio-professionnelles très différentes. Quel est le point commun entre un métalleux finlandais et un autre chilien ? Rien ne les rapproche a priori, à part la musique : sa puissance et sa mélodie, son outrance et sa complexité, et surtout l’imaginaire et l’ensemble des représentations qui lui sont associés. Son historicité, aussi : chacun connaît ses classiques, et les pères fondateurs du genre, aujourd’hui encore, sont adulés. Enfin, ce qui unit tous les fans de metal, c’est une relation quasi charnelle, extrêmement puissante et exigeante. Les sociétés humaines ont trop souvent rapproché les gens autour de réalités ethniques, économiques, spirituelles ou politiques. Avec le metal et la musique en général, ce sont avant tout des vibrations physiques qui relient les hommes.

Satanisme, paganisme, monothéismes, culture geek, romantisme et science-fiction font partie des sources d’inspiration de nombreux acteurs du heavy metal. Comment expliquer que cette musique, plus que toutes les autres, ait pu être aussi syncrétique, qu’elle ait pu attirer à elle et recycler autant d’éléments culturels venus de sphères différentes ?

Tout simplement parce que les (jeunes) artistes ont souhaité parler de ce qu’ils observaient et appréciaient : les films d’horreur, la littérature fantastique, la SF, etc. Autant de phénomènes qui ont longtemps été associés à la jeunesse, un peu rebelle, des sociétés occidentales. La musique metal a donc donné un second souffle à tous ces “mauvais genres” en leur offrant une exposition plus large, notamment en dehors des pays occidentaux. Il semble donc que les artistes metal aient agi comme de véritables éponges – ce qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui lorsqu’on voit des groupes intégrer à leur musique des éléments de leur culture, qu’elle soit asiatique, moyen-orientale ou brésilienne. L’intérêt pour le paganisme est quant à lui relié à un phénomène plus large que l’on observe un peu partout en Europe, notamment dans les pays protestants où la spiritualité traditionnelle (chrétienne) est en déclin et où les jeunes cherchent d’autres formes de spiritualité. Les apôtres du paganisme défendent aussi une vision renouvelée du rapport de l’homme avec la nature, ce qui s’inscrit dans l’air du temps : l’écologie, politique ou citoyenne, a le vent en poupe.

« Il s’agit surtout, pour les artistes metal (sauf les criminels, évidemment) de s’interroger sur LA seule et unique véritable question existentielle : qu’y a-t-il après la mort ? »

Avec des festivals comme le Hellfest, le Download ou le Motocultor, le heavy metal jouit d’une représentation de plus en plus forte en France : cette scène devient populaire, mais on peut aussi imaginer qu’elle demeure en vase clos. La musique et l’esthétique metal parviennent-elles chez nous à se diffuser dans d’autres sphères culturelles ou à d’autres publics, comme c’est le cas dans d’autres pays comme la Suède ?

Je pense que, d’une manière générale, toutes les musiques vivent un peu en vase clos. Le reggae, le jazz ou la techno ne sont pas des musiques très diffusées et elles vivent grâce à des magazines et webzines spécialisés et quelques gros événements, exactement comme le metal. Concernant celui-ci, je trouve qu’il s’infiltre progressivement dans les différentes strates de la société. De nombreuses expos sont organisées. Je suis moi-même régulièrement sollicité pour animer des conférences, répondre à des journalistes des médias généralistes, en France et à l’étranger. Certains personnages de BD et de films sont des amateurs de metal. Des hommes politiques, des sportifs soutiennent ce phénomène, en tout cas n’hésitent plus à afficher leur passion pour ce genre. Il m’est arrivé de tomber sur des disques de death ou de black metal dans des supermarchés, ce qui était improbable jadis !

Le groupe de black metal Mayhem

Le metal est une musique qui a toujours défrayé la chronique et qui fait aujourd’hui encore couler de l’encre, notamment à propos d’un des sous sous-genres, le black metal. Bien souvent, on reste dans le spectacle, mais à la fin des années 1980, certains musiciens de la scène black metal ont explosé le cadre artistique et musical en brûlant des églises ou en se rendant responsables de meurtres, devenant d’authentiques figures du Mal. Aujourd’hui, le style s’est normalisé, mais certains de ses acteurs continuent à prôner une forme de misanthropie et un anti-conformisme assez orienté. Selon vous, le black metal s’est-il fondu dans ce qu’on pourrait appeler une “marchandisation du cauchemar” ?

C’est possible. Le cauchemar, ou plus généralement la mort, a toujours fait vendre. Regardez le succès des Églises, quelles qu’elles soient. Les livres sacrés sont jonchés de milliers de morts, réels ou fictifs. La peinture, la littérature puis le cinéma ont aussi participé, en quelque sorte, de cette marchandisation, pour reprendre votre terme. Je crois qu’il s’agit surtout, pour les artistes metal (sauf les criminels, évidemment) de s’interroger sur LA seule et unique véritable question existentielle : qu’y a-t-il après la mort ? Qui peut essayer de répondre à cette question ? Eh bien les prêtres, ou les artistes. Les groupes de hair metal, qui ont grandi dans une Amérique un peu plus ouverte et moins puritaine, ont opté pour des thématiques épicuriennes ; les black metalleux, eux, ont préféré tancer le diable, sans doute pour irriter leurs parents et leurs représentants (politiques, religieux) dans des sociétés scandinaves certainement très ennuyeuses à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Les musiciens des scènes extrêmes ont toujours été vus comme des quasi-divinités par leurs fans. On pense notamment aux groupes les plus anciens et les plus populaires, comme Motörhead, Iron Maiden ou Kiss. Dans votre dernier ouvrage Homo metallicus, vous montrez pourtant que depuis quelques années, l’image médiatique des icônes d’hier est de plus en plus tournée vers la normalité et le quotidien. Comment l’artiste metal a-t-il pu à ce point changer de visage en vingt ans ?

Parce qu’il a vieilli, tout simplement ! Il a vieilli en âge, mais il a aussi vieilli avec son temps. Internet a favorisé les rapprochements entre artistes et fans. Et nos vieilles gloires ont choisi de suivre le mouvement. Une question de survie ! Les artistes se sont sans doute aussi lassés de faire des grimaces, de porter des tenues extravagantes et de faire semblant d’être méchants, notamment lorsqu’ils ont découvert la paternité. Et puis le monde de la presse a évolué : les magazines spécialisés ont vu arriver des webzines tenus par des amateurs à l’esprit critique plus affûté, car plus libre, ce qui a contribué à désacraliser l’image de l’artiste.

« Les artistes metal sont bien plus valorisés aujourd’hui pour ce qu’ils font, leur musique, que pour ce qu’ils sont, des stars ou des semi stars. »

Dans votre livre, vous vous appuyez sur des philosophes, des historiens, mais aussi sur un important corpus d’articles tirés de la presse metal française : Enfer, Rock Hard, Metallian… Vous semblez dire que c’est en grande partie cette presse qui a construit l’image de l’artiste metal au fil des époques, lui conférant au départ un statut divin pour finir aujourd’hui par exhiber sa vie de famille. Ce qui ne change pas, finalement, c’est que l’artiste en tant qu’individu est toujours sous le feu des projecteurs, il est le cœur du sujet. En faisant de l’artiste un héros puis un quasi-personnage de télé-réalité, est-ce que cette presse n’a pas tout simplement suivi l’esprit de l’époque ? Y-a-t-il vraiment rupture avec l’imaginaire du héros musicien ou assiste-t-on plutôt à son prolongement logique par un narcissisme exacerbé et un marketing du quotidien?

Ce que j’ai pu observer, surtout, c’est que les questions des journalistes de la presse spécialisée des origines (Enfer, Metal Attack, etc.) ne portaient guère sur la musique en tant que telle, sur le processus de composition, etc. Aujourd’hui, c’est très différent. On peut lire des interviews portant sur des points très techniques, que ce soit à propos du processus de composition, de l’enregistrement, etc. En ce sens, les artistes metal sont bien plus valorisés aujourd’hui pour ce qu’ils font, leur musique, que pour ce qu’ils sont, des stars ou des semi stars. Du coup, la relation est beaucoup plus saine, d’autant que beaucoup de fans sont aussi musiciens, ce qui n’est pas le cas dans d’autres genres musicaux. L’image et l’imaginaire metal, bien sûr, restent très forts. Nous voulons tous voir Rob Halford en cuir, sur sa moto, et découvrir les magnifiques décors en carton-pâte d’Iron Maiden ! Mais le plus important, j’insiste dessus, c’est avant tout la musique, la partition, ce qui n’a pas toujours été le cas.

Votre livre revient tout de même sur certains cas d’école, comme celui de Ozzy Osbourne qui a dévoilé son intimité et celle de sa famille face caméra dans une télé réalité. De la même manière, vous évoquez des exemples de journalistes qui réalisent des reportages avec une complaisance digne de Paris Match… La presse metal n’a-t-elle pas elle aussi ses médias people ?

Je ne crois pas. J’ai l’impression que ce sont les artistes qui parlent spontanément d’eux-mêmes et de leur vie privée. Les journalistes de la presse metal gardent une certaine distance par rapport à l’intimité des artistes. Maintenant, il est difficile pour eux de refuser de visiter la maison de Dani Filth ou de participer à un barbecue chez un musicien célèbre ! Plus sérieusement, les journalistes ont peut-être connaissance de choses personnelles concernant les artistes, sans doute même quelques ragots, mais ils évitent soigneusement de les colporter pour préserver la relation privilégiée qu’ils entretiennent avec eux. C’est aussi cette relation particulière qui fait la force de la communauté metal, loyale et unie autour de ses figures tutélaires. Si la presse metal se mettait à faire du Paris Match, c’en serait fini d’elle.

Le groupe Ghost en live

Cependant, quand on fréquente les concerts et les festivals metal, on se rend compte que de nombreux musiciens continuent à se cacher derrière des masques (on peut penser à Ghost), à entretenir un decorum et des poses savamment étudiés (Watain, Arch Enemy) ou à être glorifiés par leurs fans qui continuent à ritualiser les concerts…Des exceptions qui confirment la règle ?

Je ne crois pas qu’il s’agisse de glorification. La musique metal, qui peut être parfois très complexe, lyrique et épique, serait moins séduisante si elle était jouée par des musiciens en costumes trois pièces, statiques, le cheveu bien peigné. L’outrance visuelle participe de l’outrance musicale qui fait quand même partie de son ADN. Cela fait partie du spectacle. Le metal est un art “total” : la musique est au centre mais gravitent autour d’autres formes artistiques, notamment visuelles. Je ne suis pas certain que, chez lui, le musicien de black metal se promène grimé tout de cuir vêtu. Même chose pour le fan de metal qui, une fois l’an, ressort son vieux t-shirt de Sepultura ou de Tankard, et même sa veste à patchs, pour le Hellfest. Le reste de l’année, le plus souvent, il porte une tenue bien plus conventionnelle.

Dans Homo metallicus, on trouve aussi une foule d’anecdotes pas très glorieuses sur les artistes au sein des musiques extrêmes. Alcool, drogue, sexe et blagues potaches y sont légion, entretenant le vieux mythe rock ‘n’ roll de la décadence. S’il existe une culture metal, est-elle pour autant toujours une culture de l’excès ?

Une culture de l’excès, de la démesure, de l’ubris, considérée comme la faute fondamentale chez les anciens Grecs. Pour autant, cette démesure ne s’associe pas uniquement à des comportements et faits négatifs. Elle se perçoit aussi dans la volonté de repousser les limites techniques et esthétiques, d’ouvrir les marges tous azimuts. Cette culture de l’excès est sans arrêt réaffirmée : peut-on penser différemment lorsqu’on voit Metallica organiser un concert sur le continent antarctique ou encore la croisière metal 70 000 tons ?

Par la réaffirmation constante de cette culture de l’excès, les musiques extrêmes, autrefois subversives, ne s’illustrent-elles pas aujourd’hui comme le symbole de nos sociétés de consommation ?

C’est en effet possible. Les métalleux sont très excessifs dans leur “consommation” de la musique, dans ce qu’on appelle les pratiques culturelles. Mais il faut comprendre que, pour beaucoup de fans, notamment dans les années 1980, il était difficile d’avoir accès à de nombreux disques, sauf à effectuer des voyages fréquents à Londres et aux États-Unis, ou à pratiquer frénétiquement le tape trading. On ne va donc pas reprocher aux métalleux aujourd’hui de télécharger, légalement ou illégalement, des MP3 de manière quasi illimitée. Et puis cette hyperconsommation permet à la scène de poursuivre son développement car plus les fans achèteront de disques, de merchandising ou de places de concerts ou festivals, plus les artistes auront une chance de survivre, même sans le soutien des professionnels de la musique ou des médias généralistes.

Vous concluez votre ouvrage en annonçant que « loin de s’afficher comme des héro(ïne)s, la grande majorité des artistes [metal] se présentent comme des femmes et des hommes comme les autres. » L’artiste contemporain, dont l’artiste metal n’est qu’un des avatars, aurait-il définitivement renoncé à être confondu avec un super-héros ?

Qui sont les super-héros de nos jours ? Je ne sais pas. Adule-t-on aujourd’hui les chanteurs de deathcore ou de djent comme on adulait Rob Halford, Bruce Dickinson ou Axl Rose ? Rien n’est moins sûr. C’est peut-être un peu triste, mais le fan de metal, s’il est véritablement un geek, n’est pas un groupie. Par conséquent, je préfère parler de “modèle” ou de “référence”, notamment pour ce qui concerne la technique musicale ou la spiritualité (et encore, celle-ci n’est pas religieuse). C’est cette relation assez saine et solide qui unit et unira pour longtemps encore les artistes et les fans.

Récemment, le groupe Slayer a annoncé sa dernière tournée, et certains pères fondateurs du metal – Ronnie James Dio, Lemmy Kilister, James Hanneman – ont déjà passé l’arme à gauche. Comment voyez-vous l’avenir des musiques extrêmes ?

Je ne sais pas vraiment. Le Hellfest, le Wacken, le Download séduiront-ils toujours autant lorsque Judas Priest, Metallica, Iron Maiden et consorts auront (vraiment) pris leur retraite ? Peut-être. Quoi qu’il advienne, je suis certain que le monde du metal saura s’adapter au changement, comme il l’a fait depuis 45 ans. Ni l’émergence d’autres styles musicaux, ni le rejet parfois violent de la société civile, encore moins la révolution numérique ne l’ont affaibli sur le long terme. Il se développera sous des formes différentes mais les “pères fondateurs”, même une fois passés à la postérité, seront toujours présents, d’une façon ou d’une autre, pour guider les artistes plus récents. Après tout, la musique classique a survécu à bien pire, non ?

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