Politique

Humanité ou humanoïde ?

Le capitalisme ne fera pas machine arrière. Toutes les tentatives actuelles de moralisation, de limitation, de répartition, d’écologisation voire de redistribution sont inutiles. Les États sont morts. Les marchés dominent. Et la technocratie prend de l’ampleur. Le passage du compromis keynésien à l’économie dérégulée depuis les années 1980 a changé la nature de la valorisation du capital. Aujourd’hui, pour accomplir sa destinée prophétique, le capitalisme entre dans sa phase terminale : celle d’une anthropologie numérique où l’homme va devoir se machiniser ou périr. À moins qu’il se révolte et amorce un changement massif et radical de son mode de vie.

La crise du capitalisme est une épée de Damoclès qui finit tôt ou tard par tomber. Mais quand ? Et est-ce la der des der ? Même si plusieurs s’échinent à déterminer rationnellement l’ampleur du nouveau « krach« , personne ne sait réellement ni quand ni de quelle manière il adviendra. Une chose est pourtant sûre : l’atterrissage serait brutal et bien malin celui qui peut aujourd’hui prédire comment les hommes se comporteront dans un monde où la planète se détériore à vive allure, où les montagnes de dettes et de désespoir s’accumulent, et où les révoltes grouillent un peu partout dans le monde. Bref, tout le monde sent que le sol se dérobe sous ses pieds mais personne ne connaît l’ampleur du tremblement de terre à venir. Les limites anthropologiques et écologiques sont sur le point de céder face à l’illimitation structurelle du capitalisme.

En réalité, nous assistons à un passage de témoin, à la fin d’une ère : celle de la mort définitive du sinistre effet placebo du keynénianisme. Avec le boom fordiste de l’après-guerre, le capitalisme avait réussi sa mutation. Il fallait tout reconstruire. Tout rebâtir. Vendre un nouveau rêve. Un nouvel idéal. Une « america way of life » à tous les citoyens de la planète. Les marchandises coulaient à flots. On s’équipait à tour de bras. On entrait dans la vie de confort. La paix du commerce semblait suivre son cours. Les syndicats obtenaient des augmentations de salaire ! Le patronat s’inclinait sans sourciller pour ses profits ! L’État s’enrichissait ! La concorde semblait trouvée. Le capitalisme était à son âge d’or. On ne jurait plus que par lui.* Les riches vivaient bien ; les pauvres devenaient moins pauvres. C’était Alice aux pays des merveilles. C’était la sociale-démocratie.

« Plus les marchandises étaient produites rapidement, du fait des améliorations technologiques, plus la valeur individuelle de ces mêmes marchandises diminuait. »

Pourtant, il y avait un hic dans tout cela ; un virus dans le système. « Une contradiction interne » selon les mots de Karl Marx. En effet, dans le monde capitaliste, le prix de toute marchandise est évalué par le temps de travail qu’il faut pour la produire. En apparence, pendant le boom « fordien-kéynésien » chaque hausse de productivité entraînait une augmentation en volume du nombre de produits mis en circulation. Mais, en réalité, quelque chose d’autre se passait en coulisses. Plus les marchandises étaient produites rapidement, du fait des améliorations technologiques, plus la valeur individuelle de ces mêmes marchandises diminuait. Or, c’est bien cette diminution qu’il fallait à tout prix éviter en haussant encore la productivité et en produisant toujours plus de marchandises afin de compenser la dévalorisation permanente des marchandises produites. Cela nécessitait alors une extension du marché, appelée aujourd’hui globalisation, pour écouler ces nouveaux produits et une extension du salariat à l’échelle mondiale.

Capitalisme 2.0

Dès lors, confronté à l’insoluble équation de cette dévalorisation permanente, le capitalisme productif devait nécessairement muter pour garantir sa survie. C’est ainsi que le capitalisme fictif entre en jeu. Dès les années 80, avec la politique mise en place par Thatcher et Reagean – grandement influencée par les analyses de Friedman et son école de Chicago – nous assistions à la naissance de ce que l’on a appelé « la dérégulation financière ». En clair, le capitalisme productif était mort ! Vive la spéculation ! Dans les faits, cela s’est traduit par une explosion des titres financiers à l’échelle mondiale. Et jusqu’à la situation ubuesque où 98% des marchandises qui se baladent sur le globe sont aujourd’hui des crédits ou autres « produits financiers » contre 2% de produits réels. Nous sommes alors passés d’un capitalisme qui produisait de la valeur dévalorisée à un capitalisme qui anticipe de la valeur dans l’avenir qu’elle n’a pas encore créée. Autant dire que le capitalisme d’aujourd’hui vend la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Dès lors, les « économistes moraux » qui réclament le retour à la théorie du ruissellement n’ont rien compris à la mutation en cours. Tout comme les marxistes qui réclament un honnête partage – qui n’a jamais existé – entre le capital et le travail, et qui pensent encore que « l’industrie de papa » a de l’avenir et qu’il suffit de moraliser chrétiennement nos chers financiers pour les faire revenir dans le droit de chemin.

En fait, c’est oublier que le financier lui-même n’est qu’une personnification du capital – certes grassement payé – et qu’il n’est aucunement le responsable attitré de cette soit-disant dérive. C’est au contraire le capitalisme qui dérive et qui nous entraîne tous dans sa chute. Aujourd’hui, si les dettes explosent, si les crédits s’envolent, si les bourses enregistrent des montants records, c’est tout simplement parce que la valorisation du capitalisme se réalise dans les sphères financières et plus dans les entrailles de la production réelle. En effet, l’argent, comme toute marchandise s’échange, et ne cesse de se dupliquer, de se redupliquer grâce à tous les trésors d’inventivité mathématique de l’ingénierie financière. La crise de 2008 n’était qu’un avant goût de ce qui nous attend, et le rôle joué par les banques centrales comme prêteur en dernier ressort ne fera que se renforcer. Posant ainsi la question de la légitimité démocratique de ces institutions totalement opaques et des conséquences réelles de leurs politiques monétaires sur la vie quotidienne de millions de gens.

« Nous sommes passés d’un capitalisme qui produisait de la valeur dévalorisée à un capitalisme qui anticipe de la valeur dans l’avenir qu’elle n’a pas encore créée. »

ll est clair, aujourd’hui, que le capitalisme fictif est entré dans sa phase dite d’ « ubérisation », à savoir une suppression du travail vivant par le travail mort, par le travail technologique. Général Motors ne tire pas ses immenses profits de la vente de ses voitures, mais du nombres d’investissements spéculatifs qu’il réalise. Si l’on comprend que le capitalisme est toujours fonction du travail vivant, des hommes en chair et en os, l’on doit comprendre alors que le passage à une économie dite numérique pousse nécessairement le capitalisme à sa perte. Pour l’instant, la technologie joue le rôle de porteur de valeur, d’espoir de valorisation, de renouveau du capitalisme, mais sans jamais voir que le capitalisme tire depuis toujours son profit du travail vivant, des hommes, et jamais des machines ! Nous voilà alors entrés dans cette période de transition effrayante où les technoprophètes sont les nouveaux religieux de demain, poussant l’homme à se machiniser, à se barder de puces, de robots, pour continuer à suivre le mouvement d’un capitalisme toujours plus inhumain. Il suffit de voir les alertes incessantes de tous les organes officiels sur le climat pour comprendre qu’il ne reste plus qu’un choix : une sortie du capitalisme ou la mort de l’homme par K.O. Un véritable renouveau ou un véritable « black out« .

Benjamin Edgard

* Contrairement aux idées reçues, l’URSS n’échappait pas à cet enchantement capitaliste, comme l’avouait Lénine en 1918 dans la Pravda : « Notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l’implanter en Russie« .

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6 réponses »

  1. Le problème, pour sortir du capitalisme, Mammon, le veau d’or, c’est qu’il faut savoir quel autre maître adorer. C’est Dieu évidemment, mais la majorité des gens, en Occident du moins, lequel tient encore la baguette, ne sait pas Ce que C’est. En s’affranchissant de l’Eglise, à juste titre, on a jeté le bébé avec l’eau du bain. Donc toute une idéologie et la morale qui va avec, un autre esprit, une autre conscience, sont nécessaires, et quoi d’autre que l’effondrement pourrait en provoquer la naissance, ou le renouveau ?

  2. Deux remarques:
    1) le capital fictif est presque contemporain du capitalisme. On en trouve de longues analyses dans le livre III du « Capital ».
    2) les marxistes (si ce mot a un sens) ne réclament pas un juste partage mais « l’expropriation des expropriateurs »… Ce n’est pas exactement la même chose.
    Une discussion sur l’évolution du capitalisme est évidemment de la plus haute importance, mais il faut aussi prendre en compte la dimension globale du capitalisme, ce qui inclut, en premier lieu, le capitalisme chinois mais aussi le russe…
    Affaire à suivre donc.

  3. Cet article me plait en grande part.

    Je passe donc sur quelques détails annexes parfois mentionnés dans les commentaires.

    La crise actuelle n’EST que la crise du capitalisme.
    Et c’est parce-que ce système, ce régime économico-social, est de nature dictatoriale (et totalitaire cumul et confusion des pouvoirs) qu’il n’y a pas de réforme possible.
    C’est donc l’impasse fatale. Ce qui se constate de par l’absence de réaction (au sens r/évolution) à tous les signaux d’alerte. Bcp de bruit mais pas de remédiation car le pouvoir dictatorial ne se partage pas sans disparaître.

    Ma désolation est que cette constatation émerge à grand-peine maintenant alors que tous les symptômes étaient visibles il y a plus de 20 ans.
    Et que durant cette période, il ne s’est rien passé sinon amplification des problèmes.

    Une fois ce constat fait, Que Faire ? (comme le disait V.O.)
    Et c’est ici que nous constatons l’horreur d’une profonde nuit, pardon d’un futur im-pensable.

    Il ne nous est pas possible de dire le quoi, le comment le pourquoi !
    Les concepts, les désirs, les mots pour le dire ont été préemptés (volés) par la propagande capitaliste qui nous a fait vivre dans un rêve perpétuel, on dirait maintenant une vie virtuelle en parallèle du réel ainsi masqué.

    Nos addictions aux écrans et autres conforts sans efforts (grâce à l’industrialisation/usage de l’énergie fossile finie) nous a sorti de la chaîne causale qui détermine notre vie, notre niveau de vie, les moyens, …
    On a perdu pied depuis longtemps et nous nageons pour ceux qui savent ; les autres se noient ou restent sur le rivage où les vagues les assomment sur les rochers côtiers. Désolé pour la métaphore facile mais je continue.

    Les riches ont pris place sur les navires de plus en plus luxueux (et voraces), les ouvriers-employés nagent pour ne pas sombrer, les autres embarquent sur toutes sortes de corps flottants plus ou moins précaires. Le capitalisme vit de la nécessité de nager pour ceux qui n’ont pas rejoint les places privilégiées.
    Les capitalistes vivent bien malgré l’éloignement de la terre-ferme, les autres survivent dans la précarité.
    Nous tous avons quitté puis oublié le rivage du réel.
    Mais le pétrole vint à manquer. La mer devient si sale et si petite que nous nous empoisonnons (et désempoissonnons), le retour sur la berge est impossible, elle est trop petite et inconfortable.
    Alors c’est la fuite en avant, la panique vers le chaos
    Alors certains ont choisi la Lune ou Mars, la fuite car l’espoir a fui dans le ciel noir.
    Les riches au pouvoir ne font rien car ils espèrent s’en sortir et ne lâcheront rien sans risquer gros.
    Le système ne peut que disparaître et (la plupart d’entre-) nous avec, massivement.
    Comme l’histoire nous l’enseignait (mais ce n’est que de l’histoire, dévorée par le présent), tout casser pour que rien ne change…

    C’était la première et dernière leçon sur le capitalisme racontée à mes contemporains.

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