Et si c’était elle qui avait raison, la dame qui avait choisi de mettre « du vieux pain sur son balcon pour attirer les moineaux, les pigeons », comme disait l’autre. Y a-t-il mieux à faire ? Réponse en compagnie de quelques philosophes.
On ne choisit pas toujours les airs qui vous trottent dans la tête. La mémoire collective se nourrit de tout ce qui traîne. Probablement certaines chansonnettes épousent mieux leur époque que d’autres.
« Elle met du vieux pain sur son balcon
Pour attirer les moineaux les pigeons,
Elle vit sa vie par procuration
Devant son poste de télévision »
Jean Jacques Goldman
En vérité, on n’a jamais su vraiment si cette dame était à plaindre. Bon, on avait une petite idée quand même. En effet, il semblait bien que notre Jean Jacques national nous invite alors à faire preuve de quelque commisération à l’encontre de cette dame sans histoire aucune.
Cela dit, le doute est permis. En effet, cette dame ne semble pas user d’artifices pour rendre sa vie plus désirable, en tout cas pas dans la chansonnette que l’on nous donne à écouter. Nulle part, il n’est fait référence au divan du psychanalyste, au premier jour d’une nouvelle vie, d’ordonnance pour quelque psychotrope ou usage de paradis artificiel. Cette dame choisit donc d’avancer sans filet, si l’on n’en croit les mots qui parlent d’elle, elle ne triche pas. Et pourtant, elle aurait de quoi. En effet, son inventaire des possibles semble sérieusement limité par un imaginaire en friche.
Ainsi donc, le choix de mettre du vieux pain sur son balcon est donc peut être une stratégie optimale, pour parler comme le vulgum pecus economicus réputé choisir la solution qui maximise ses intérêts. Peut être qu’il s’agit d’une décision mûrement réfléchie, déduite d’une audacieuse démonstration. Ou pas. Peut être qu’en fait on s’égare, on s’emporte, on se montre bien trop ambitieux quant au projet de la dame. Peut être a-t-elle fait un non-choix, cochant seulement la case qui s’imposait à cet instant, comme inconséquence d’un quotidien sans horizon. Elle a mis du vieux pain sur son balcon, comme elle aurait pu plier un torchon.
La question que pose la dame
Quels étaient donc les véritables motifs de cette dame ? En vérité, on s’en moque. Peu nous importe de savoir ce qui trotta dans la tête de cette dame lorsqu’elle décida d’aller sur son balcon pour y mettre du vieux pain pour les moineaux, les pigeons. C’est son affaire, elle avait sûrement de bonne raisons ou aucunes, cela n’a aucune importance pour la suite de cet article. Par contre, le fait de mettre du vieux pain sur un balcon pose une question terriblement plus intéressante, embarrassante en vérité.
Y- a-t-il quelque chose de mieux à faire que de mettre du vieux pain sur son balcon pour les moineaux les pigeons ?
Question débile lorsqu’elle est posée en ces termes, mais qu’avec un minimum d’imagination on peut rapprocher d’autres questions à l’horizon philosophique moins chiche : la vie a-t-elle un sens ? La vie vaut–elle la peine d’être vécue ? Ma vie n’est–elle qu’un malentendu avec l’invisible ? Un pari perdu du grand horloger ? Etc. Évidemment, on ne répondra pas à ce genre de questions. Mais on peut faire semblant. Procédons par élimination.
Qui est hors–jeu ?
Ceux qui voient la vie en rose, d’indécrottables sourires sur patte. « Ce serait bien le comble si après la pluie, il n’y ait pas le beau temps ! » Inutile de discuter avec eux. En partant des mêmes hypothèses, vous aboutirez logiquement à des conclusions différentes. Ceux là pensent qu’il y aura toujours quelque chose de mieux à faire que de mettre du vieux pain sur son balcon.
Ceux qui ne voient rien, mais c’est pas grave… : « Être heureux, c’est bon une seconde, une heure, une journée. Mais si on est heureux toute sa vie, on est un imbécile heureux », William Sheller. Hors–jeu donc. Ceux-là pensent que mettre du vieux pain sur son balcon, ou ailleurs, ou pas, c’est idem et c’est cool donc : hébété béat sois-tu.
Ceux qui voient au-delà. Ici-bas n’est qu’une étape, un parcours, une épreuve. Impossible de lutter contre eux. La preuve n’est pas convoquée puisqu’il suffit de croire. « Ce n’est pas le fait qui fait foi, c’est la foi qui fait fait ». Et si tout se passe mal ici, c’est pour la bonne cause là bas. Alors serrons les fesses, jusqu’à la délivrance éternelle. Du vieux pain sur le balcon donc, puisque c’est écrit.
Qui reste dans la partie ?
Nous venons d’éliminer les gens heureux pour vice de forme. Il nous reste donc ceux qui sont un peu, beaucoup, terriblement angoissés. Eux se divisent en plusieurs camps que l’on peut raisonnablement ranger par auteur, tant ils ont semblé inspiré par l’idée que la vie puisse ne pas valoir la peine d’être vécue. Ceux là pensent que mettre du vieux pain sur son balcon n’est pas plus débile qu’autre chose, on est plus très loin de Voltaire et son potager,
Camus : le seul qui se retrousse les manches et met les mains dans le cambouis. « On ne s’étonnera cependant jamais assez de ce que tout le monde vive comme si personne ne savait ». La vie est un jeu qui a une fin, et dont les règles ne nous ont pas été fournies. La vie est donc absurde, et la leçon dérangeante : « aucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition ».
Jankélévitch : il est peut-être celui qui en parle le plus pour en dire le moins, et ça marche. « La mort est la maladie des biens portants ». Quand même, le risque de bailler n’est jamais très loin. Il faut dire que nous avons affaire à un pavé de près de 700 pages sur quelqu’un que je ne rencontrerai jamais de visu : moi mort. L’auteur tourne autour du moment ultime, sans jamais pouvoir s’en approcher suffisamment, le mort glisse entre les doigts du vivant.
Dostoïevski : on n’est pas certain de tout comprendre, mais on est certain que la relation que l’auteur entretient avec l’invisible est peu réjouissante. Qu’il s’agisse de Kirilov qui propose à celui qui veut parvenir à la liberté suprême d’avoir « le courage de se tuer », ou bien qu’il s’agisse d’Ivan Karamazov le nihiliste qui nous fait part de son rêve (culte) du grand inquisiteur, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. De leur point de vue, mettre du vieux pain sur son balcon ne semble pas plus tragique qu’autre chose.
Heidegger : on évitera de parler de ce qui fâche (ses cahiers noirs) pour nous concentrer sur les fulgurances du philosophe (lorsqu’il broie du noir). Au départ, tout s’éclaire : « le monde ne peut plus rien offrir à l’homme angoissé ». Mieux ou pire, « dès qu’un humain vient à la vie, il est assez vieux pour mourir ». Mais après on commence à perdre l’auteur : « mourir est une manière d’être ». Et puis ça part en sucette « la possibilité de l’impossibilité de l’être »… !? Il est temps de mettre du vieux pain sur le balcon.
Nietzsche : il met les pieds dans le plat avec son « Dieu est mort ! ». Nous voilà seuls, abandonnés, livrés aux décombres de l’existence. On aurait pu y croire pourtant, nous dit l’auteur, mais raté : « la perspective certaine de la mort pourrait mêler à la vie une goutte délicieuse et parfumée d’insouciance – mais, âmes bizarres d’apothicaires, vous avez fait de cette goutte un poison infect, qui rend répugnante la vie toute entière ! ». L’auteur ne semble même pas emballé par mettre du vieux pain sur son balcon.
Tolstoï : il y a bien sûr l’inévitable Mort d’Ivan Illitch (1886), qui nous convainc sans preuve que la mort ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais il y a aussi et surtout l’épisode de la nuit d’Arzamas, où l’auteur est frappé pour la première fois par cette « horreur blanche, rouge et carrée », cette expérience inexprimable où un genre de prodrome de la mort le saisira, modifiant à jamais son appréhension du moment ultime. Mettre du vieux pain sur un balcon, pourquoi pas, tant qu’on est pas mort.
Pour les besoins de l’article, on arrêtera ici l’inventaire des angoissés. De toute façon, nous disposons désormais de suffisamment d’éléments pour répondre à notre angoissante question : notre dame avait – elle quelque chose de mieux à faire que de mettre du vieux pain sur son balcon ? Oui, peut être le faire sur un banc dans un parc… Sinon, on ne voit pas trop. Quand même, un peu léger comme horizon existentiel. Heureusement Michel Houellebecq nous évite le naufrage : « L’absence d’envie de vivre ne suffit pas pour avoir envie de mourir ». Amen.
Nos desserts :
- Sur Le Comptoir, lire notre analyse de la Seconde Considération Inactuelle de Nietzsche
- Lire également « Du libéralisme au nihilisme, une succession vue par Dostoïevski »
- Ainsi que le discours de Suède d’Albert Camus en 1957
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« Y- a-t-il quelque chose de mieux à faire que de mettre du vieux pain sur son balcon pour les moineaux les pigeons ? »
Sans doute que non, sinon ce ne serait pas interdit par la Mairie de Paris…
https://vivreparis.fr/le-saviez-vous-nourrir-les-pigeons-peut-vous-couter-tres-cher/