Société

À Divercity, le néolibéralisme est un jeu d’enfants

À Guatemala, c’est un parc à thème étonnant qu’accueille le centre commercial La Pradera Concepción. Les enfants y jouent des rôles de professionnels pour se plonger, en s’amusant, dans le monde des adultes. Sans que les parents ne s’en rendent compte, la pédagogie ludique s’assoit sur un fondement marketing, qui en fait un véritable outil idéologique.

Ce qui saisit l’esprit lorsque pour la première fois on parcourt Guatemala Ville, c’est une atmosphère de qui-vive, l’impression d’un urbanisme indexé sur la peur et l’insécurité : gardes armés de fusil de chasse à l’entrée des parkings et commerces (chaînes de fast food omniprésentes, stations service, bars et restos chic…), grilles aux fenêtres ou en devanture des épiceries de quartier, hauts murs coiffés de tessons de bouteille coulés dans le ciment ou bien de barbelés, vitres teintées pour presque toutes les voitures… Si sa réputation de ville violente excède ou distord sa réalité au point d’en repousser les touristes, la sécurité est, à Guatemala Ville, un problème si central qu’il modèle tout autant un urbanisme fermé, isolant chacun de son voisin, que les comportements mêmes, adaptés à la longue.

Un continu appauvrissement de l’État depuis les années 1980 explique en bonne partie l’inefficacité policière et le choix, pour ceux qui en ont les moyens, de chercher des lieux sûrs pour sortir – qu’il s’agisse de boire un verre, manger entre amis, emmener les enfants se divertir… Contrairement au Mexique ou à d’autres pays latino-américains, on ne trouve quasiment pas de terrasses extérieures, donnant sur la rue. L’espace public est si pauvre en squares familiaux, les sorties dans la nature si potentiellement risquées, que les centres commerciaux (malls) sont devenus avec le temps les lieux par excellence de tranquillité d’esprit pour les parents, des lieux sûrs, hors de menace, propres et ordonnés, à l’écart d’une ville insécuritaire, sale, chaotique et bruyante. Lieux de repos, de paix, de sûreté, de sortie dominicale avec les enfants, avec les amis, flânerie dans le triste tapage des néons et de la pop niaiseuse.

Ouvert de 8h à 22h tous les jours, La Pradera Concepción est représentative de ces centres commerciaux massifs et verticaux, sans rapport avec les zones commerciales étalées en périphérie des villes que nous connaissons en France. Entouré de quelques restaurants de chaîne (Saúl pour le chic, Pollo Campero pour le tout public) et un Starbucks dont les toits de tuile ont ici quelque chose d’exotique et tranchent avec l’omniprésence grise et désordonnée du béton, l’énorme vaisseau commercial impose son gigantisme à l’étasunienne. Cerné de jardinets et de massifs décoratifs, tons verdoyants s’harmonisant au rose orangé des tuiles et des briques, le bâtiment plastronne posé là comme un coffre fort d’opulence où les marques sont en assomption et les consommateurs en sûreté dans ce lieu où rien ne peut arriver – et, surtout, rien de mal.

Dans ce mall, se trouve un espace de jeux pour les enfants : Divercity.

« ¡Buenas noches, bienvenido a Divercity ! [i] » Il est 11 heures du matin, les portes du parc viennent d’ouvrir – et la tournure nocturne de la salutation surprend. Dans cette mini-ville de 4200m² à hauteur d’enfant, la nuit n’a pas de fin. Une nuit « pour de faux », sans lune et sans étoile, et dont les seuls luminaires sont des néons clinquants de logos et de marques. Un hors-le-temps folâtre et pareil, peut-être, aux contes de l’enfance, parenthèse sans permission de minuit pour les enfants de 3 à 13 ans. Mais est-ce tout à fait le revers du monde éveillé, du monde du dehors, quelque Pays des merveilles ? C’est plutôt là une nuit vide de peur et de monstres ; une nuit sans fantaisie, sans poésie et sans ces défis symboliques où se joue l’héroïsme en mode mineur par quoi l’enfant surmonte ses craintes.

Car ici foin des enchantements : avec son hôpital et sa caserne, son supermarché et sa banque, sa route en circuit fermé qui serpente sous la lumière clinquante des néons, ses usines de biscuits ou de sodas, Divercity ressemble à une vision idéalisée de la ville centre-américaine, expurgée de ses aspérités et telle que beaucoup ici la préféreraient sans doute : propre, ordonnée, sûre. Et foin de fées ou de sorcières, de géants et de créatures de l’imaginaire : à Divercity, les enfants s’amusent… à imiter le monde des grands, se font pompier, architecte, chirurgien, vétérinaire, pilote de ligne, présentateur de télévision… « On traite l’enfant comme un adulte », explique José Rojas, responsable du marketing. Le concept ? Un « modèle d’apprentissage » ludo-éducatif [ii] qui voit dans l’enfant le citoyen de demain et l’aide à se découvrir une vocation professionnelle, à apprendre l’épargne et la gestion d’un budget « À moyen ou long terme, comme il serait gratifiant pour le parc de savoir que c’est ici que l’enfant a découvert qu’il voulait être journaliste ou architecte ! »

À Divercity, l’initiation au monde des adultes commence donc… à la banque. À l’entrée, l’enfant se voit remettre un chèque, qu’il doit déposer. S’il s’agit d’une première visite, un compte est ouvert et une carte de débit lui est remise. Le compte peut être débité, par retrait au guichet ou sur les bornes dans l’enceinte du parc, mais aussi crédité par les « revenus » qu’il génère en réalisant diverses activités.

« Dans le monde réel, lorsque quelqu’un réalise un travail, il est payé. Dans le parc, nous avons une monnaie, le Divis et, quand il  »travaille », c’est-à-dire quand il joue un rôle, l’enfant est payé. Il gagne des Divis. Il peut ainsi acheter des entrées, des lots… Il peut acheter son permis de conduire [à l’attraction correspondante]. Dans le monde réel, celui qui va à une fête foraine et veut monter dans un manège doit payer. Et qui a une activité professionnelle est rémunéré. L’enfant comprend ainsi comment fonctionne le monde. Nous avons pu faire en sorte que les enfants repartent avec une connaissance plus grande de ce que font papa et maman dans le monde réel. Cela donne une valeur accrue au travail et aux efforts de papa et maman. L’argent ne sort pas de nulle part. L’enfant comprend alors :  »Pour avoir cet argent, avec lequel ils me paient l’école, papa et maman travaillent et je l’ai compris parce que je suis allé à Divercity et que j’ai travaillé moi aussi. » »

« Divercity ressemble à une vision idéalisée de la ville centre-américaine, expurgée de ses aspérités et telle que beaucoup ici la préféreraient sans doute : propre, ordonnée, sûre. »

À parcourir les allées de Divercity, saluant à chaque attraction – « ¡Buenas noches! » – ses jeunes animateurs et animatrices, l’idée de monde réel dont parle José Rojas se fait plus claire. Sur fond de mélodies pop doucereuses dans l’esprit de celles des séries de Disney Channel, s’anime un univers rythmé par la production et la consommation, le gain et la dépense. Un simulacre du monde réel où la technologie et les écrans sont omniprésents : cabine de pilotage d’avion, auto-école, manège de l’« usine de sodas » avec ses casques 3D, écran géant indiquant la chorégraphie à suivre dans l’espace discothèque Talent Show, bracelet électronique pour que les enfants demeurent repérables par les parents. Sans oublier la perpétuelle floraison bleutée des écrans bourgeonnant sans fin au bout des bras de parents qui, en cohorte, filment leurs petits pour autant de vidéos et d’images sans avenir que, probablement, jamais ils ne regarderont.

Les enfants « apprennent » à devenir pilote de l’air devant des écrans, dans une imitation de cabine d’avion.

Marketing expérientiel

Ouvert en août 2014, l’établissement est une franchise issue d’un modèle né en Colombie huit ans plus tôt, à Bogota. Porté par le succès du premier établissement Divercity, deux autres ont vu le jour en Colombie (Medellín et Barranquilla) en 2010, puis à Lima, au Pérou, en 2011. Après celle de Guatemala, une sixième franchise a également ouvert au Panama en 2016.

Ce parc ludique a logiquement trouvé sa place au sein du mall La Pradera Concepción, inauguré en 2005 en présence du président et oligarque Óscar Berger Perdomo. Représentatif du gigantisme des centres commerciaux à l’étasunienne, étagés et massifs, modernes et climatisés comme on en trouve beaucoup en Amérique centrale, celui-ci a coûté pas moins de 40 millions de dollars. Un investissement réalisé par Desarrollos Inmobiliarios Concepción, entreprise commune des groupes Castillo Hermanos et Multi-Inversiones (à travers leur branche construction Multi-Proyectos, d’ailleurs sponsor de l’activité d’« architecte » de Divercity), qui comptent parmi les « quelques entreprises les plus puissantes d’Amérique centrale » [iii]. Et qui, accessoirement, sont la propriété de deux familles les plus éminentes de l’oligarchie locale [iv] : les Castillo [v], très ancienne famille dont la présence et l’influence au Guatemala remonte aux premiers temps du colonialisme, ainsi que les Bosch-Gutiérrez, parvenus plus récemment aux sommets de l’élite nationale, après la fondation dans les années 1970 de la holding Multi-Inversiones [vi].

Serait-ce par sens aigu du civisme et par philanthropie que ces familles, à travers leurs entreprises, se piquent d’investir 7,3 millions de dollars [vii] pour un parc de divertissement pour enfants ? Mais alors, quel type de citoyen s’agit-il de former et pour quel type de société ? Car toute pédagogie civique porte en elle l’idéal dont elle désire l’avènement. Sans surprise, il ne s’agit en tout cas pas d’un lieu sanctuarisé et à l’écart de l’influence des marques : elles sont partout. La raison en est claire : c’est là le cœur du sujet, le cœur du projet lui-même. « Les diverses marques dans la ville Divercity sont des marques réelles. Quand l’enfant connaît la marque Shell, il reconnaît la station-service pour y être déjà allé, chez nous. En matière d’impact des marques, pour les partenaires qui sont alliés à nous, Divercity est un marché expérientiel où l’enfant associe à une marque une expérience positive [viii] », explique sans ciller José Rojas. Et de poursuivre : « Nous proposons à l’enfant une expérience imprégnée [permeada] par la marque : par exemple, il conduit un véhicule Toyota ou va au supermarché La Torre. L’enfant apprend à conduire un véhicule, à différencier le feu vert et le feu rouge, à connaître l’existence du passage piéton… »

Sous le patronage des marques Aliansa et Rufo, propriétés du groupe Multi Inversiones, les enfants peuvent jouer au vétérinaire.

Mais, somme toute, à tout seigneur tout honneur : propriétaires des lieux, pourquoi les deux holdings ne profiteraient-elles pas de leur espace pour y promouvoir leurs produits ? En l’espèce, si le sponsoring de diverses activités, l’affichage des marques ou la présence du bar à café Barista et du fast food Pollo Campero (sorte de KFC créé en 1971 au Guatemala et qui compte à ce jour des restaurants dans dix pays, dont 70 aux États-Unis) en sont les formes les plus visibles, la visite des espaces d’activité en révèle de plus inattendues.

« ¡Buenas noches! », salue l’ingénieure qui fait visiter l’usine de fabrication de biscuits. Étape après étape, des mécanismes reproduisent le circuit de la matière brute au produit emballé. Pas aussi attirant que les activités-phares (les pompiers, l’ambulance, le terrain de football…), l’espace n’accueille qu’un seul enfant. Guère enchanté par l’expérience, il manipule docilement les leviers des machines aux couleurs vives, tandis que l’animatrice récite son explication du processus de fabrication des « délicieux biscuits Can Can », un produit du groupe Molinos Modernos, branche alimentaire du groupe Multi-Inversiones. Et, remettant un sachet en cadeau au jeune visiteur vaguement blasé, l’ingénieure de conclure en rappelant : « Can Can nourrit ton imagination ».

Une prolétaire animatrice de Divercity explique à un enfant de la bourgeoisie de la capitale, jouant l’ingénieur dans l’agro-alimentaire, le fonctionnement d’une usine de fabrication de biscuits.

Un peu plus loin, du côté de l’entrée, l’espace « Diver-chefs » accueille l’activité cuisine. « ¡Buenas noches! » Devant ses plaques à induction, une animatrice faisant office de chef rappelle quelques règles d’hygiène, demande aux enfants de se laver les mains, d’enfiler la blouse-tablier de marque Toledo et la toque en carton dûment estampillée Pollo Rey. Puis interroge les enfants :
« Que propose Pollo Rey ?
– Des nuggets !
– Tout à fait !
– Et que nous offre Toledo ?
– Du jambon !
– Oui, très bien. Et quoi encore ?
– Des saucisses !
 »
Après cet examen informel de reconnaissance des marques, sponsors de l’attraction et toutes deux propriété du groupe Multi-Inversiones, la jeune « chef » initie les enfants à la « cuisine » en les faisant passer l’un après l’autre derrière les plaques pour découper une tranche de jambon, lui ajouter du ketchup et réaliser une figure dans l’assiette en plastique. Ils y ajoutent ensuite un des nuggets qui, entre-temps, grillaient dans un fond d’huile. L’animatrice ne manque pas de rappeler, tout de même, qu’il « ne faut pas manger trop gras ».


À deux pas de là, en surplomb de l’entrée, un panneau affiche la nuée de logos des « partenaires » de Divercity, couronnée par cette phrase : « Le rêve des enfants fait réalité grâce aux grandes marques ». Me reviennent les propos de Patrick Le Lay sur le « temps de cerveau disponible » que la télévision doit propitier par le divertissement pour « aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit ».

« C’est auprès du Banco Industrial que les enfants apprennent l’épargne et la gestion de l’argent. Une banque championne de l’optimisation fiscale. »

La même logique est ici à l’œuvre et les entreprises ne s’y trompent pas. Par un fait de hasard, lors de ma première visite, le mercredi 17 janvier, j’avais croisé un groupe d’investisseurs, peu diserts et guère enclins à répondre, qui réalisaient une reconnaissance en vue de l’éventuel « parrainage » d’un futur espace d’activité. Au total, il serait plus à-propos de reformuler : « Le rêve des grandes marques fait réalité grâce aux enfants ».

Grâce, surtout, aux adultes. Parents, ONG, écoles privées ou publiques : tous convaincus par la pédagogie ludique et vertueuse de Divercity (« Ce que nous cherchons avant tout, explique José Rojas, c’est à encourager l’autonomie de l’enfant, qui doit savoir décider ») y accourent : 180 000 à 200 000, rien qu’en 2017. Des quatre coins du pays, des bus entiers sont affrétés, qui déversent là des milliers d’enfants, livrés en pâture aux marques. C’est que, somme toute, il en va des adultes et de la société de demain : la mission de Divercity relève pour ainsi dire de l’intérêt général, d’où des partenariats avec des écoles, dont les directeurs visitent régulièrement l’établissement. Quand cela est nécessaire, l’entreprise fait dans la « responsabilité sociale entrepreneuriale » : 10 000 enfants auraient ainsi pu bénéficier, l’an dernier, d’un tarif moindre ou de la gratuité.

Le plus ironique tient sans doute à la nature des dispensateurs de leçons de civisme. C’est ainsi auprès du Banco Industrial que les enfants apprennent l’épargne et la gestion de l’argent. Une banque championne de l’optimisation fiscale [ix], dont les des deux familles propriétaires de Divercity sont membres du conseil d’administration et dont l’un des actionnaires a trempé, voilà quelques années, dans un scandale de pots-de-vin auprès de fonctionnaires de l’administration fiscale pour mieux s’exonérer de l’acquittement d’une dette [x].

Les enfants sont aussi invités à trier les déchets, chose d’une extrême rareté au Guatemala, comme pour préparer les futurs « éco-citoyens ». Dispensée par des groupes capitalistes dont les activités (brasserie, construction, élevages industriels de poulets, etc.) sont particulièrement polluantes, ces leçons d’écologie ne manquent pas d’ironie. Et c’est encore sans mentionner les habitudes coutumières de l’oligarchie à pratiquer l’évasion [xi] et l’optimisation fiscales et à jouer de son influence en la matière pour plier les politiques publiques en sa faveur [xii], ce qui a longtemps contribué à faire du Guatemala un paradis fiscal [xiii].

« Savais-tu que : trier et recycler les déchets contribue à conserver un meilleur environnement. À Divercity, tu joues et tu apprends.« 

« Nous agissons comme des zombies »

À demi hébété par l’incessant flot de pop sucrée et par cette nuit d’artifice, de plastique et de lumières criardes, j’approche des parents et engage la conversation. Que disent-ils du discours sur la responsabilisation de leurs enfants, « adultes et citoyens de demain » ? Et cette saturation publicitaire, cette omniprésence agressive de réclames, de marques, de logos, qu’en pensent-ils ? Tel papa dit apprécier que ses enfants « puissent jouer diverses professions » et telle maman que « les activités encouragent les enfants à être plus responsables, car ils manipulent de l’argent, réalisent des prestations et sont payés ». Et la pub et les marques ?

« Avez-vous remarqué que nombreuses attractions sont sponsorisées par des entreprises de la famille Gutiérrez Bosch ?
– Non.
– Mais cela ne vous gêne-t-il pas qu’il y ait autant de marques et de publicités ?
– Non, ça me va.
 »

Sur une demi-douzaine de parents aucun ne voit cela d’un mauvais œil. Il est vrai que, au Guatemala, l’omniprésence de la publicité, dans l’espace public où plastronnent des panneaux démesurés, comme à la télévision, avec plusieurs coupures de réclame dans le moindre film ou programme, a fini par acquérir une certaine « naturalité ».

Assis sur un banc, un père se fait un peu plus causant. Pour lui, ce n’est pas un problème de Divercity, mais du Guatemala même. « Malheureusement, dans notre pays, c’est notre pain quotidien. Je serais ravi si on retirait tous les panneaux publicitaires gigantesques de la ville pour ne plus jamais les remettre. Avec ma famille, on préférerait voir plutôt les arbres et les montagnes que des panneaux publicitaires, mais voilà, c’est notre environnement et il faut s’y faire… » Monsieur, je lui demande, ne trouvez-vous pas, tout de même, qu’il en va ici d’une influence néfaste sur les esprits des enfants ? « En effet ! Je n’ai pas pensé immédiatement à cet aspect de conditionnement, parce que bon, il est parfois plus commode de se dire « Je ne me complique pas la vie ». Mais oui, c’est un conditionnement… Cela dit, nous tâchons de profiter du lieu comme espace de divertissement ! » Des propos qui résument assez bien l’esprit guatémaltèque – articulation d’une mélancolie et d’un désabusement fataliste bien enfouis sous des dehors allègres. C’est que, face à un système économique et politique si corrompu qu’il confisque l’avenir, l’humour ou la disposition à jouir de l’instant sont les seules réponses, réponses de désemparés. Sans comprendre cela, on ne saisit pas l’arrière-plan tragique de cette joie spontanée, mais superficielle, de cette tournure d’esprit des Guatémaltèques à rire de tout, puisque tout est perdu d’avance – et que sans cela, les motifs ne manqueraient pas de s’accabler à en mourir.

Assis à une table du fast food Pollo Campero (marque phare du groupe Multi-Inversiones), un couple de quadragénaires discute, après que les enfants ont terminé leur repas et sont retournés vaquer aux jeux. Je m’approche et m’attable avec eux, sous un arbre artificiel. « Pour diverses raisons culturelles propres au pays, nous avons permis en tant que société cette invasion parfois assez absurde de la communication et la publicité, qui a atteint un point de saturation. Mais notre société finit par trouver ça normal », observe Otto, d’un propos sûr et clairvoyant. Mais cette saturation de marques à Divercity et l’usage du prétexte éducatif pour pratiquer du placement de marque, qu’en pense-t-il ? « Il y a une absence d’implication ou d’intérêt de la part du gouvernement ou des entités publiques qui devraient s’efforcer à construire la citoyenneté, à commencer chez les enfants. Or, il y a très peu d’efforts dans ce sens et l’initiative privée répond à cette situation… d’une façon démesurément commerciale. » Au Guatemala, pays à l’oligarchie aussi brutale et corruptrice qu’elle est ignare, le marché fait sa loi.

« La fabrication du consentement et de l’adhésion des classes moyennes urbaines a tout d’un enjeu-clé pour le maintien de la domination des élites. »

L’analyse se fait plus précise, curieusement paradoxale, inattendue dans ce lieu. « C’est une situation terrible, ceci à l’échelle de l’humanité. Nous nous sommes déshumanisés et sommes devenus réceptifs à ces conditionnements que le système lui-même permet et provoque. Nous sommes clairement victimes de la macro-économie. Au final, nous ne nous rendons pas compte et agissons comme des zombies, dressés à faire uniquement ce que le système nous ordonne. Sortir de ce courant est très difficile. »

Et c’est un fait : le pays n’en sort pas. De mars à août 2015, pourtant, une succession de manifestations populaires, essentiellement le fait des classes moyennes urbaines, éduquées et ladinas, avait eu lieu contre la corruption et l’impunité, en réponse à des scandales d’envergure nationale. Mois après mois, affaire après affaire, une commission des Nations unies implantée au Guatemala [xiv] pour soutenir le ministère public dans des enquêtes sur la corruption et l’impunité, en révéla leur caractère systémique. Mouillés, la vice-présidente et plusieurs ministres tombent en quelques mois, jusqu’à contraindre, en septembre, le président Otto Pérez Molina à la démission [xv]. Aujourd’hui, tous sont en prison, en attente de jugement. Enivrés par leur soudain « réveil » démocratique, beaucoup de citoyens, qui protestaient alors pour la première fois, avaient cru à une « révolution ». Mais, au total, l’échec politique de ces mobilisations populaires n’avait abouti à aucune réforme significative et, surtout, s’était soldée par l’élection d’un candidat fantoche. Comédien populaire, Jimmy Morales bénéficia surtout du rejet de la classe politique dans son ensemble, reconduisant, avec un entourage de libertariens et d’ex-militaires d’extrême-droite, une alliance de droite dure proche de celle de son prédécesseur. Trois ans plus tard, le pays va toujours aussi mal, sinon pire. Pour le sociologue Virgilio Álvarez Aragón, l’échec politique de cette « révolution qui n’a jamais eu lieu » [xvi] tiendrait à l’imaginaire de classes moyennes : « L’individualisme consumériste a pénétré jusqu’au plus profond de l’idéologie des classes moyennes, autant comme effet de la propagande qui se répand à l’échelle mondiale, que par effet de la valorisation de cette attitude de la part des héritiers des forces contre-insurrectionnelles. Il existe, dans la société guatémaltèque dans son ensemble, une très forte hégémonie idéologique de la pensée conservatrice et réactionnaire, où la notion de collectif a perdu toute validité et où la solidarité n’est pas une valeur qui se stimule et se divulgue [xvii]. »

Pays dépourvu d’une culture égalitaire de débat et de concertation, sans faux-semblants démocratiques, le Guatemala illustre un enjeu présent dans toutes les « démocraties » de marché : celui de l’hégémonie culturelle au sein des classes moyennes urbaines et éduquées. Les événements de 2015, au Guatemala, s’inscrivent dans une dynamique mondiale qui, depuis 2008, a vu des vagues protestataires et des révolutions agiter secouer de nombreux pays. Certains ont alors cru viser juste en opposant opposant 1% d’ultra-riches aux autres 99%. Or, comme l’expliquait Serge Halimi, « les 99 % mêlent indistinctement les damnés de la terre et une couche moyenne supérieure, assez épaisse, de médecins, d’universitaires, de journalistes, de militaires, de cadres supérieurs, de publicitaires, de hauts fonctionnaires sans qui la domination des 1 % ne résisterait pas plus de quarante-huit heures [xviii] ».

La fabrication du consentement et de l’adhésion des classes moyennes urbaines a tout d’un enjeu-clé pour le maintien de la domination des élites. S’assurer de son soutien – à travers un vote de droite, conservateur et autoritaire, à travers une attitude passive et consumériste – est une condition clé de la domination qu’exerce l’oligarchie. La conquête des esprits, y compris dès le plus jeune âge, notamment au recours du marketing expérientiel comme chez Divercity [xix], s’insère dans cette stratégie globale : faire réalité la prophétie de Margaret Thatcher : il n’y a pas d’alternative au capitalisme néolibéral.

« ¡Buenas noches! », dis-je aux uns et aux autres, après un dernier tour, de dernières observations, de dernières (mauvaises) photos. « ¡Buenas noches! » Oui, bonne nuit les petits et bonne nuit les grands aussi. Les grands seigneurs du pays, surtout, qui dormiront sur leurs deux oreilles aussi longtemps que durera ce grand sommeil idéologique des classes moyennes, savamment entretenu dans la peur du lumpen délinquant et le très vieux racisme contre les indigènes et dans l’hypnotique sorcellerie du crédit et de la consommation, « zombies » pareils à ceux du film homonyme de George A. Romero qui sans fin confluent au centre commercial. Après l’interminable nuit des dictatures militaires et de la guerre civile, il fait encore et toujours nuit sur le Guatemala, même et surtout après la fallace d’Accords de paix jamais appliqués, profanés par une oligarchie qui dévaste son propre pays comme elle le faisait déjà du temps de la colonie espagnole – et pour qui ce pays qu’ils connaissent moins que Miami ou Los Angeles n’est qu’un réservoir de ressources. Et l’épaisse nuit d’illusion mercantile se superpose à cette nuit de répression et d’injustice qui écrase les populations indigènes et rurales qui luttent contre les mégaprojets, loin des yeux et loin du cœur des classes moyennes urbaines. Des adultes abîmés dans l’infantile fétichisme de la consommation et dont les enfants jouent à imiter leur vi(d)e. Pour que demain soit pareil à aujourd’hui. Pour que la nuit ne cesse jamais.

(Réalisé en janvier et février 2018, l’article était paru en avril de la même année sur le site 8e étage, à présent disparu. Nous remercions Maxime Lelong, son rédacteur en chef, d’avoir accepté la rediffusion de cet article, légèrement retouché.)

Nos desserts :

Notes :

[i] « ¡Buenas noches! », utilisé pour saluer ou prendre congé, signifie à la fois « bonsoir » et « bonne nuit ».

[ii] On parle d’edutainment en anglais (ou edu-entretenimiento, en espagnol).

[iii] « Inauguran mega proyecto comercial en Guatemala », Corporación Multi Inversiones, 29 septembre 2015.

[iv] Parler d’oligarchie, au Guatemala et en Amérique centrale, revient nécessairement à parler des complexes interconnexions de réseaux familiaux remontant, pour certains, aux premiers temps de la colonie espagnole et qui ont, à travers le temps, tout en assimilant des immigrants issus d’Amérique du Nord ou d’Europe, su maintenir une mainmise sur l’Etat et les organes de décision et d’influence, maintenant à l’écart la majorité métisses ou, à plus forte raison, indigène. Ils forment une aristocratie industrielle et financière de fait, d’une importance décisionnelle centrale dans la vie de l’Etat, jouant d’influence ou permettant à certains des siens d’exercer directement le pouvoir, à l’image des présidents Arzu et Berger, ou encore de l’ex-ministre Sinibaldi. D’une culture souvent autoritaire et peu démocratique, les liens de ses familles avec les dictatures militaires de la guerre civile sont connus et le racisme qui s’exprime dans cette classe fermée conserve de forts accents coloniaux. Voir, à ce sujet, Marta Elena Casaús Arzú, Guatemala: Linaje y racismo, F&G editores, cinquième édition, 2018 (première édition, 1992).

[v] Sur l’histoire de la famille Castillo, de ses actifs industriels et financiers, de ses jeux d’influence politique, lire « El poder añejo: la fuerza de la Corporación Castillo Hermanos », de Luis Solano, Centro de Medios Independientes, 3 avril 2016.

[vi] « Le groupe Multi Inversiones, duquel se détachent les figures des cousins Juan Luis Bosch Gutiérrez et Dionisio Gutiérrez, est un empire en soi. Absorbé dans un processus d’expansion accéléré, ses domaines couvrent une diversité d’actvités économiques. L’industrie avicole et les produits de construction ont été les piliers sur lesquels s’est constitué un des groupes économiques les plus puissants du pays », résume le journaliste Luis Solano, « El avión de los Bosch-Gutiérrez y los orígenes de su emporio », Centro de Medios independientes, 30 mars 2016.

[vii] « Los millonarios de Centroamérica », Forbes México, 29 avril 2015.

[viii]« Dans le cadre d’un marketing expérientiel davantage orienté vers une logique publicitaire ou promotionnelle, les actions peuvent s’adresser aussi bien aux clients qu’à des cibles de prospects ou même à des influenceurs. Il s’agit généralement d’utiliser des événements expérientiels visant à assurer une expérience de marque la plus immersive possible », peut-on lire sur Définitions Marketing, « l’encyclopédie illustrée du marketing ».

[ix] « La deuda pública y el BI, el mayor comprador y que paga menos impuestos », Asier Andrés et Martín Rodríguez Pellecer, 23 novembre 2017, Nómada.gt.

[x] « Se avecina guerra de Jimmy y G-8 contra EEUU-CICIG », Martín Rodríguez Pellecer, 17 mars 2016, Nómada.gt.

[xi]« Signalé à de multiples reprises pour évasion fiscale, le groupe Multi Inversiones, à travers Dionisio Gutiérrez, s’est défendu énergiquement, déclarant en 2004 à un titre de presse : « Cette accusation d’évasion fiscale, on nous la répète depuis l’époque du général Lucas [Romeo Lucas García, président de 1978 à 1982] et c’est son ministre des Finances, Hugo Tulio Búcaro, qui a initié la persécution dont nous avons été l’objet. À l’époque de Cerezo [Vinicio Cerezo, président de 1986 à 1991], nous avons entretenu deux douzaines d’inspecteurs fiscaux pendant un an et demi au sein de nos entreprises ; cela s’est répété à l’époque de Jorge Serrano [président de 1991 à 1993] et c’est aussi ce qu’a fait le gouvernement de Portillo [Alfonso Portillo, président de 2000 à 2004], mais durant ces 25 ans, nous n’avons jamais été condamnés pour un problème fiscal. Nous sommes le groupe d’entreprises qui paie le plus d’impôts dans ce pays, quoi qu’on en dise. » Cependant, l’article de presse de El Nuevo Herald susmentionné établit qu’en septembre 2005, a été rouvert le dossier judiciaire qui dise la famille Gutiérrez pour le contôle de l’empire, dans le cadre duquel une enquête étudie précisément une évasion fiscale multimillionnare et un blanchiment d’argent réalisé par le groupe Multi Inversiones », Luis Solano, art. cit.

[xii] « Verrouillage fiscal en Amérique centrale », Mikaël Faujour, Le Monde diplomatique, décembre 2015.

[xiii] Le pays a été retiré en juin 2017 de la liste des paradis fiscaux de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), « Guatemala sale de la lista de paraísos fiscales, pero evaluaciones continuarán », Prensa libre, 29 juin 2017.

[xiv] Il s’agit de la Commission internationale contre la corruption et l’impunité au Guatemala (Cicig), créée en 2009.

[xv] Pour un récit exhaustif de ces événements complexes : « Guatemala : la guerre des classes n’a pas eu lieu », Mikaël Faujour, Revue-Ballast.fr, 2 novembre 2015

[xvi] La Revolución que nunca fue. Un ensayo de interpretación de las jornadas cívicas de 2015, Virgilio Álvarez Aragón, Serviprensa, Guatemala, 2016. Lire aussi la recension « Guatemala, trop de divisions pour une révolution », Mikaël Faujour, Le Monde diplomatique, février 2017.

[xvii] Guatemala : leçons d’une défaite pour la gauche mondiale « La notion de collectif a perdu toute validité », intervioù de Virgilio Álvarez Aragón par Mikaël Faujour, Mémoire des Luttes, 28 mars 2017.

[xviii] « Le Leurre des 99% », Serge Halimi, Le Monde diplomatique, août 2017.

[xix] La maison-mère colombienne de Divercity a organisé divers séminaires consacrés au marketing expérientiel, à l’image de ce VIIe séminaire annuel en 2014. Plutôt qu’une vue de l’esprit et une interprétation, cette caractéristique est centrale et fondatrice dans le projet de ces centres de divertissement.

Catégories :Société

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