Politique

Utopistes de tous pays, unissons-nous !

Tout à coup, les humains prennent ensemble la mesure de leur mortalité. Les hommes et les femmes, immobiles, qui habitent des lieux meurtris par des siècles de ravages de toutes sortes découvrent que ceux qui vivent dans des lieux tranquilles meurent aussi. Qu’ils sont de chair, d’os et de peur ; comme eux. Ils découvrent leur propre mortalité ; ils connaissaient celle des autres – du moins théoriquement.

Une multitude de voix foisonne qui aspirent à une nouvelle appropriation de l’existence ; elles questionnent la violence d’un système politique et financier global qui, sous prétexte de gouverner les sociétés, détruit leur habitat, les transforme en produit de communication, en chair à finance. Certaines s’élevaient bien avant l’épidémie ; elles sont aujourd’hui plus audibles et plus nombreuses. Plus encore, ces voix d’économistes, de philosophes, d’écrivains ou de politologues se projettent désormais dans l’ère du post-capitalisme, dans la réinvention de la Terre et donc de notre être au monde, dans la refonte du relationnel humain. En prônant la nécessité de « repenser nos paradigmes », de « faire place au vivant », de penser « une communauté de destin », elles s’attellent à réfléchir au monde de demain, qu’elles désirent différent de celui d’aujourd’hui. Ce faisant, elles esquissent les contours d’utopies nécessaires.

Le défi auquel font face ces utopies, pourtant, est à la mesure de leur ambition, c’est-à-dire immense. Si tant est qu’elles s’éloignent de l’acceptation étymologique du mot « utopie », ce « lieu qui est nulle part », masse chimérique indiscernable dans l’espace et dans le temps car coupée du réel. Et qu’elles soient abordées comme un projet tangible dans lequel nous, écrivains, économistes, philosophes et politologues nous lancerions avec détermination, à coup de stratégies, de plans et d’objectifs. Nous œuvrerions alors à modeler une utopie concrète destinée à être érigée en système qui viendra supplanter l’ancien.

Mine de cobalt en République démocratique du Congo

Il faut donc que l’utopie se fomente

Pour cela, la fin du système actuel doit être conçue. Or, celui-ci est nourri et entretenu par l’établissement de liens d’interdépendance matérielle auxquels il revient d’être attentif. Car, à partir du moment où d’eux dépendent la vie, la survie ou la mort des individus, ils s’avèrent être des liens de domination. Et que l’existence de chacun se fait dans les jointures de leurs interconnexions : si un Allemand est prié de travailler davantage à partir de chez lui (il est plus efficace en télétravail mais ne sera pas payé plus), qui donc ira puiser le cobalt dans le ventre des mines congolaises pour fabriquer son ordinateur ? Et si on doit consommer moins, qui achètera les fèves de cacao utilisées dans les pâtes à tartiner vendues aux classes défavorisées des pays dits « développés »? S’il ne faut plus utiliser les GAFAM, acheter en grande surface, soutenir un tourisme global, qui fera vivre ceux qui en vivent (mal) ?

Si ce ne sont les puissants d’aujourd’hui – c’est-à-dire ceux qui décident de la marche du monde – ce seront leurs frères, les puissants de demain. Car le système est féroce, bien tenu, solidement maillé. Dès qu’il vacille – ou semble vaciller –, nombreux sont ceux qui, en son sein même, profitent d’une baisse d’attention pour le rendre plus carnassier. Ils préparent eux aussi le monde d’après à coup d’ordonnances, d’injections de fonds, de limitation des libertés, de reconnaissance faciale ou d’utilisation des nanotechnologies à des fins sécuritaires. Il va lutter pour sa survie, ce système qui, par ailleurs, ne tolère pas le vide.

« Nous œuvrerions alors à modeler une utopie concrète destinée à être érigée en système qui viendra supplanter l’ancien. »

Les peuples qui ont une longue histoire de domination et de violence – parce qu’ils en font l’expérience politique, économique et culturelle quotidienne – savent qu’il n’y a pas un pôle unique de puissance. Ils savent que derrière chaque rapace qui tombe, se dresse un autre rapace. Ils ont appris que, de même que les plus puissants savent dévorer les maillons secondaires du système politico-financier, ils s’attendent l’un l’autre pour, comme des hyènes, achever en riant celui d’entre eux qui flanche. Ils savent enfin que des puissants, il y en a beaucoup, qu’ils soient étatiques ou pas, et qu’ils ont leurs relais au sein même des peuples ravagés.

Les histoires de ces « laissés pour compte du système » – mais qui en réalité le nourrissent – montrent aussi qu’après le calme vient la tempête. Qu’après une crise, la rage de vivre reprend le dessus, dans un désir de normalité retrouvée, de retour vers notre zone de confort ; vers les habitudes qui nous bercent, parce qu’à force de constance dans ce que nous faisions, elles ont fini par définir ce que nous étions. Le système trouvera donc, en chaque individu, un précieux allié pour se rétablir.

Ne nous hâtons pas pour annoncer sa fin. Mais préparons sa destitution.

Les utopies qui occupent l’espace aujourd’hui sont pensées à partir de la France, de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Canada ou de Grande-Bretagne, pays industrialisés, développés, grandes puissances qui ont donné naissance, exécuté et affiné les modèles capitalistes et libéraux mais qui font face, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, à une telle situation d’adversité. Si ces pensées peuvent se déployer, c’est parce qu’à l’épidémie ne viennent pas s’ajouter l’insécurité et l’incertitude de la guerre, la famine, la pauvreté ou la maladie, sur fond d’absence d’Etat ; autant de violences qui imposent de ne penser qu’à l’immédiateté de la vie. Penser le futur est un privilège.

Achille Mbembe, membre de l’équipe du Wits Institute for Social & Economic Research (WISER) de l’université du Witwatersrand de Johannesbourg en Afrique du Sud

Le fait que cette parole qui émerge de ces lieux – pourtant circonscrits sur le globe terrestre – considère qu’elle peut décrire et réécrire le monde dans son entièreté, indique qu’elle part du principe que le sien propre résume la planète. Un journal français a titré, sondage à l’appui : « Les Français rêvent d’un autre monde ». Ce parti pris reproduit les liens de domination qui nourrissent ce système à détruire. Ils puisent leur force dans la manière dont chaque société forme son imaginaire, à partir du regard qu’elle porte sur les autres et sur elle-même et, partant, de la place qu’elle s’octroie dans l’histoire et la géographie. Or, il y a d’autres utopies qui s’expriment en dehors des lieux de puissance – la planète est parsemée de rêveurs en marche – et qu’on peut entendre ; si on le décide. Le philosophe Achille Mbembe – pour ne citer que lui – réclame une nouvelle manière « d’habiter le monde », « un vaste ré-ordonnancement des relations ». Penser le futur est une nécessité.

Il faut urgemment sortir de l’idée que, si la fin du système et son renouvellement sont pensés par et pour une société spécifique, c’est qu’ils le sont pour tous. Une réalité singulière ne peut servir de postulat pour embrasser les nuances du monde. Le monde est à redéfinir, ses contours à redessiner et le « nous » à repenser par tous puisque nous sommes tous dans le système. Nous sommes le système.

« Il est du devoir de tous ceux qui peuvent se projeter au-delà du présent de faire en sorte que le mot ‘utopie’ signifie enfin le ‘quelque part’ de chacun. »

Et oui, dans chaque recoin du monde se trouve une utopie ; chacune est légitime à partir du moment où elle prône un monde meilleur pour l’humanité. Or, pour pouvoir formuler une alternative qui fasse monde, elles doivent se tisser en mailles aussi solides que celles du système actuel. Le chemin sera long à tracer, les consensus sur le sens des mots et des choses seront complexes à trouver. Les modalités de mise en œuvre encore plus. Nombreuses sont les aspirations qui n’ont pas trouvé preneur ou, pire, qui ont été dévoyées de leurs intentions d’origine. Cela ne doit pas nous empêcher de les nommer.

C’est en menant ensemble une réflexion sur nos interdépendances – c’est-à-dire sur ce que nous avons en commun mais aussi ce qui nous rend prisonniers les uns des autres –, en brodant l’un à l’autre nos pensées, nos imaginaires et nos vécus, et en faisant dialoguer nos futurs espérés, que nous parviendrons à faire se rejoindre les récits multiples des devenirs possibles. De notre effort pour extraire les utopies de leurs dimensions insulaires pour qu’elles épousent une dimension planétaire, nous pourrons inventer une politique et une économie de l’humain dans sa globalité. Et il est du devoir de tous ceux qui peuvent se projeter au-delà du présent de faire en sorte que le mot « utopie » signifie enfin le « quelque part » de chacun.

Hala Moughanie

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Catégories :Politique

3 réponses »

  1. CHAUD

    1) Il ne sert à rien de critiquer le capitalisme et les capitalistes car il y a maintenant des milliers de sites qui s’y consacrent, et des centaines de livres qui sont publiés sur ce thème chaque année. La contestation du capitalisme, d’ailleurs, est devenu un créneau porteur dans le monde de l’édition, et tous les acquis de la pensée critique sont aujourd’hui exhumées par couches successives comme des coquilles vides à marée basse.
    Ce sont le conceptions des classes moyennes qui prédominent dans cette production, qui présentent leurs valeurs et leurs conceptions comme immédiatement identiques à elles de l’humanité toute entière, mais tout n’y est pas négligeable, bien sûr. On y trouve assez d’idées pour refaire le monde plusieurs fois.
    Ce qui est intéressant à mon avis, plus que de critiquer le capitalisme et les capitalistes, c’est de critiquer le peuple, car c’est le peuple qui fait tenir le système, comme certains anarchistes l’avaient bien compris dès la fin du XIXe siècle (de même La Boetie, bien sûr, et d’autres).
    Les gens aiment le capitalisme, les jeux qu’il autorise, les satisfactions qu’ils procure, les vices mêmes. Pour les uns, la sécurité, la communauté de l’entreprise, pour les autres l’excitation, le risque, la compétition, l’esprit d’entreprendre, qui sont quand même des ressorts importantes de la vie, qu’on ne peux pas rejeter comme ça, avec les théories bien faciles, condescendantes, de l’aliénation. Si on cherche l’aventure, vaut-il mieux faire une carrière de trader ou s’inscrire au NPA  ? Pour d’autres, ou les mêmes, la joie de consommer, qu’on peut moralement condamner certes, mais qui, on l’oublie trop souvent, est dans les classes populaires une revanche légitime sur une longue histoire de misère et de privation. Ceci n’est pas exhaustif, bien sûr.
    Les conceptions critiques du capitalisme ont trop souvent souffert de visions excessivement moralistes, pour une part issues du christianisme, d’une méconnaissance de la nature humaine, qu’on leur a souvent reproché. A ces reproches, les petits partis qui se réclament du marxisme ne daignent pas répondre. Ni aux légitimes inquiétudes que suscitent leurs projets d’ingénierie sociale.
    Je crois que la conception d’un nouveau monde se ramène, au moins pour une grande part, à ce problème : Quelle est l’organisation sociale qui permette de composer, d’harmoniser peut-être les qualités et les vices, les appétences, les répulsions, les passions généralement et les inclinaisons qui font les hommes se mouvoir, hier et aujourd’hui (je ne crois pas que ça ait beaucoup changé avec le temps, mais c’est à discuter).

  2. FROID

    2) D’autre part vous écrivez : « Penser le futur est un privilège. Le fait que cette parole qui émerge de ces lieux – pourtant circonscrits sur le globe terrestre – considère qu’elle peut décrire et réécrire le monde dans son entièreté, indique qu’elle part du principe que le sien propre résume la planète. Un journal français a titré, sondage à l’appui : « Les Français rêvent d’un autre monde ». Ce parti pris reproduit les liens de domination qui nourrissent ce système à détruire. Ils puisent leur force dans la manière dont chaque société forme son imaginaire, à partir du regard qu’elle porte sur les autres et sur elle-même et, partant, de la place qu’elle s’octroie dans l’histoire et la géographie ».
    La pensée critique, une manifestation de la domination blanche occidentale, qui reproduit la domination du mâle blanc hétérosexuel de plus de 50 ans ? Quelle déception de lire ça. Vous devriez vous rappeler que le rayonnement que la France a acquis auprès des élites (oui) révolutionnaires du monde entier n’était pas du à la force de ses armées ou à sa puissance industrielle. Il était du à la Révolution de 89, à la Commune et aux journées de juillet.
    L’esprit critique qui est né précisément en Occident, et nulle part ailleurs, est la base précieuse qui nous permet encore aujourd’hui de penser un autre monde. Sans mésestimer aucunement les enseignements d’autres traditions et d’autres cultures, c’est ce ferment « qui émerge de ces lieux – pourtant circonscrits sur le globe terrestre », sans doute épuisé, mais sans lequel vous ne pourriez pas penser aujourd’hui.
    Ce schéma postmoderne auquel vous semblez a adhérer a presque détruit notre génération révoltée de l’après 68 (Je peux préciser ça autant que vous le souhaiteriez, ma vie, pour l’essentiel, s’étant joué là), elle a dévoyé la pensée critique en lui faisant perdre son centre de gravité, et en se diffusant dans les universités américaine dans les années 80, elle a accompagné et conforté les politiques reaganiennes d’anéantissement de la classe ouvrière dans ce pays, en présentant les ouvriers comme un ramassis de mêles blancs phallocrate et raciste, et en substituant les études de genre ou de couleur aux analyses de classe.
    Aujourd’hui, il a engendré cette engeance intersectionnelle, dont je vous invite à apprécier toutes le implications en visionnant ce docu-fiction : https://www.youtube.com/watch?v=u54cAvqLRpA

  3. Bravo pour cet article ma chère Hala Moughanie, digne fille de ton père qui peut être fier de toi. Belle vision encourageante du Futur, à construire. Sans utopie, pas de progrès ni d’avancée dans quelque domaine que ce soit. Félicitations !

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