La figure du projet tel qu’il prospère à notre époque pose question. Le projet est partout. Il a été instauré comme vecteur régulier de la relation aux autres. Chaque démarche entreprise est désormais pensée sous forme de projet. Qu’importe que ces projets soient professionnels, d’établissement, d’entreprise, de développement personnel, de soin ou de vie individualisée, il est fréquemment employé dans le verbiage managérial contemporain dominant. Serait-ce un symptôme de société ?
Mais à quoi ces “projets” répondent-il ? Font-ils écho à une contrainte médiologique [1] où l’intégration de la logique du Capital, de ses mots – et donc sa pensée –, pose l’exercice de l’établissement d’un “projet” comme une évidence ?
Quiconque est passé par un Master II, Pôle Emploi, l’APEC, un Centre d’Information et d’Orientation (CIO) ou une réorientation a, par exemple, eu à faire un « projet professionnel ». Ce “projet” n’est-il pas aliénant alors que de surcroît la précarité, les CDD, l’intérim, le chantage à l’emploi, la “flexi-mobilité-sécure-insécure”, n’est là que pour dévoyer ces projets et renvoyer le doux rêveur à sa place de prolétaire ? Avant tout, on s’adapte, on gagne notre croûte, on tente de négocier notre vie de famille, la mobilité contrainte de son ou sa partenaire. Le projet n’est-il pas qu’un rappel brutal et permanent de la place que chacun est censé occuper ?
Aussi, le “projet” n’est-il pas par essence morbide car visant un but idéal, presque uniforme, performé, normé et évaluable pour n’être qu’un immobilisme en mouvement ? « Vive l’innovation » nous invective-t-on tout en nous demandant le contraire! Ainsi subsiste une injonction paradoxale. Les projets inhibent la volonté d’initiative spontanée tant valorisé dans les discours manifestes parce qu’ils proposent bien souvent une route déjà toute tracée, tout en invectivant une activité de création. Mais quelle place laissent-t-ils à la création alors que les projets paraissent n’être qu’une forme atrophié de l’acte même de création ? Quelle place reste-t-il aux autres sources de création telles que le mimétisme, l’intuition, le bricolage, l’improvisation… voire l’erreur ?
Revenons un instant sur le concept de “projet professionnel”. Ce concept emprunt des méthodes managériales contemporaines ne vise-t-il pas à faire intégrer au travailleur la “servitude volontaire”, qui, à travers son “projet professionnel”, doit avant tout exprimer (ou réprimer ?) son désir, au sens le plus antipsychanalytique qui soi, d’avancer dans les clous de la post-modernité où le normatif prend le pas sur l’initiative, la rentabilité sur l’efficience et le marché sur la culture ?
À la rigueur, peut-être pourrions parler de “perspectives”, sans être dupes pour autant, sans être naïfs et concevoir qu’on fera certainement tout autre chose.
«L’aliénation s’appelle “projet”» [2]. Et si nous laissions les projets aux peureux qui redoutent l’avenir, aux obsessionnels qui jouissent d’être dans le contrôle, aux chefaillons formés au management positif ? Cessons de crouler sous les projets. Et si plutôt nous nous mouvions avec le concours de « perspectives » mais surtout, c’est important, par le souhait d’appliquer une éthique, guidée par la singularité du sujet, dans la façon dont on se positionne, dont on vit, dont on exerce son travail ?
D’aucuns disent que le psychologue clinicien est un historien du sujet. Sans doute convient-il de garder présent à l’esprit qu’il s’agit bien d’un sujet en advenir ce qui est notablement différent d’un “projet” à proprement parler.
Nos desserts :
- Sur Le Comptoir lire notre article « La banalité du mal : comment l’homme peut devenir un monstre »
- Lire également notre interview avec Renaud Garcia : « L’aliénation est un phénomène central du capitalisme »
- Série d’émissions sur France Culture en trois épisodes sur « L’esprit du capitalisme »
- Ecouter également l’émissions consacrée à l’ouvrage de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre Enrichissement
- Entretien avec Roland Gori : « On a placé l’humain au service de la technique »
Notes :
[1] La médiologie est une théorie des médiations techniques et institutionnelles de la culture. Médiologie est un néologisme apparu en 1979 dans l’ouvrage de Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France.
[2] Franck Lepage, « Inculture », « L’Education Populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu ! » : « Un philosophe aujourd’hui oublié, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrions bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurions bientôt plus de mots pour le désigner négativement. 30 ans plus tard, le capitalisme s’appelle “développement”, la domination s’appelle “partenariat”, l’exploitation s’appelle “gestion des ressources humaines” et l’aliénation s’appelle “projet” ».
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La vie trouvait sa place dans les interstices que nous laissions entre notre projections, nos projets, mais avec la logique transhumaniste de reconstruction du vivant à sa base, faisant table rase du passé, il n’y a plus d’interstices, tout est programmé pour une vie de robot.
Le passé peut être aliénant quand ses formes sont figées et s’imposent mais le futur est tout aussi aliénant s’il est un projet.
Nous ne pouvons projeter que ce qui est déjà mort tandis que ce qui est vivant nait de soi-même, par delà l’individualité, et s’appuyant sur le passé. L’avenir c’est la vie et le futur c’est la mort. Je suis la vérité et la vie, je ne suis pas moi.
Fondamentalement, tout projet est morbide, entropique, ennemi de la vie.
La vie n’est pas un instant présent immobile mais pur mouvement spontané, créateur, si l’ego ne s’en mêle pas.