Le 8 mars 2018 sortait dans les librairies « Une histoire populaire du football » de Mickaël Correia. Des origines du football sous ses formes primitives à la création de clubs en coopératives opposées à la logique marchande, l’auteur que Le Comptoir a rencontré propose une histoire du sport le plus populaire du monde vue d’en bas. En une vingtaine de chapitres, Mickaël Correia fouille avec précision et rigueur différents lieux et périodes. La thèse principale de l’ouvrage est de nous rappeler à quel point l’univers du ballon rond est, depuis toujours, le terrain de lutte des classes entre les dirigeants d’industrie et hommes politiques soucieux d’asseoir leur autorité et de maintenir leurs “sujets” sous domination, et les gens ordinaires voulant se réapproprier un sport reposant sur des logiques de solidarité et don de soi.
Dès le XVIe siècle, les jeux de balle collectifs posent problème aux autorités. Foutbale, jeu de soule, folkball réunissent d’innombrables paysans opposants des villages, parfois dans des ambiances conviviales, parfois dans la violence. Le jeu de ballon « renforce le lien communautaire » et « régule les conflits individuels et intervillageois ». Plus encore, les parties peuvent être détournées à des fins insurrectionnelles contre de riches propriétaires. En Grande-Bretagne, c’est le moment où la privatisation des terres prive d’espaces communs les paysans fragilisés par l’essor d’une noblesse bourgeoise. C’est à partir de cette période que la gentry se réapproprie le jeu de ballon, le rationalise et l’utilise dans ses public schools (écoles privées, contrairement à ce que son nom indique), pour réformer la jeunesse. En 1863, les lois du football se formalisent et donnent naissance à un jeu principalement axé sur le dribbling game poussant les gentlemen à chercher avant tout à faire gagner l’équipe grâce à l’exploit individuel. Moins de dix ans plus tard, les ouvriers écossais du Queen’s Park FC de Glasgow donnent naissance au passing game : peu de dribbles, beaucoup de passes, des mouvements de soutien au porteur du ballon. Correia raconte : « Reflétant la culture ouvrière, marquée autant par l’entraide que par la division du travail, le passing game consacre le football en tant que sport collectif, où le geste fondateur [est] de construire collectivement le jeu. […] La passe incarne l’acte altruiste au service de toute l’équipe. »
« Tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois. » Albert Camus
La révolution industrielle pousse les paysans à vendre leur force de travail aux usines des grandes villes. Exploités et opprimés par un patronat peu soucieux de leur bien-être, les ouvriers se structurent et de nombreux syndicats émergent. C’est dans cette perspective que les patrons d’usines s’intéressent au football comme outil de contrôle des classes populaires. De nombreux clubs connus aujourd’hui encore sont fondés à la fin du XIXe siècle. Arsenal, West Ham United ou encore Manchester United voient le jour et leurs joueurs vont progressivement demander à être mieux rémunérés. En effet, seuls les dirigeants des clubs profitent de l’expansion du football et se redistribuent des recettes croissantes. En France, en Angleterre, en Italie et ailleurs, le football se développe sous la tutelle du patronat et parfois même de l’Église. C’est dans ce contexte que l’auteur présente de nombreuses formes de résistances et alternatives au football business naissant, tout en montrant comment les ouvriers ont aussi profité de cet essor.
Foot facho
L’ouvrage de Mickaël Correia recense de nombreux récits d’un football vu d’en bas. Parmi ces histoires, Correia aborde le rapport politique-football. En 1924, dans Mein Kampf, Hitler décrit le sport comme outil de formation des masses au service du Reich. En 1933, le ministre de la Propagande Joseph Goebbels déclare que « le sport allemand n’a qu’une seule tâche : renforcer le caractère du peuple allemand, lui insufflant un esprit combatif et la camaraderie indéfectible nécessaire à la lutte pour son existence ». Bien que le Führer n’apprécie pas le football, il en connait la puissance attractive et en fait ainsi un outil de propagande. Progressivement, les Juifs sont exclus du championnat, et en 1938, le football allemand est décrété officiellement judenfrei.

Les joueurs italiens saluant Mussolini pendant la Coupe du monde de 1934.
La même année, l’Allemagne nazie annexe l’Autriche. Un match amical est organisé opposant l’Allemagne à la Wunderteam autrichienne, emmenée par le célèbre attaquant Matthias Sindelar. Ce match doit servir à envoyer un message aux deux peuples et il est décidé en avance que la rencontre se soldera par un 0-0. Sindelar ne l’entend pas de la même oreille : l’équipe de rêve domine et bat les nazis 2-0. Conscient d’avoir signé son arrêt de mort, Sindelar enfonce le clou en refusant de rejoindre la sélection allemande pour participer à la Coupe du monde en France, la même année. Il sera retrouvé mort, aux côtés de sa femme, en janvier 1939. Si certains évoquent un suicide, d’autres n’hésitent pas à parler d’assassinat perpétré par la Gestapo. En Italie, le Duce Benito Mussolini fait de la Coupe du monde de 1934, organisée en Italie et remportée par les Azzuris (l’équipe nationale italienne), un sacre médiatique du fascisme. Correia raconte également l’Espagne d’un Franco utilisant le football pour dépolitiser les foules. Le Caudillo a fait du Real Madrid le club symbole de son pouvoir. Face à lui se dresse le FC Barcelone, à la fois catalan et républicain. L’auteur détaille comment le stade du club, le Camp Nou, devient le lieu d’expression et d’épanouissement de l’identité catalane et des idées républicaines. Les rencontres opposant le Real au Barça portent en elles, aujourd’hui encore, une charge politique énorme.
Foot do Brasil : football social contre football libéral
Si les Anglais ont inventé le football, ce sont bien les Brésiliens qui ont remporté le plus de Coupes du monde (1958, 1962, 1970, 1994, 2002). Et, dans l’imaginaire collectif, le Brésil reste la référence en matière de football. Correia nous ramène au début du XXe siècle et nous plonge dans la genèse du foot samba. Ce football technique, plein de ruses, de feintes et de dribbles, naît en réponse à la brutalité des Blancs s’exerçant sur les terrains d’une société raciste. Comme il le rappelle, « le joueur noir […] dribble pour sauver sa peau. » De nombreux clubs refusent les joueurs noirs dans leurs effectifs et certains d’entre eux doivent se blanchir la peau pour pouvoir pénétrer sur les terrains et disputer des rencontres. Le club de Vasco de Gama est fondé en 1923 avec la volonté de « faire tomber les barrières de la ségrégation » et devient alors un refuge pour les joueurs de couleur souhaitant jouer au ballon.
« La beauté vient en premier, la victoire en second. L’important, c’est la joie. » Socratès
Cet esprit de refus de l’injustice traversera les décennies jusqu’au début des années 1980 et jusqu’à un certain Socratès. Le doctorant en médecine évolue chez les Corinthians, est membre du Parti des travailleurs et opposant au régime. Accompagné par le jeune sociologue Adilson Monteiro Alves, désigné comme directeur sportif du club, les joueurs du SC Corinthians, alors en deuxième division, mettent en marche une organisation démocratique directe. Sponsoring, droits télévisés, horaires des repas, tout est sujet à discussion, à débats et soumis au vote. Pratiquant un football original, audacieux et offensif, les joueurs n’hésitent pas à porter des maillots floqués du slogan ensanglanté « Democracia corinthiana ». Leur football total participe grandement au réveil démocratique brésilien et « attise le feu protestataire qui couve dans tout le pays ».
À l’opposé de ce football social, le roi Pelé incarne un football libéral. Celui que beaucoup considèrent comme le meilleur joueur de tous les temps a signé de nombreux contrats publicitaires tout au long de sa vie (notamment avec Mastercard). Son nom est d’ailleurs une marque déposée. C’est cette voie que suivent les joueurs brésiliens d’aujourd’hui. De Ronaldo à Neymar, en passant par Ronaldinho, aucun d’entre eux ne prend de position politique courageuse dans un pays où le football reste encore un moyen « d’échapper au déterminisme social et racial de la société ».
Mickaël Correia : « Le football marchand et le football populaire ne sont pas deux sphères étanches »
Nous avons rencontré Mickaël Correia, l’auteur de « Une histoire populaire du football ».
Le Comptoir : Peut-on dire, en reprenant Marx et Engels, que l’histoire du football est l’histoire de la lutte des classes ? Est-ce que, pour reprendre les termes de Warren Buffet, ce sont les bourgeois qui l’ont gagnée ?
Mickaël Correia : C’est vrai que l’on pourrait dresser un parallèle entre l’histoire populaire du football et l’histoire de la lutte des classes. Mais c’est beaucoup plus complexe et sinueux que cela car on est dans une lutte, non pas pour une réappropriation des moyens de production mais pour la réappropriation d’une pratique d’origine populaire, le football. Et je parle bien de “réappropriation” car il y a eu dépossession des jeux populaires de ballon rond par la bourgeoisie industrielle aux XVIIIe-XIXe siècles.
Cette réappropriation du foot par les groupes sociaux opprimés à travers l’Histoire s’opère en donnant une dimension sociale, émancipatrice et/ou contestataire au football afin de résister contre l’ordre patronal, patriarcal, dictatorial, colonial, marchand… Alors certes, il y a eu accaparement du football par la bourgeoisie qui a codifié, standardisé, industrialisé, institutionnalisé et marchandisé le ballon rond, mais il demeure un football sauvage, qui se pratique dans la rue, hors clubs (au Brésil, où le foot est roi, il y a à peine plus de deux millions de licenciés dans un pays de 200 millions d’habitants – le foot brésilien se pratique avant tout dans la rue) et un amour populaire du football qui se retrouve dans les clubs amateurs comme dans les tribunes.
Le football marchand et le football populaire ne sont toutefois pas deux sphères étanches, bien au contraire, les frontières entre ces deux mondes sont poreuses et conduisent à des contradictions nourrissantes : le FC Barcelone est un des étendards des pires dérives du foot business et va en même temps être le porte-voix des aspirations politiques du peuple catalan, et être extrêmement populaire en Palestine car la cause indépendantiste catalane et sa rivalité avec la grande puissance de Madrid (représentée par le Real) résonne tout particulièrement avec la lutte des Palestiniens pour faire reconnaître leurs droits.
Est-ce que vous comprenez que l’on puisse s’extasier sur le retourné de Cristiano Ronaldo contre la Juventus en quart de final de la Ligue des champions malgré le fait qu’il soit payé des millions ?
Oui bien sûr, et j’ai été le premier à savourer ce geste. Quand on voit la technicité et la virtuosité déployées pour ce retourné et surtout l’audace et la confiance en soi pour le faire en quart de finale de la Ligue des champions, on ne peut qu’applaudir. Comme l’a fait l’ensemble du stade turinois pour ovationner ce but incroyable. C’est la contradiction même de l’industrie du football, gangrenée par l’argent, mais qui peut parfois offrir un magnifique spectacle. Comme le disait très bien Eduardo Galeano : « Nous sommes tous des mendiants du beau jeu. » Pour faire une comparaison avec le cinéma, on peut aimer les petits films d’auteur, un cinéma singulier à fibre sociale, produit avec peu de moyens mais on peut aussi apprécier un bon blockbuster à gros budget avec des stars. Je supporte le Red Star de Saint-Ouen (et pourtant on joue en National) et le triplé d’Abdoulaye Sané vendredi dernier contre l’Entente Sannois Saint-Gratien était juste magique mais je vais aussi prendre du plaisir à voir un millionnaire comme “CR7” marquer des buts… En même temps, ce retourné était presque mécanique, on sent qu’il y a eu beaucoup de travail en amont pour exécuter ce geste à la perfection. En un mot, ce retourné résume ce qu’est devenu le footballeur pro (et in fine la figure du cadre d’entreprise ?) : un mélange de sacrifice au travail et d’ego surdimensionné.
On assiste à la résurrection du passing game, notamment avec la révolution Guardiola et son jeu de position qui a inspiré de nombreux entraîneurs à l’image de Tuchel, Nagelsmann, Sarri, etc. Quel regard portez-vous sur cette évolution ? Ne la voyez-vous pas comme le réveil d’une sorte d’inconscient socialiste et révolutionnaire ?
Tuchel, Guardiola et Sarri, un « inconscient socialiste et révolutionnaire », mouais. Je pense plutôt qu’on commence à atteindre les limites du jeu toute en puissance et en physique mais aussi de la financiarisation à outrance des clubs. On a beau mettre tout l’argent du monde pour acheter les meilleurs joueurs, s’il n’existe pas une culture de jeu (comme au Barça par exemple) et qu’on ne travaille pas l’esprit collectif, rien ne se passera sur le terrain. Une agrégation de onze joueurs de talents ne forme pas une équipe et la défaite du PSG en Ligue des champions l’illustre bien. A contrario, quand on voit ce que fait le SSC Napoli cette saison sous l’égide de Sarri, c’est intéressant de voir la puissance en acte de la construction collective du jeu court et offensif. Et ce n’est pas anodin que Sarri vienne du foot amateur, il est moins formaté.
Si vous vous trouviez devant des joueurs de football amateur, des joueurs du dimanche, que leur diriez-vous en quelques mots ?
Que j’espère qu’ils prennent avant tout du plaisir et que l’air de rien, malgré les matchs joués avec une terrible gueule de bois, malgré les terrains lunaires et le peu de moyens que leur consacrent les institutions, ils représentent l’âme populaire du football…
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on aime beaucoup le foot
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- Comment le football a façonné l’histoire du Brésil
- Pour en savoir plus sur la lutte des classes dans le football pendant l’entre-deux guerres, c’est ici
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Non seulement les classes populaires ont été dépossédées du sport le plus répandu et qui était « le leur » (autrefois, financiers, stars, politiciens,…n’allaient pas s’afficher en tribunes à proximité de la populace…) mais, le plus souvent, elles n’en ont pas vraiment conscience. Tout ce qui est présenté dans l’article est assez bien vu et largement recevable. Il me semble qu’un aspect moins exposé mérite de l’être: le sport professionnel, le foot en particulier, est une vitrine idéologique du capitalisme florissant et de l’individualisme forcené. C’est un support efficace de prosélytisme subtil…et acclamé par les foules. On peut y retrouver aisément la conception fondamentale de nos zélites zactuelles: « que chaque jeune rêve de devenir milliardaire »!…Haute conception humaniste et grande vision progressiste!…Le vieux-con que je suis a joué au ballon (car chez nous, les gueux, seul « le ballon » existait) jusqu’à la quarantaine et lorsque des supporteurs estimaient que j’aurais pu continuer (le physique tenait à peu près le coup), il m’arrivait de répondre que ce n’était pas moi qui abandonnais ce sport mais ce sport qui m’avait abandonné. J’appartenais, avec quelques copains, à cette espèce disparue qui n’acceptait pas de se laisser guider par l’argent. Pourtant, un de mes premiers dirigeants me l’avait répété plus d’une fois: « vas-y, c’est pour faire ton bonheur ». Peut-être avait-il raison mais sans doute la vrai question se cachait-elle dans ce qu’il nommait bonheur.
Méc-créant.