Fiction

[Micro-Fictions] Pour un traversin

Il aurait pu être question de peinture, ou de théologie, ou bien encore d’une hybridation des deux, un entremêlement qui passerait par les corps, par le « charnel », comme ils aimaient à dire… Le charnel… dont la sonorité leur était si douce et si précieuse.

Mais quelque chose, ce soir-là, est arrivé sans arriver. Expérience de chair désincarnée. Quelque chose de sombre, dont le récit s’est transmis au fil des âges. Une chose est arrivée sans se produire, et l’art, et l’esprit, et les dieux se sont retirés au profit de cet objet, un traversin qui, depuis cet événement, fait frémir jusqu’aux plus téméraires.

Voici ce récit :

*

Quand il lui avait suggéré, à lui un simple ami, ce qu’un amant passionné n’aurait pas encore été assez passionné pour y penser, il comprit qu’en le lui suggérant il l’avait rendu plus amant et plus passionné que tout autre. Pourquoi avait-il recherché d’emblée un tel élan ?

Ambroise : Veux-tu toujours que nous dormions ensemble ?

Jérémy : En te demandant de dormir avec moi, je t’ai aussi confié ce vouloir.

Il avait d’abord hésité, mais la raison de son hésitation se tenait toujours devant lui, étrangère à son consentement, afin d’être étrangère à son refus.

Ambroise : Quand as-tu eu cette idée ?

Jérémy : Quand j’ai su que je l’avais, elle m’était depuis longtemps familière.

Ambroise : En réalité, tu n’as jamais dû vouloir cela ; lorsque tu y pensais, ce n’était que pour refuser d’y penser.

Jérémy : Mais le refus faisait partie du désir.

Il avait compris que ce qui lui était suggéré ne s’arrêtait pas à l’acte simple de la suggestion, surtout quand il avait introduit entre eux cet objet, le traversin, avec une douceur provocante.

Ambroise : N’est-ce pas facile, pourtant ?

Jérémy : Peut-être facile, mais non pas faisable.

À quoi il avait trouvé un peu plus tard cette réponse, chuchotée du bout des lèvres : C’est que cela ne peut être fait qu’une fois.

*

Marquons une pause. Que le lecteur se rassure, je reprendrai vite le fil de ce récit au suspense haletant. Quelques commentaires paraissent nécessaires. Nous sommes en présence de deux personnages dont l’amitié prend une tournure nouvelle. Un traversin vient bouleverser les rapports qu’ils croyaient acquis. Objet passionnant et d’une force poétique sans pareil, peut-être pas en soi, mais certainement dans l’usage qu’en font ici nos deux protagonistes – placé entre eux, s’immisçant au cœur de leur amitié et de ce lieu intime qu’est un lit, au lieu de cet abandon dans lequel on croit pouvoir se livrer à travers le sommeil. Son apparence d’obstacle est, à y voir de plus près, ce en quoi se réalise sa nature de passerelle : obstacle à surmonter, précisément, comme on parle de ce qui se met en travers d’un chemin. Possibilité ou, davantage : objet-prétexte invitant à une traversée. Dans le traversin s’esquisse tout un univers de chair palpitante que ni la peinture religieuse ni la théologie, perdues dans les hauteurs, ne soupçonnent. Le traversin condense en lui le refoulé qui interdit à ces deux amis de vivre pleinement ce qui, sourdement, les relie plus intimement qu’eux-mêmes à eux-mêmes. Il n’y a plus haut ni bas, vertu ni vice, il y a cette horizontalité de la nuit, cet objet aux formes allusives, détourné subrepticement de son usage commun.

*

© Alisson Jallat

La nuit comblée par la nuit, comblée-déçue par la nuit.

Ambroise : Cette présence.

Jérémy : Ta présence ? La mienne ?

Ambroise : On ne peut pas les distinguer aussi simplement, tu le sais bien. Ma présence est très forte pour toi, elle ne t’intéresse et ne te retient que trop. Mais, moi, c’est parce que je ne ressens presque plus ta présence qu’elle me paraît si puissante et presque invincible au-delà du traversin.

Son pressentiment l’empêchait de dormir : s’il attendait, c’est qu’un traversin l’invitait à ne plus attendre, à se soustraire à la solitude d’un sommeil que la présence de son ami rendait impossible. Toujours seul à attendre, et toujours artificiellement séparé de son ami dans une impatience qui ne le laissait pas seul.

L’insoutenable dispersion de l’attente toujours rassemblée à chaque fois par la sensation du traversin, faisant signe vers la fin de l’attente.

Qu’attendait-il, pourquoi attendait-il, qu’est-ce qui était attendu d’un côté et de l’autre de l’incertaine frontière ? Le propre de cette attente était d’oblitérer toutes formes de question qu’elle rendait possible, auxquelles elle refusait de s’exposer ouvertement.

Par l’impatience qui le tenaillait, chaque image débouchait sur un vide et toute question se troublait en énigmes plus silencieuses, qu’il ne voulait pas que son ami surprenne.

Ambroise : Je ne puis plus supporter ma présence auprès de toi.

Jérémy : Elle n’est pas réellement auprès de moi, elle n’accepterait pas cette manière d’être auprès d’un simple ami.

Ambroise : Et pourtant, je suis là.

Elle était là.

Il essaya de lui dire qu’il ne devait pas se laisser retenir par cette pensée. Le mieux était de se détourner d’elle, de ne pas lui accorder d’importance. Ce ne serait peut-être pas facile.

Ambroise : Toi non plus, tu ne dois pas y penser.

Jérémy : Moi non plus, et même si j’y pensais, je souhaiterais ne pas y penser.

Ambroise : Mais tu l’éprouves, tu l’éprouves tout le temps.

Jérémy : Je ne l’éprouve pas, seulement quand tu es auprès de moi.

Ambroise : Je suis auprès de toi tout le temps.

Jérémy : Quand tu es là, ce n’est plus tout à fait le temps.

Ambroise : Si tu ne l’éprouves pas, il faut que tu t’y confrontes.

Jérémy : Tu le désires ?

Ambroise : Je ne désire que cela. Je veux que tu t’y confrontes une fois pour toutes.

Jérémy : Et pourquoi donc ?

Ambroise : Pour que tu vois combien ce traversin te sépare de moi.

Jérémy : Mais je ne vois que toi en lui.

*

Nous arrivons au nœud. Le traversin autorise et provoque entre les deux hommes une communication de plus en plus resserrée. À mesure que se dévoile l’extrême porosité de l’objet qui, les séparant, tout à la fois les aimante, les subjectivités en viennent au bord des mots à se dévoiler l’une à l’autre, l’une dans l’autre – vers une fusion ? Assiste-t-on, à travers ces susurrements, à ce moment singulier où la passion, sous l’effet d’une opération alchimique, est en passe de s’incarner en action, de se révéler dans la vérité des corps en mouvement ? À tout le moins, on peut voir comment le traversin condense au paroxysme l’éveil des sens en lutte avec les convenances. Cela ne se fait pas entre amis, d’où la mise en place d’une frontière : mais la présence même de cette frontière intronise la vérité de leur désir, assoit et alimente ce désir. Chaque parole témoigne du cercle infernal dans lequel ils tournoient, condamnés à s’exposer jusqu’au bout – la seule issue serait de céder, mais cela reviendrait à se perdre. L’amitié pourrait-elle rester sauve d’une nuit pareille ? Cette nuit pourrait-elle avoir lieu, puis les choses revenir comme avant ? L’enjeu serait l’intact au sens le plus littéral.

*

Ambroise : Quand tu t’approchais…

Jérémy : Pourquoi parles-tu au passé ?

Ambroise : Cela m’arrange de dire ce que j’ai à dire au passé.

Jérémy : Tu ne veux pas compromettre la présence du traversin entre nous, je le sais, je l’ai toujours su, et où en sommes-nous maintenant ?

Ambroise : Eh bien, là où nous en sommes. Mais je puis le dire : tu es allongé sur ce lit, le corps légèrement détourné, la tête un peu penchée, comme inclinée…

Jérémy : Je ne suis donc plus tourné vers toi ?

Ambroise : Non, pas exactement.

Jérémy : Pourquoi tant d’imprécision ?

Et soudain : Mais toi, où es-tu ?

Ambroise : Je crois que je suis venu m’allonger auprès du traversin, mais légèrement à l’écart, puisque tu es de l’autre côté, et assez près pour pouvoir toucher tes épaules que ta nuque courbée laisse découvertes.

Jérémy : Je vois. Tu vas glisser le traversin et ainsi m’attirer peu à peu contre toi ?

Ambroise : Peut-être, c’est un mouvement naturel.

Jérémy : N’est-ce pas lâche ? Je ne peux résister ainsi.

Ambroise : Pourquoi résisterais-tu ? Tout est joué depuis longtemps. As-tu une raison de défendre ce point de vue ?

Jérémy : Quel point de vue ?

Ambroise : Que tu voudrais que le traversin reste entre nous.

Jérémy : Je ne le veux pas, c’est entendu. Cependant, pourquoi suis-je ainsi tourné, presque détourné ? Ce n’est pas une attitude de simple consentement, il faut en tenir compte.

Ambroise : C’est vrai, il faut en tenir compte. Mais c’est ta manière de répondre à l’attrait, ne refusant ni n’acceptant, par une simplicité qui a toujours déjà rendu vaine ces façons de faire.

Jérémy : Cependant, tout n’est pas dit.

Ambroise : Rien n’est dit.

*

Le récit s’achemine vers sa chute. Les choses s’accélèrent. Une décision doit maintenant être prise. On peut imaginer – l’histoire ne le dit pas – que l’heure avance dangereusement et que poignent les premiers signes du sommeil.

Nos deux complices sont en plein dilemme : leur désir les travaille, les presse, les tourmente, mais le sommeil pourrait représenter un secours, une porte de sortie. Aussi, leurs paroles peuvent être comprises comme une façon de prolonger l’éveil, de ne pas succomber à l’endormissement – puisqu’au fond ils ne veulent ni ne peuvent renoncer à l’accomplissement du désir –, en même temps que cette conversation infinie repousse et retarde le moment fatidique. La position de l’un, se détournant légèrement de l’autre, exprime encore toute cette ambivalence : il se détourne de façon à laisser le sommeil l’envahir, mais en même temps et surtout afin de faciliter la possibilité que son ami le saisisse.

Douloureusement opaque et incandescente, inévitablement, le lecteur doit savoir que la chute connaît plusieurs versions. Laquelle est la vraie (au sens de la factualité) ? Laquelle est la bonne (au sens esthétique, ou éthique) ? Je ne suis pas en mesure de trancher. Cette histoire, au fond, n’appartient qu’à ceux qui l’ont vécu, à la faveur de l’obscurité d’une nuit d’hiver, à la chaleur de ce lit non conjugal dont nulle image ne témoigne.

Décevante nécessairement, la fin de ce récit ne comporte ni moralité ni révélation. Elle relève d’un ordre des choses à jamais perdu dans l’implicite. La légende du traversin restera ainsi à jamais suspendue à l’attente et à l’oubli : elle transmet d’âge en âge ce langage du désir, langage lourd, disant tout là où tout est dit, langage du frisson et de l’espace sans espacement. Il lui avait tout dit, parce qu’il l’avait désiré et qu’il s’était laissé tenter par ce désir. Mais ce désir est un désir vers un objet que, dès qu’on l’ôte, tout est dit.

Texte s’inscrivant autour du concept d’ « affligeance », inventé pour l’occasion.

Catégories :Fiction

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