À force d’entendre et de lire l’expression « identité nationale », il devient presque contre-intuitif d’opposer les deux mots, d’affirmer que l’identité et la nation renvoient à deux réalités différentes. D’ailleurs, l’identité s’est si solidement installée dans la langue politique que vouloir l’en déloger semble extravagant. Une extravagance cependant tentante. Les sceptiques de la religion identitaire se retrouvent souvent renvoyés à leur supposée « peur » (« pourquoi avoir si peur de l’identité ? »), ce qui est d’autant plus cocasse que les plus fidèles de ladite religion s’agacent de toute association entre le choix du thème identitaire et une quelconque peur (de l’altérité). En effet, il n’y a pas lieu de craindre l’identité. Elle est un simple ballon de baudruche envahissant qu’il convient de dégonfler.
L’histoire elle-même se charge de dégonfler ce ballon. Pour rassurer le lecteur qui se méfierait – à raison – d’une réforme farfelue de la langue et d’une volonté d’en exclure un mot, voire d’un rejet de toute identité au profit d’une indifférenciation triomphante, il faut apporter quelques éléments de définition. Ce texte vise uniquement l’usage politique de la notion d’identité ; ou pour le dire plus crûment, l’obsession de soi érigée en projet. Certes, l’usage d’un terme médical traduit un manque de bienveillance. Mais l’identité est bien le symptôme d’une politique gravement malade. L’histoire, disions-nous, témoigne du caractère truculent du jaillissement de l’identité sur la scène politique nationale. L’État-nation, autrement dit le territoire, est né à l’époque moderne précisément contre des considérations identitaires. On voudrait désormais qu’il soit tout contre. Il est le fruit d’une double résistance : à l’Église et à l’Empire. Il a cependant hérité du christianisme un élément majeur : le caractère indivisible de la souveraineté.
La souveraineté nationale entre histoire ambiguë et sort incertain
L’histoire de la souveraineté est indissociable de celle du territoire, fruit du cloisonnement de l’espace géographique (Jean Gottmann, La politique des États et leur géographie, 1952). La souveraineté, l’État-nation et le territoire sont trois notions indissociables. La souveraineté n’est rien d’autre que la capacité d’une nation à se prendre en main dans le cadre d’un espace circonscrit, un territoire. Si des auteurs comme Jean Bodin au XVIe siècle et Thomas Hobbes au XVIIe siècle n’ont pas manqué de signaler sa filiation théologique (le Léviathan de Hobbes imite l’art divin), elle s’en est largement émancipée. L’édit de Nantes, édit de tolérance promulgué par Henri IV en 1598, illustre bien une raison d’État qui triomphe de la raison d’Église. La Réforme protestante a par ailleurs joué un rôle décisif dans l’émergence du territoire moderne : elle a mis à mal la prétention universaliste de l’Église de Rome.
Le travail de construction nationale a été poursuivi en France par la Révolution. Si elle constitue à bien des égards une rupture politique, elle est aussi doublement l’héritière de l’Ancien Régime : elle hérite d’un territoire et d’une souveraineté indivisible. La République poursuit la désacralisation de la souveraineté : après un gallicanisme qui tient tête à Rome, une nation qui entend se substituer au monarque de droit divin. Au XIXe siècle, en dépit d’une forme parfois ironiquement impériale et conquérante, l’État-nation s’installe comme une norme qui séduit au-delà du continent européen. Une norme qui séduit d’autant plus qu’elle sera adoptée par les populations décolonisées au XXe siècle. Un XXe siècle marqué notamment par une « thérapie territoriale » (Bertrand Badie, La fin des territoires, 1995). C’est-à-dire le recours à l’État territorial moderne comme mode de résolution des conflits, comme le montre l’exemple de l’issue des guerres de Yougoslavie.
Cette « thérapie », cette territorialisation généralisée indique une sorte de trivialisation de la souveraineté. Des territoires bricolés censés répondre au moindre défi. Mais tandis qu’elle se bricole tant bien que mal ailleurs (Balkans) et tandis qu’elle subit une violente défiance encore plus loin (Moyen-Orient), elle est dédaignée en Europe occidentale, son nid historique. Pour dire les choses plus honnêtement, c’est en France qu’elle semble le plus mésestimée : une France où la construction européenne (c’est-à-dire un abandon net de la monnaie et d’une grande partie du pouvoir législatif) demeure – malgré toutes les crises – un pourvoyeur de respectabilité politique. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le traitement réservé au Front national : ses adversaires le montraient du doigt sur l’économie et l’Europe (essentiellement la monnaie unique), et beaucoup moins sur l’immigration et les fameuses questions « identitaires » devenues consensuelles.
De l’identité en politique
C’est chez Jean Baudrillard, penseur intuitif formidable qui nous a quittés il y a une dizaine d’années, que nous avons trouvé la description la plus percutante du glissement qui nous occupe ici : « On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité (y compris aux systèmes de contrôle qui vous identifient). L’identité est cette obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne sait plus ce qu’il est. » (Jean Baudrillard, L’Échange impossible, 1999). Le lecteur peut aisément nous objecter à ce stade que l’identité est loin d’être absente de l’histoire de la souveraineté effleurée plus haut. Et bien évidemment, l’identité est partout où il y a des hommes (et aussi là où il n’y en a pas). Mais on n’a certainement pas inventé l’État moderne pour cela. L’invention du territoire (après la cité, la féodalité et l’empire) répond à un besoin de contrôle, de « maîtrise ». Et le propos de Baudrillard se vérifie de plus en plus : à défaut de contrôler, de maîtriser, d’imaginer, de construire, la politique postmoderne a opté pour la référence incantatoire.
Quand le Premier ministre d’un grand pays comme la France (la tête de l’administration nationale), Manuel Valls, fait de l’identité une priorité absolue, la circonspection est la moindre des réactions. Quelle promesse peut bien décevoir celui qui veut « débattre » de l’identité ? Tout est dans le verbe « débattre ». Un pouvoir exécutif qui désire « débattre », n’est-ce pas là déjà une tromperie ? Avec un peu de sens de l’observation, on découvre assez rapidement le point commun essentiel entre les amoureux de l’identité. Qu’il s’agisse de l’ancien Premier ministre (Valls), de l’ancien président de la République (Nicolas Sarkozy) ou de l’ancien conseiller occulte de ce dernier (Patrick Buisson), la caractéristique commune sonne comme une évidence : la communication. Ce sont les « communicants » multirécidivistes qui brandissent le plus fiévreusement cet étendard. Tout simplement parce que l’identité et la communication sont à la fois deux symptômes et deux facteurs aggravants d’un même mal : une souveraineté évanescente.
Entre ersatz et ennemi
Quittons un instant la France. Au Québec, le combat pour la souveraineté et l’adjectif « souverainiste » prennent un sens encore plus aigu qu’ici : c’est un élément structurant de la vie politique québécoise depuis la fameuse « Révolution tranquille » des années 1960. La lutte pour l’indépendance du Québec, portée notamment par le Parti québécois (PQ), a permis l’organisation de deux référendums (1980 et 1995). En 1995, l’option indépendantiste a recueilli à peine moins de 50% des suffrages. Revenu au pouvoir après une dizaine d’années d’absence en 2012, le Parti québécois s’est illustré en proposant une « Charte des valeurs ». Un débat très français s’en est suivi sur la laïcité et l’islam (notamment les fameux « signes ostentatoires »). Au-delà même de l’opportunité de la Charte en question, il semble plus qu’évident qu’elle a servi d’ersatz : à défaut de référendum (ingagnable) sur la souveraineté, un débat identitaire. Mais l’identité peut être bien pire qu’un ersatz en réalité. L’identité est précisément la voie royale de contournement de la souveraineté, soit à travers ce qui échappe au territoire en son sein (les diverses communautés), soit à travers ce qui le dépasse (les méga-identités « civilisationnelles » : l’Europe, « l’Occident » …).
Pour reprendre l’adjectif chéri par Zygmunt Bauman, l’identité est la réponse « liquide » à une société de consommation « liquide », là où beaucoup pensent y trouver un semblant de consistance. C’est une réponse liquide qui noie toute consistance – et donc toute souveraineté – dans un océan de « débats » interminables.
Nos Desserts :
- Cet article fut initialement publié dans le 4e numéro de la revue Philitt (2017)
- Au Comptoir, lire notre article « Quelle éthique du soin sans souveraineté populaire ? »
- L’historien Olivier Delorme affirme que l’« L’UE est une construction fondamentalement anti-démocratique »
- Mais aussi notre analyse de l’« L’euro, 20 ans d’aveuglement »
- Enfin sur le sentiment amour/haine qui traverse notre pays : « Aimer la France ? »
Catégories :Politique
Salut les citoyen-en-devenirs, merci pour cette réflexion courte mais fort intéressante. J’aimerais prolonger le propos en invitant à la (re)lecture de Mensonge Romantique et Vérité Romanesque de feu rené Girard où il est question de la construction de cette fumeuse identité. Je trouve l’intuition de Girard particulièrement fructueuse en ces temps troublés ; Je lis également dans cette course (à l’échalotte) de l’identité un symptôme inquiétant d’une crise mimétique de grande ampleur. Et en effet nous pouvons avec Paul Dumouchel nous inquiéter de cette perte de maîtrise de notre souveraineté, de cette liquidité politique qui est l’aveu même de la faillite du politique (in Le Sacrifice Inutile).