Les bonnes raisons de lire Georges Bernanos aujourd’hui ne manquent pas, au point que faire remarquer la grande actualité de son œuvre relève désormais quasiment du poncif. Les publications et articles consacrés à l’écrivain se sont multipliés ces dernières années. En témoignent, notamment, une nouvelle édition de la Pléiade en 2015 et un documentaire réalisé par les descendants de l’auteur en 2019. Nous nous proposons ici d’explorer, à moto, certains des versants les plus rayonnants, souvent délaissés au profit de ceux plus orageux, mais il est vrai plus vastes, de l’univers Bernanosien.
Georges Bernanos, né le 20 février 1888, écrivain français, patriote résolu, catholique fervent, royaliste convaincu passé par l’Action française. Voilà qui suffit à convoquer une ambiance à l’odeur de soufre. Sans-doute ces quelques traits caractéristiques étaient-il d’ailleurs la cause de la relégation de Bernanos au fond des étagères les plus poussiéreuses des bibliothèques de nos grands-parents. Mais peut-être expliquent-ils aussi qu’il n’y resta pas longtemps puisque, depuis quelques temps déjà, à l’heure où nos sociétés modernes hésitent entre une collapsologie franchement mortifère et la recherche désespérée d’un dernier souffle d’âme, son œuvre connaît un vif regain d’intérêt.
Il est vrai que cette œuvre, ajoutée au pedigree de son auteur, n’a rien pour rassurer – et encore moins séduire – le prudent lecteur contemporain : Sous le soleil de Satan (1926), Les Grands cimetières sous la lune (1938), La grande peur des bien-pensants (1931), La France contre les Robots (1944). Autant de titres dont la notoriété ne suffira jamais à ternir l’étincelant vernis d’inquiétude qui les recouvre. On s’en méfie, on les aborde avec précaution, on garde ses distances. Et pour cause, à chaque page tournée la mort, la guerre, le Mal et la perversion des âmes côtoient le verbe de feu de l’auteur et ses cris de colère, comme de désespoir, qui vous prennent à la gorge. Et les commentateurs de souligner, à raison, la grande lucidité de l’écrivain face aux événements de son temps et sa vision prophétique des dangers du monde moderne. Certes, ce sont là des marqueurs fiables de la puissance de cette œuvre intemporelle, dont le lecteur réceptif ne sortira pas indemne.
Cela étant, Bernanos n’est pas seulement celui qui parvient à regarder le diable dans les yeux et à en rendre compte. Aussi ténébreux que soit son univers, il en jaillit parfois de larges faisceaux de lumière. Derrière l’omniprésente énigme du mal, derrière la figure du diable, du péché, de l’angoisse et de la souffrance, pointent partout chez Bernanos, invinciblement, l’amour, la joie, la liberté, l’espérance et, à la fin des fins, la grâce. Nulle surprise à cela d’ailleurs, puisque cet univers est tout entier modelé par la foi catholique de son auteur et le mystère de l’incarnation.
L’œuvre de Bernanos, complexe et prolifique, s’appuie tout à la foi sur des partis-pris politiques radicaux et une rare profondeur métaphysique. On comprend dès lors qu’elle se prête fort bien aux exercices d’exégèse les plus savants. Qu’on se rassure, telle n’est pas l’ambition du présent papier. Les quelques observations développées ici aspirent seulement à approcher l’univers de Bernanos sous un angle se voulant original, et d’en proposer ainsi un accès aux contours singuliers. Pour ce faire, nous emprunterons une petite porte détournée : la présence, chez le Grand d’Espagne, de la motocyclette.
« Derrière l’omniprésente énigme du mal, derrière la figure du diable, du péché, de l’angoisse et de la souffrance, pointent partout chez Bernanos, invinciblement, l’amour, la joie, la liberté, l’espérance et, à la fin des fins, la grâce. »
Si une telle porte d’entrée pourra paraître relever de la curiosité – de l’anecdote sur laquelle seul un toqué d’engins motorisées à deux roues est susceptible de s’attarder – reste que les évocations motocyclistes sous la plume de l’écrivain se signalent avec une certaine constance, voire, avec insistance. Parions qu’elles en disent davantage qu’un banal le saviez-vous ?, et qu’elles permettront d’aborder quelques thématiques essentielles de l’œuvre.
À la poursuite de l’esprit d’enfance
Lorsque l’on cherche la moto chez Bernanos, on la trouve partout, dans sa vie comme dans son œuvre. On ne prendra d’ailleurs pas beaucoup de précautions en s’autorisant à éclairer l’œuvre par l’homme, et inversement. La distinction entre l’œuvre et son auteur, ou entre l’homme et l’artiste, apparaîtrait ici totalement artificielle. Tout lecteur de Bernanos le sait, et il l’a écrit lui-même : «Mon œuvre, c’est moi-même, c’est ma maison ; je vous parle pipe à la bouche, ma veste encore fraîche de la dernière averse, et mes bottes fument devant l’âtre » (Lettre aux anglais).
De cette maison, l’esprit d’enfance fait office de fondations. Tout l’univers bernanosien est bâti sur cette quête de l’esprit d’enfance, qui constitue le motif profond de son œuvre. L’esprit d’enfance est la clé, celle qui ouvre la voie de l’Espérance et convoque la grâce dans le tragique de la vie humaine ; elle annihile les doutes et les angoisses – si tenaces chez l’écrivain – pour laisser place à une acceptation sereine de sa condition d’homme, créature de Dieu. Bernanos ne conçoit lui-même son œuvre que comme une justification « aux yeux de l’enfant qu’il fût » (Les enfants humiliés), de même que sa vie : «Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus » (Les grands cimetière sous la lune).
« La moto apparaît comme le témoin, si ce n’est comme le moyen, d’un retour à cette grâce de l’enfance. »
Ce vœu de fidélité trouve à se réaliser chaque fois que Bernanos retrouve sa chère vieille moto qui, pour des raisons de santé le plus souvent, avait été tenue éloignée de lui. Sa correspondance recèle de nombreux épisodes de ballades, d’accidents et de vieille moto retrouvée sous la poussière, au fond d’un hangar à Majorque.
En mai 1934, juste avant son départ précipité pour Majorque et à peine remis d’un premier accident de moto qui lui endommagea définitivement la jambe et le condamna aux béquilles, Bernanos a un nouvel accident. La même jambe est touchée, la blessure aggravée. Sa convalescence, émaillée de profondes crises d’angoisses, sera particulièrement pénible. La moto apparaît alors comme le témoin, si ce n’est comme le moyen, d’un retour à cette grâce de l’enfance : « Ma patte est guérie (je parle de la patte de derrière, qui m’a fait beaucoup souffrir, elle a enflé à partir du troisième jour, et a pris de telles couleurs qu’elle m’a donné un avant-goût du spectacle qui nous attend après la mort). (…) Néanmoins, je me propose de renfourcher ma chère vieille moto demain ou après demain. Angoisse finie, flambée. Je rigole » (Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos à la merci des passants).
Le rapport entre sa chère vieille moto et la conquête de l’esprit de l’enfance se fait certainement encore plus sentir alors que Bernanos approche de la mort, à la toute fin de sa vie. En janvier 1948, alors qu’il s’est émigré – comme si souvent dans sa vie, cette fois en Tunisie, les premiers symptômes de la maladie qui le tuera apparaissent. Déjà relativement âgé et largement diminué par des accidents successifs, Bernanos a besoin de l’aide de deux cannes pour marcher. Il est hospitalisé, observe un jeûne forcé et, après plusieurs semaines d’alitement, retrouvant peu à peu ses forces, c’est encore d’une virée à moto qu’il tire un enthousiasme enfantin et semble soudainement rajeunir : « J’ai pu réaliser le projet que j’avais fait depuis longtemps de circuler dans la zone militaire et de visiter nos postes du Sud. (…). Et j’accompagne les pelotons motocyclistes de l’ancien Cuir de St-Germain, sur ma grosse machine — une B.S.A. H.P. 5. Tu me vois d’ici !… L’autre jour trois cents kilomètres par vent debout. Avec mes deux cannes ficelées au cadre, ça ne fait pas mal. Les petits lieutenants sont épatés » (Georges Bernanos à la merci des passants).
Il s’éteindra à peine quelques mois plus tard, le 5 juillet 1848. Le récit de ses dernières joies à moto, au crépuscule de sa vie, font étrangement écho à une autre célèbre formule de l’écrivain sur la mort. Car la mort elle-même a à voir avec l’esprit d’enfance en ce qu’elle met un terme à toutes les impostures. Lorsque l’agonie s’annonce et que sonne le glas du dernier souffle, l’homme n’a plus guère d’autre choix que de l’accepter et se laisser entraîner vers la mort. Dans ce lâcher-prise réside le couronnement de l’esprit d’enfance, qui agit comme un guide infaillible vers l’autre monde : «Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du père. Après tout, j’aurais le droit de parler en son nom. Mais justement, on ne parle pas au nom de l’enfance, il faudrait parler son langage » (préface des Grands cimetières sous la lune).
Mais rien ne saurait mieux illustrer ce que Bernanos entend, lorsqu’il convoque l’enfance, qu’un passage du Journal d’un curé de campagne où le pauvre Curé d’Ambricourt, pétri d’angoisses, épuisé par sa mission et déjà malade, prend place sur la moto du soldat Olivier. Cette vision lui offre, pour la première fois de sa vie, la sensation palpable de la jeunesse :« J’allais donc vers Mézargues lorsque j’ai entendu, très loin derrière moi, ce bruit de sirène, ce grondement qui s’enfle et décroît tout à tour selon les caprices du vent, ou les sinuosités de la route. Depuis quelques jours il est devenu familier, ne fait plus lever la tête à personne. On dit simplement : « C’est la motocyclette de M. Olivier ». Une machine allemande, extraordinaire, qui ressemble à une petite locomotive étincelante.(…) Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune — ah ! oui, si jeune — aussi jeune que ce triomphal matin ? ».
« Pour Bernanos, l’esprit de jeunesse est un risque à prendre ou plutôt, un risque à accepter. »
Le Curé s’embarque. Cette chevauchée, merveilleusement rendue, mérite d’être évoquée ici. D’abord – et ce n’est pas un hasard – parce qu’elle contraste singulièrement avec l’ambiance sombre et pluvieuse du Journal, mais aussi – et ce n’est peut-être pas un hasard non plus, tant Bernanos lui-même était passionné de moto – parce qu’elle ravira ceux qui goûtent les plaisirs motocyclistes.
« J’ai grimpé tant bien que mal sur un petit siège assez mal commode et presque aussitôt la longue descente à laquelle nous faisions face a paru bondir derrière nous tandis que la haute voix du moteur s’élevait sans cesse jusqu’à ne plus donner qu’une seule note, d’une extraordinaire pureté. Elle était comme le chant de la lumière, elle était la lumière même, et je croyais la suivre des yeux dans sa courbe immense, sa prodigieuse ascension. Le paysage ne venait pas à nous, il s’ouvrait de toutes parts, et un peu au-delà du glissement hagard de la route, tournait majestueusement sur lui-même, ainsi que la porte d’un autre monde. (…) J’étais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais seulement que nous allions vite, très vite. (…) Mon compagnon m’a crié je ne sais quoi, j’ai répondu par un rire, je me sentais heureux, délivré, si loin de tout ».
Et puis, passée cette première impression chargée d’adrénaline, la réflexion du petit curé se fait plus profonde, jusqu’à atteindre la compréhension intime de la grâce de l’enfance. « Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la jeunesse est bénie — qu’elle est un risque à courir — mais ce risque même est béni. Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans connaître quelque chose de ce risque —juste assez, peut-être, pour que mon sacrifice fut total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre petite minute de gloire ».
Tout l’esprit d’enfance que recherche Bernanos, l’esprit de cette quête, est condensé dans ces quelques lignes. Pour Bernanos, l’esprit de jeunesse est un risque à prendre ou plutôt, un risque à accepter. Pour mieux le comprendre, les derniers mots des Grands cimetières sous la lune s’avèrent lumineux. Ils sont consacrés à Jeanne d’arc, cette enfant qui « n’a jamais obéi qu’à une loi simple, si simple qu’on ne lui trouverait sans doute un nom que dans le langage des Anges : se jeter en avant ». Courir le risque, se jeter en avant, voilà le langage de l’enfance, voilà le langage des anges. Et cette course en avant, ce risque à courir, c’est livrer son âme à la Providence.
L’esprit de l’enfance de Bernanos ne saurait en effet être totalement compris autrement que dans son sens le plus profond : il témoigne de la nature divine de l’être.
Le surnaturel rendu sensible
Bernanos n’est pas un chrétien tranquille, un de ces « chrétien de pain d’épice » repus d’esprit bourgeois. Sa spiritualité relève du combat, de la lutte, de tout ce qui dans le christianisme convoque le tragique de la condition humaine, non pas de façon théorique, mais dans la vie vécue.
Son œuvre romanesque est investie d’une mission. « On ne peut le nier affirme-t-il : l’art a un autre but que lui-même. Sa perpétuelle recherche de l’expression n’est que l’image affaiblie, ou comme le symbole, de sa perpétuelle recherche de l’Être ».
Avant d’être théologien, Bernanos écrit des romans. Aussi, à travers son univers romanesque, Bernanos veut donner à voir ce combat bien réel entre Dieu et Satan. C’est ce qu’il nomme le surnaturel ou, en langage religieux, le mystère de l’Incarnation. Pour lui tout est lié, très concrètement. Il n’y a pas deux univers séparés, il y en a qu’un seul, celui du surnaturel, qui est partout à qui sait le voir.
« Sa spiritualité relève du combat, de la lutte, de tout ce qui dans le christianisme convoque le tragique de la condition humaine, non pas de façon théorique, mais dans la vie vécue. «
Et quelle meilleure illustration que le passage précité, où le pauvre curé d’Ambricourt, à l’occasion d’une chevauchée à moto, happé par les sensations physiques de la vitesse et de la route, sent rejaillir en lui la jeunesse qu’il n’a jamais eue, et comprend que celle-ci est bénie ? De même que l’esprit d’enfance, dont elle ne se distingue pas ou si peu chez Bernanos, l’espérance est aussi figurée par la vitesse, l’imprévisibilité des courbes, la profondeur et la perspective sans fin de la route. «Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance… » (Monsieur Ouine).
Une grande part du génie de Bernanos réside dans cette capacité à faire ressentir – que l’on soit croyant ou non – cette part mystérieuse, immatérielle mais non moins réelle de la vie humaine. De là provient son extraordinaire puissance romanesque, au sens où l’art romanesque consiste précisément dans cette quête de vérité, dans ce dévoilement du monde matériel pour accéder à sa substance profonde. « Le don magnifique de Bernanos, écrivait François Mauriac, c’est de rendre le surnaturel naturel ». Sans-doute cela explique-t-il que cette œuvre, encore aujourd’hui dans un monde largement déchristianisé, continue de résonner profondément dans le cœur d’incroyants, comme elle a résonné chez Camus ou Malraux.
Si Bernanos est romancier avant d’être théologien, c’est aussi qu’il est un écrivain de la sensation. Nulle argumentation ne saurait rivaliser avec la vision du monde exposée dans ses romans, laquelle procède le plus souvent d’une approche sensible, presque charnelle des choses. La profondeur de cette vision sensible du monde, d’où affleure le surnaturel, est admirablement rendue à la fin du Journal, lorsque le petit curé se retourne, au seuil de la mort, contemplant les routes, ces routes pleines d’espérance : «Ces routes changeantes, mystérieuses, ces routes pleines du pas des hommes. Ai-je donc tant aimé les routes, nos routes, les routes du monde ? Elles portent lentement, majestueusement, les rêves vers on ne sait quelles mers inconnues, ô grands fleuves de lumières et d’ombres qui portez le rêve des pauvres ».
Ce rapport au sensible prend aussi des tournures plus gaies et sont parfois source de joie. Ainsi du même curé d’Ambricourt lorsqu’il découvre le plaisir éprouvé au contact de la machine : « Rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir tout frémissant des pulsations du moteur, je me serais évanoui de plaisir ». On retrouve l’écho de cette même allégresse dans la correspondance de Bernanos, évoquant — cette fois avec une pointe d’autodérision — ce même rapport d’attachement quasiment charnel à sa machine : «Vous savez la nouvelle ? J’ai ma moto ! Je l’ai revue au fond d’un hangar, grise de poussière, avec un air si malheureux, si abandonné, si honteux, que je n’osais pas la regarder, de peur de lui faire de la peine. Elle est maintenant chez le garagiste, à l’institut de beauté » ( Georges Bernanos à la merci des passants)
Le cheval de fer : compagnon des derniers soldats
Bernanos à moto, ce sont aussi des images. Deux photos très connues montrent l’auteur posant sur sa machine. Elles sont prises au même endroit, vraisemblablement aux alentours de la Villa Fenouillet, à La Bayorre, près de Hyères, où il vécut avec sa grande famille au début des années 1930. On l’y voit tantôt vêtu de cuir et casqué tel un aviateur, ses épaisses lunettes relevées, tantôt tête nue, le regard inquiet et tendu vers le lointain. Des images qui restent dans la rétine. Il faut dire qu’elles dénotent avec la représentation attendue d’un écrivain catholique et royaliste du début du XXe siècle.
Mais à y regarder de plus près, ces photos traduisent très fidèlement l’homme Bernanos. «Les photos ont néanmoins leur importance affirmait le révérend père Bruckberger. Elles montrent que Bernanos était d’un certain type d’homme, très caractérisé. Autour de lui, il y avait de la gentillomerie dans l’air, et même de la chevalerie. On le voit avec sa moto, c’était un homme de moto. Seuls comprennent l’importance de ce goût ceux qui ont enfourché cette sorte d’engin et qui sont partis à la conquête de la route entre deux parois d’air qui siffle aux oreilles » (R.-L. Bruckberger, Bernanos vivant).
La passion motocycliste de Bernanos est en effet très liée à son attachement pour la Chevalerie du Moyen-Age. En témoigne le personnage du motard Olivier dans le Journal. Légionnaire, il incarne l’honneur des anciens soldats chrétiens, homme libres se mettant au service de ce qui les dépasse, auxquels Bernanos, qui était contre la conscription, oppose les militaires, ces pauvres hères jetés dans la totale et avilissante guerre moderne.
Gardien de l’honneur, le soldat l’est aussi de la liberté, «cette liberté intérieure qui était notre privilège héréditaire et où nos ennemis voyaient non sans raison une incorrigible liberté », indissociable chez Bernanos de son enracinement dans la foi chrétienne.
C’est en ce sens que Bernanos plaide contre la démocratie et la civilisation des machines née de la modernité. «Pour un soldat de moins, cent robots de police, cent tueurs à mitraillette, dont l’unique loi est cette obéissance aveugle par quoi la conscience individuelle, déjà réduite à l’extrême, se laisse finalement absorber par la hideuse conscience collective du Parti » (Français si vous saviez). Le drame qui se joue dans l’avènement de la modernité est avant tout celui de la disparition de cette vie intérieure. L’homme moderne, soumis aux impératifs rationnels de productivité et d’obéissance, se voit privé d’accès à ce qui fait sa substance réelle : «La plupart n’engagent dans la vie qu’une faible part, une part ridiculement faible de leur être… La damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard après la mort, une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre et gâtée comme certaines soies précieuses, faute d’usage ? » (Journal d’un curé de campagne).
L’évocation de la moto, produit par excellence de l’âge industriel et de sa technique, pourrait-ici sembler paradoxale, Bernanos lui-même ayant écrit qu’« un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté ». Elle ne l’est pas. Car l’autre effet mortel de la civilisation des machines, c’est l’uniformisation : « l’État Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : “l’homme qui ne fait pas comme tout le monde”. Or, faire de la moto pour Bernanos, c’est aussi ne pas faire comme tout le monde. Lorsque, émigré à Majorque, il assiste aux horreurs de la guerre civile et prépare Les grands cimetières sous la lune, puissante charge contre les franquistes soutenus par l’Église, la tête de l’écrivain français est mise à prix. Alors qu’il circule à moto sur les petites routes de l’île, reconnaissable entre mille, il manque de se faire assassiner en évitant de justesse une rafale de mitrailleuse tirée depuis les airs. Cela ne l’empêchera ni d’écrire et de publier Les grands cimetières sous la lune, ni de continuer à chevaucher son cher bolide.
Car il y a là quelque chose de sa singularité propre, de sa vie intérieure, qui transparaît.
« La passion motocycliste de Bernanos est en effet très liée à son attachement pour la Chevalerie du Moyen-Age. »
Charles Péguy, si proche de Bernanos par certains égards, ne disait pas autre chose lorsqu’il parlait du style d’un homme, de ce qu’être, de ce qu’exister signifie: « Ne me parlez pas de ce que vous dites. Je ne vous demande pas ce que vous dites, je vous demande comment vous le dites. Cela seul est intéressant, cela seul m’intéresse. Parlez moi de comment vous le dites, cela seul prouve. Voilà ce que je vous demande. Et alors je vous écoute. C’est cela, c’est le ton, c’est le style, c’est la résonance de ce que vous dites que j’attends. Et alors que j’entends, que j’écoute. Parce que cela est de vous, parce que cela est de l’homme même, parce que cela seul existe, à condition uniquement et sous cette seule réserve que vous existiez, que vous soyez. c’est là que je vous attendais pour savoir si vous exister, si vous êtes. C’est là que l’on vous attend, que je vous attends, que tout le monde vous attend. Si vous êtes maçon, vous ferez des bâtiments sans un style ; si vous êtes écrivain, vous ferez des écritures sans un style ; comme homme même, vous serez un homme sans un style. Cela revient toujours au même. Si vous n’existez pas, si vous n’êtes pas, si vous n’êtes pas quelqu’un vous n’aurez jamais aucun style. Vous ne pourrez pas même, car c’est aussi un art, prendre un virage à bicyclette qui soit de quelque style » (Charles Péguy, Un poète l’a dit).
Assurément, Georges Bernanos n’en manquait pas, de style.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous parlions de l’adaptation théâtrale de l’écrivain : « Bernanos et l’illusion de la liberté »
- Lire les œuvres de Bernanos sur le site Gallica de la BnF
- Série d’émissions « Avoir raison avec Bernanos » sur France Culture
- Un beau portrait : Visage d’écrivain : Bernanos, par Galaad Wilgos
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Intéressant 🙂
Mais ne pas passer sous silence l’accident provoqué par un instituteur en voiture, qui a reculé sur Bernanos, sans le voir. C’est François Mauriac qui a rédigé la déclaration pour l’assureur.
Cordialement