Dans un livre posthume, « Penser la longue durée, contribution à une histoire de la mondialisation » (La Découverte, 2018), l’économiste François Fourquet propose une lecture de l’histoire du capitalisme et de la mondialisation analysés comme processus d’unification du monde, rendant obsolètes les États-nations. Si la perspective de longue durée, l’attention aux croyances religieuses et certaines hypothèses constituent autant d’atouts permettant de rompre avec un certain économicisme dans l’analyse du capitalisme, la thèse peine à emporter l’adhésion dans un univers marqué, au contraire, depuis la crise de 2008, par le retour des nations.
Publié en 2018, l’ouvrage est une mise en forme du manuscrit de l’économiste François Fourquet — décédé en 2016 — par son ancien collègue Alain de Toledo qui devait constituer l’introduction d’Une histoire de la mondialisation. Il comprend une préface d’Alain Chavagneux et une postface de Robert Boyer, principal artisan de la théorie de la régulation, qui se veut un hommage à François Fourquet, tout en témoignant des débats que ce dernier entretenait avec ce courant, dans un véritable esprit de dialogue et d’honnêteté intellectuelle.
Dans le sillage de l’anthropologue Marcel Mauss, l’économiste entend analyser la mondialisation comme un fait social total, plaçant l’économie au carrefour de l’histoire et des autres sciences sociales. Il y développe l’idée que l’Humanité poursuivrait depuis six mille ans une unification du monde, par-delà les États, les guerres ou les divisions.
Économies-monde et genèse du capitalisme
François Fourquet reprend à l’historien Fernand Braudel le concept d’économie-monde, entendu comme un espace de circulation, d’échanges et de liaisons intérieures lui conférant une certaine unité. Les différentes économies-monde sont nées de la décomposition des empires. L’économie-monde de l’empire romain au IIe siècle avant notre ère est, par exemple, issue de la décomposition de l’empire d’Alexandre deux siècles auparavant qui, de la Grande Grèce à l’Asie centrale et à l’Inde, avait été marqué par la circulation de marchandises, d’idées, d’institutions ou de formes artistiques, comme la statuaire, reprise par les artistes orientaux pour représenter, notamment, le Bouddha en Asie centrale et en Chine.
Au lendemain de la disparition de l’empire romain (en 476), un “moment islamique” donne lieu à une économie-monde islamique, laquelle se répand, à partir du VIIe siècle, de la péninsule arabique à l’Afrique, l’Asie centrale, et même l’Insulinde. Cela forme une économie-monde océan indienne sillonnée de routes maritimes allant de la Méditerranée à la mer de Chine orientale, de routes caravanières traversant l’Asie centrale, et structurée par des villes situées sur la route de la soie ou le pourtour de l’Océan indien.
Le capitalisme naît dans les cités-États italiennes et flamandes de la fin du Moyen Âge au sein desquelles marchands et banquiers forment de véritables dynasties marchandes. Ces cités-États étaient situées à la périphérie de deux économies-monde : Venise était aux portes du Levant et de l’économie-monde musulmane ; Anvers et Amsterdam constituaient des ports du nord-ouest de l’Europe ouvrant les communications vers l’Amérique ou l’océan Indien. L’essor du capitalisme européen tient à l’absence d’autorité étatique centralisée à l’échelle du continent, qui a permis aux dynasties marchandes d’échapper à la convoitise et aux tentatives de contrôle des États. Après leur expulsion d’Espagne et du Portugal au XVe siècle, les Juifs peuvent se réfugier en Orient ou en Europe du Nord, de même que les Huguenots français sont accueillis à bras ouverts en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre, au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, en 1685.
« L’expansion du capitalisme européen tire son origine et sa raison d’être de l’anarchie politique » Jean Baechler
Fourquet rappelle également qu’à partir du XVe siècle, les États s’appuient sur ces dynasties marchandes pour créer des compagnies des Indes occidentales ou orientales, en France, en Angleterre et aux Pays-Bas, dans le contexte de l’aventure coloniale, sans qu’on parvienne à distinguer ce qui relève de la puissance publique et du capital privé. Par absorption, l’économie-monde européenne est devenue, à partir du XVIe siècle, l’économie mondiale. À cette époque, le capitalisme est avant tout à comprendre comme le pouvoir de ces dynasties marchandes, celles de Venise au XVe siècle, de Gênes et Anvers au XVIe siècle, d’Amsterdam au XVIIIe siècle, auxquelles on pourrait ajouter Londres au XIXe siècle, New-York à partir des années 1920 et Washington après 1945.
Dès l’origine, l’horizon du capitalisme est mondial, ses calculs de profit s’opérant à l’échelle de la planète entière. François Fourquet développe une théorie de la richesse mondiale qui repose sur l’idée que la richesse est le fruit d’une intelligence collective à l’échelle de l’Humanité, avant que les États ne cherchent à capter cette richesse, la contrôler et progressivement la nationaliser au moment où se construisent les États-nations. Le mouvement de mondialisation serait pour lui porté par une société et une civilisation mondiales, indépendamment des États.
Une uniformisation culturelle du monde par la religion?
Fourquet accorde une place importante à la religion, porteuse d’effervescence, d’émotions collectives, d’énergie qui attire, saisit les individus, transporte les foules et peut constituer, dès lors qu’elle s’empare des masses, aussi bien un ferment de consolidation du pouvoir que de contestation ou de résistance. Dans ces conditions, la religion constitue un vecteur de la mondialisation. La conversion de l’Empire romain en empire chrétien à partir du IVe siècle, suivie par la construction de la chrétienté pendant tout le Moyen Âge contribue à donner une unité culturelle à l’économie-monde européenne, là où l’islam structure le “moment islamique” de l’histoire du monde, du sud de la Méditerranée à l’Asie du Sud-Ouest, l’Asie centrale et l’Inde. La crise du christianisme marquée par l’émergence du protestantisme au XVIe siècle constitue le moteur de la deuxième phase de l’expansion européenne conduite par les Hollandais et les Anglais. Loin de faire disparaître le christianisme, les Lumières lui font progressivement prendre la forme d’une religion sans Dieu : la “religion de la démocratie et des Droits de l’Homme”, fondée sur la liberté individuelle, la technologie et la puissance qui s’épanouira dans le cadre de la révolution industrielle au XVIIIe siècle. Cette nouvelle religion laïque se serait diffusée au-delà de l’Occident, et aurait vocation à être adoptée par l’ensemble des peuples de la planète dans un processus d’universalisation des valeurs occidentales.
Cette analyse pose un certain nombre de problèmes. L’idée que le catholicisme aurait été emporté par une sécularisation pour accoucher d’une religion sans Dieu fait l’impasse sur le fait que l’opposition entre une France laïque et une France catholique a structuré les mentalités et même les comportements politiques jusqu’aux années 1970. Elle ne permet pas non plus de comprendre la résistance de certaines sociétés aux « valeurs occidentales ». En Russie, ainsi que dans des pays d’Europe de l’est, comme la Pologne ou la Hongrie, le processus de démocratisation s’est accompagné de la persistance d’une dimension autoritaire — avec l’émergence d’un discours sur la « démocratie illibérale » — sans qu’il soit possible de réduire ce phénomène à un héritage du communisme d’État. Quoi de commun d’ailleurs entre les démocraties d’alternance de type britannique, américaine ou française et leurs homologues allemande ou japonaise davantage marquées par la stabilité politique ? Comment expliquer également les différences de réactions nationales après la crise de 1929 avec l’émergence du nazisme en Allemagne, du fascisme en Italie, mais au contraire du Front populaire en France et du New Deal aux États-Unis ?
L’analyse culturelle des sociétés par le seul prisme de la religion présente ici ses limites. François Fourquet sous-estime le poids de certains invariants de longue durée liés aux cultures nationales qui ont des implications économiques, qu’il s’agisse de la culture libre-échangiste des Britanniques, de la préférence pour le protectionnisme en France ou de la culture de la stabilité monétaire en Allemagne. Emmanuel Todd a mis en évidence que ces invariants sont généralement déterminés par les systèmes anthropologiques et que le poids des structures familiales expliquait davantage la diversité des tempéraments nationaux que la religion. La répartition géographique des systèmes familiaux ne recoupe pas celle des religions.
Par ailleurs, loin de résulter d’une conversion aux valeurs occidentales, la marche vers la démocratisation s’inscrit dans une dynamique interne aux sociétés où l’éducation joue un rôle clé. De fait, c’est l’alphabétisation des femmes qui permet la mise en place du contrôle des naissances, favorisant l’émergence de l’idée d’individu qui rend possible la démocratie. Ce modèle proposé par l’historien britannique Lawrence Stone a permis d’expliquer les révolutions anglaise, française, russe, et a été confirmé plus récemment à propos des printemps arabes. Si la forme « démocratie libérale » est propre à l’Occident, la démocratie est un phénomène universel, mais susceptible de prendre des formes différentes, plus ou moins libérales, en fonction des sociétés et de leurs systèmes de valeurs. Par-delà une certaine uniformisation planétaire, il convient également de voir le maintien de systèmes de valeurs différents.
Disparition ou retour des États-nations ?
François Fourquet invite à considérer le monde comme un tout pertinent et à sortir « du cadre étriqué des États-nations », en s’appuyant sur une société civile mondiale qui serait, d’après lui, en formation. Cette thèse du dépassement des États-nations, a connu un fort succès à partir des années 1990, rejoignant la vision d’un Francis Fukuyama sur la « fin de l’Histoire », spéculant sur la convergence de toutes les sociétés du monde autour de l’économie de marché et de la démocratie libérale.
Pourtant, loin d’une uniformisation du monde, les trente dernières années ont au contraire été marquées par un retour en force de l’idée de nation, que l’on observe notamment dans les pays émergents — ou plutôt réémergents — comme la Russie de Poutine, l’Inde de Modi, la Chine de Xi Jinping ou encore la Turquie d’Erdogan. Ce qu’on a coutume d’appeler mondialisation correspond en réalité à l’ordre occidental par lequel les États-Unis ont cherché à assurer leur hégémonie mondiale dans les années 1990 en imposant, à travers les grandes institutions internationales (FMI, OMC, Banque mondiale), un modèle unique reposant sur les règles du libre-échange, la liberté des mouvements de capitaux et l’adhésion à l’OTAN. Ce retour des nations exprime une contestation d’un ordre international monopolisé trop longtemps par l’Occident.
Dans les pays développés, la mondialisation a également constitué pour les classes dominantes une occasion de faire de l’État non plus un instrument de protection mais de mise au pas de la société en revenant sur les conquêtes sociales arrachées par le mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle. Ceci s’est traduit par l’abolition du compromis keynésien qui s’était installé entre le capitalisme et la démocratie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et par le retour à des formes oligarchiques. François Fourquet souligne à juste titre le rôle des États-Unis qui, en torpillant le régime monétaire de Bretton Woods en 1971, ont entraîné le monde entier dans un nouveau capitalisme reposant sur le pouvoir de la finance. Cette financiarisation a contribué à retourner le rapport de force mondial en faveur des créanciers au détriment des salariés d’Occident et des pays du Sud. Les phénomènes qualifiés de populistes, que l’on observe aujourd’hui, à travers le Brexit en Grande-Bretagne, le vote Trump aux États-Unis ou les Gilets jaunes en France, constituent autant de réactions prenant la forme d’une nouvelle lutte des classes.
L’économiste donne toutefois l’impression que les autres classes dirigeantes, notamment européennes, se seraient contentées de subir, de façon suiviste, le passage à cette nouvelle forme de capitalisme et affirme que des États de taille moyenne ne seraient pas en mesure, face à la puissance américaine, de mener des politiques autonomes. L’économiste Dani Rodrik a pourtant mis en évidence que les pays qui avaient le mieux bénéficié de la mondialisation étaient ceux qui, comme la Chine, l’Inde ou le Vietnam, avaient le moins respecté ces règles et au contraire développé de véritables stratégies nationales de développement, alors que ceux qui avaient appliqué les règles du fameux « consensus de Washington », notamment en Amérique latine, s’étaient effondrés. Le retour de la Russie après la crise de 1998, s’explique également par une rupture avec l’orthodoxie économique que l’Occident avait cherché à imposer dans les années Eltsine, et par une réhabilitation de l’État. Plus récemment, la crise sanitaire de la Covid-19 qui a frappé l’ensemble de la planète a fait mentir le principe « à problème global, réponse globale » et s’est traduit au contraire par une remise au goût du jour de la nation.
Comme le souligne Robert Boyer dans sa postface, François Fourquet fait l’impasse sur la diversité des formes prises par le capitalisme. Quoi de commun entre le capitalisme de type anglo-saxon fondé sur la réussite individuelle et le profit financier de court terme, et le capitalisme rhénan ou de type japonais davantage orienté vers une vision de long terme, la recherche du consensus et une dimension plus collective ? Fourquet va également si loin dans la dualité État/marché qu’on a le sentiment qu’il s’efforce de rechercher une loi éternelle du capitalisme sur la longue durée pour faire la démonstration que l’État ne peut être qu’au service du capital. Les crises, les conflits sociaux, les guerres ne constituent à ses yeux que des accidents qui n’affectent pas la dynamique générale. Pourtant, si l’État est nécessaire au capitalisme, comme le souligne Robert Boyer, tous les États ne sont pas ceux du capital. « L’État ne peut durablement être celui du capital, d’autant plus que prévaut un régime démocratique », affirme l’économiste.
« La mondialisation a également constitué pour les classes dominantes une occasion de faire de l’État non plus un instrument de protection mais de mise au pas de la société en revenant sur les conquêtes sociales arrachées par le mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle. »
À rebours de l’analyse de la mondialisation de François Fourquet, on rejoindra plutôt la théorie de la régulation dans l’idée que « l’évolution de l’économie mondiale est le résultat de l’interaction d’une multiplicité d’États-nations et non pas d’une loi générale gouvernant la mondialisation ». Dans un ouvrage paru en 2008 au sous-titre évocateur, Le nouveau XXIesiècle, du « siècle américain » au retour des nations, Jacques Sapir voyait d’ailleurs dans l’échec du projet d’hyperpuissance américaine symbolisé par le fiasco militaire en Irak et en Afghanistan, l’amorce d’un nouveau monde multipolaire, sans puissance régulatrice, au sein duquel la souveraineté nationale redeviendrait un axe clé. « Aussi, loin de conduire au dépassement de la nation, la globalisation s’avère être le nouveau cadre de l’expression de politiques nationales qui engendrent soit des effets de domination et de destruction des cadres nationaux au profit de nations plus fortes, soit des phénomènes de réactions et de développement national » écrit-il dans La Démondialisation (2011). On est donc davantage en présence d’un renouvèlement des interdépendances et des imbrications entre États souverains que d’une mondialisation uniforme.
Au-delà de ces réserves, le livre de François Fourquet constitue une somme qui a le mérite de réinscrire l’histoire de la mondialisation dans le temps long, en sortant de l’économicisme, et nourrira de nombreux débats tant sur l’histoire de la globalisation, la nature du capitalisme, le rôle des institutions que la place de l’État.
Nos desserts :
- Se procurer le livre de François Fourquet chez votre libraire
- Entretien autour du livre de François Fourquet, par Alain de Toledo pour Xerfi Canal
- Sur Le Comptoir, notre entretien avec Alain Bihr : « La mondialisation a permis de donner naissance au capitalisme »
- Lire aussi notre article « Le capital tout puissant : euro, dette, globalisation »
- Ainsi que notre analyse historique sur « L’humanisme italien et la genèse du capitalisme »
- « L’heure de la démondialisation ? », débat sur France culture entre Jacques Sapir et Philippe Moreau Defarges
Catégories :Politique
La mondialisation est surtout perceptible dans l’expansion économique libérale, au niveau des mentalités qui tendent dans un sens au snobisme.
en français, ça donne quoi ?
A reblogué ceci sur L'envolée des Soudanites.
Ben mon colon! C’est le cas de le dire, non? « Obsolète » le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes? Obsolète, toute forme de démocratie? Comment pourrait exister quelques débris de démocratie sans souverainetés populaire et nationale, sans population et territoire définis? Le « retour des nations » ? Le simple et fondamental besoin des peuples à espérer avoir un droit de regard et de décision sur le contenu de leur société. « Uniformisation »? Non: immondialisation, Un néologisme des plus compréhensibles que j’ai utilisé pour le titre du blog: « Immondialisation: peuples en solde! ». Prétendre s’appliquer à un si long survol dans le temps du capitalisme et de son emprise mondiale sans une seule évocation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sans un regard pour toute notion de démocratie !…Oui: ben mon colon!
Méc-créant.
(Blog: « Immondialisation: peuples en solde! » )