Tahiti, une colonie postcoloniale ? Paradoxal, mon cher Candide… Et l’un des non moindres paradoxes y est que le discours antiraciste y est souvent le cache-sexe d’un parti-pris anti-indépendantiste.
Avant de venir vivre en Polynésie Française, je n’avais guère de connaissance a priori des réalités locales, hormis une image d’Epinal aux contours flous (lagon bleu, cocotiers, vahinés) que je savais forcément déceptive – et qui forcément le fut – et quelques articles catastrophistes sur la situation sanitaire et sociale locale (obésité, violence, nucléaire). Mais ce qui m’impressionna tout de suite, impression persistante jusqu’ici et qui s’approfondit, est celle de vivre dans une colonie de la République – une colonie paradoxale, une colonie postcoloniale.
J’avais vécu dans d’anciennes parties des Empires français et britanniques – protectorats comme le Maroc ou le Cambodge ou joyau de la Couronne comme l’Inde – ou dans des pays colonisés mais toujours en cours de colonisation – territoires palestiniens de Cisjordanie ou marches tibéto-birmanes de la Chine – mais jamais dans une colonie réalisée, achevée – une colonie postcoloniale. Et certains traits récurrents pendant ces deux années ici passées ont frappé le candide que j’étais. C’est donc là d’où je parle, d’où je prétends parler. Tout ce que je sais sur la Polynésie, c’est que je ne sais rien. Mais je ne prétends pas ici jouer Socrate, mais plutôt Candide – qui convient à mon idiotie. Candide à Tahiti. Pour que cette candeur ne tourne pas au malentendu à l’égard des Polynésiens, pour que s’écrive autre chose sur cette blancheur qu’une énième redite des lieux-dits, des lieux communs accumulés depuis plus de deux siècles sur les Polynésiens, ou une quantième redite de leur énonciation et dénonciation, je m’astreindrai ici à partager quelques impressions dues à la fréquentation des Popaa, Farani, « Blancs », « Français » – dont je suis.
Ce qui m’a frappé ici, c’est la récurrence d’un discours virulemment hostile aux indépendantistes tahitiens chez les Popaa, les « Blancs », et notamment les Farani, les Français installés ici. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas la valeur ou la validité du discours indépendantiste en lui-même, mais c’est le discours popaa sur les indépendantistes, ses présupposés, ses préjugés, ses a priori, ses justifications et légitimations conscientes ou inconscientes – avec le soupçon que ce discours est un discours colonial déguisé – qu’on le juge inconscient ou de mauvaise foi, car personne n’assume en tant que tel un discours qui s’affirmerait franchement colonial.
Certains Farani font jusqu’à une équivalence entre le mouvement indépendantiste polynésien et le Front National, entre le « Tahiti aux Tahitiens » de Pouvana’a a Opoa et « La France aux Français » de l’extrême-droite française, entre Oscar Temaru et Jean-Marie Le Pen, tous ramenés sous l’étiquette commune de nationalisme et partant de racisme et de xénophobie. D’où une nouvelle catégorie victimaire et donc accusatoire développée par nombre de Popaa installés en Polynésie Française : le « racisme anti-Popaa ». Oscar Temaru ? Raciste anti-Popaa ! Chantal Spitz ? Raciste anti-Popaa ! etc. Comme si la Polynésie Française était un pays souverain recevant une immigration sous son contrôle, comme si le peuple polynésien était un peuple souverain travaillé par des démons xénophobes voire racistes contre les innocents immigrés Popaa…
Or, même un slogan comme « La France aux Français » n’a pas le même sens selon que l’on se place dans la période de l’occupation allemande lors de la Seconde Guerre mondiale par exemple ou dans celle de la Cinquième République – d’un côté, un slogan souverainiste de résistance contre une occupation étrangère, de l’autre, un discours d’exclusion voire d’expulsion vis-à-vis d’une population étrangère immigrée. Que les deux se recoupent souvent dans un pays colonisé n’a rien d’étonnant (et ne peut faire pousser des cris d’orfraies qu’aux belles âmes) puisque la colonisation démographique même minoritaire fait partie de la colonisation politique, économique et culturelle. Repensons à l’Algérie Française : « L’Algérie aux Algériens », slogan anticolonialiste ? nationaliste ? xénophobe ? raciste ? Pieds-Noirs et Popaa, même combat ?
Mais l’immigrant n’a pas du tout le même statut s’il est colon (membre de la puissance coloniale, du pays colonisateur) ou au contraire immigré dans un pays souverain – et assimiler l’un à l’autre relève de l’aveuglement ou, plus probablement, de la mauvaise foi. Se voir comme un immigré rejeté par la population locale ou une partie de celle-ci dans le cadre d’un mouvement de libération nationale lorsque l’on est objectivement, de fait, un colon – et notamment un membre de l’administration coloniale – relève de la fameuse mauvaise foi des salauds décrits par Sartre.
Le discours majoritaire popaa est un discours colonial – néocolonial ou postcolonial – qui ne dit pas son nom. Les rares Popaa ayant une position plus mesurée voire plus favorable aux indépendantistes, ou, du moins, ayant une position, méthodologique par exemple pour un universitaire, de neutralité, ni pro ni anti indépendantiste, sont facilement qualifiés, comme je l’ai entendu dire par exemple de Bruno Saura, anthropologue à l’Université de la Polynésie Française, par des professeurs du secondaire et supérieur établis comme lui en Polynésie Française depuis deux ou trois décennies, « plus indépendantiste que les indépendantistes » voire « vendu aux indépendantistes » (sic) – et le reste à l’avenant, sur d’autres universitaires Popaa comme Jean-Marc Regnault, Bernard Rigo ou Serge Tcherkézoff, considérés quasiment comme des traîtres. Traîtres à quoi ? Là est la question, le point aveugle, l’angle mort… Traîtres au projet colonial-postcolonial, traîtres à leur race, leur ethnie, leur pays, leur groupe social ? On reste bien sûr dans le non-dit, dans l’implicite, voire l’inconscient.
Quoi qu’il en soit, ce genre d’expressions partisanes si ce n’est manichéennes est typique d’un discours colonial – celui qui ne participe pas aux attendus implicites de ce discours ou qui porte un discours autre, notamment universitaire ou littéraire, étant considéré comme un traître. Sans même forcément connaître directement la situation coloniale ou postcoloniale de la Polynésie Française, une simple écoute ou étude de ce discours popaa sur les indépendantistes révèle une mentalité coloniale ou de type colonial, avec la bonne conscience de l’antiracisme en plus. Je ne nie pas qu’il y ait un discours anti-indépendantiste polynésien (dit « autonomiste ») et non proprement popaa – mais je fais ici le pari qu’il n’est pas le même, dans sa critique de l’indépendantisme, que le discours popaa anti-indépendantistes.
Evidemment, ce ne sont ici que des impressions dues à l’anti-indépendantisme des Popaa, notamment ceux installés de longue date en Polynésie Française, que j’ai rencontrés et fréquentés, ou parfois simplement croisés, cette thématique anti-indépendantiste affleurant très vite dans la conversation, presque comme un signe de reconnaissance, comme un prérequis, un accord implicite, une évidence partagée, forcément, puisque évidente, un symbolon placé dans le discours et dont on suppose toujours déjà la correspondance chez l’interlocuteur popaa. Evidemment, ces candides impressions, ou impressions d’un candide, demanderaient à être vérifiées par une véritable enquête de terrain avec des entretiens auprès d’échantillons significatifs de la population popaa de Polynésie Française.
On pourrait parler aussi de la récurrence des clichés coloniaux sur les Polynésiens naguère mis en lumière par Bernard Rigo ou des représentations croisées décrites par Bruno Saura, qui polluent jusqu’à la formation des professeurs et éducateurs – et qui sont parfois repris de manière revendicative par les identitaires tahitiens de la mouvance indépendantiste – mais là n’est pas directement mon propos. Ce qui serait ici intéressant, ce n’est pas non plus d’analyser le discours indépendantiste – d’autres l’ont fait comme Bruno Saura – mais de disséquer les dits et non-dits du discours popaa sur les indépendantistes. C’est une sociologie, ou une ethnographie, des Popaa de Polynésie qu’il faudrait faire – l’idéal serait qu’elle soit réalisée par un ethnologue polynésien, ou plutôt une équipe mixte, car le discours popaa, qui ne se méfie pas de son interlocuteur popaa, pourrait changer face à l’enquêteur « maohi » – de même que le discours indigène n’est pas le même que dans l’entre-soi lorsqu’il s’adresse à l’enquêteur étranger – « Blanc ».
Candide de Thunder-ten-tronckh
Nos Desserts :
- À lire, le Bêtisier océanien. Ce qu’il faut savoir de l’Océanie et dictionnaire des erreurs accumulées, de Jean Guiart (2013)
- Lieux-dits d’un malentendu culturel. Analyse anthropologique et philosophique du discours occidental sur l’altérité polynésienne, de Bernard Rigo (2013)
- Les ouvrages de Bruno Saura : Des Tahitiens, des Français – Leurs représentations réciproques aujourd’hui (2011) ; Pouvanaa a Oopa. Père de la culture politique tahitienne (2013) ; Tahiti ma’ohi – Culture, identité, religion et nationalisme en Polynésie française (2013) ; Histoire et mémoire des temps coloniaux en Polynésie française (2015)
- Lire enfin Tahiti – 1768. Jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental de Serge Tcherkézoff (2013)
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