Politique

Quand les Ploucs montrent les dents : état des lieux du mouvement breton

Il est temps de sortir les Gwenn-ha-du du placard. Guingamp, Carhaix, Morlaix résonnent toutes, ces mois-ci, des chants des autonomistes et indépendantistes bretons. L’État central est scruté de près, lui que l’on dit vouloir brider l’enseignement immersif en langue bretonne. L’occasion de naviguer entre les diverses chapelles d’un mouvement breton (ou Emsav, pour les locaux) qu’on juge souvent gentiment ridicule, aimable façon de l’excommunier ; entre le puissant lobby régionaliste et la vaillante fratrie de chanteurs, l’écolier honteux de subir la vache et l’intraitable bagarreur aux cheveux ras, le bébé qui faillit ne pas s’appeler Fañch et Marianne la tête à l’envers…

« Brezhoneg, Brezhoneg ! Yezh Ofisiel ! » Ameutés au portail de la caserne par la clameur, une demi-douzaine de pompiers observent, le sourcil levé, les sigles « BZH », les banderoles noires et blanches, et les cinq cents manifestants qui les portent et défilent. Nous sommes à Carhaix-Plouguer, le 22 septembre. Voilà qu’un militant gouailleur se met à les héler, en breton bien sûr. Gênés, les jeunes recrues ne pipent mot, laissant l’ancien de la brigade lui donner la réplique. Soulagement. « Heureusement que t’es là », lâché dans un rire.

L’anecdote est révélatrice. En Bretagne, seule une personne sur vingt parle couramment breton. Et encore, quatre brittophones sur cinq sont âgés de plus de 60 ans. Et les récentes offensives de l’État central quant au statut des langues régionales ne sont pas sans effrayer un peu plus les Emsaverien (militants du mouvement breton). De quoi faire reprendre au mouvement du poil de la bête.

« Pour apprendre le français, entrez dans une école Diwan ! »

En Bretagne, il faut préserver le breton : tous s’accordent là-dessus [1]. De nos jours, du moins. Car en 1794, les députés Barrère et Grégoire, eux, fustigeaient les idiomes locaux, « vicieux » et « grossiers », « instruments de dommage et d’erreur ». Les révoltes vendéennes grondaient alors. Assaillis de toutes parts, les députés majoritaires en viennent à poser ce principe simple : aux provinces dévotes et arriérées les idiomes, à la Nation républicaine, unie et centralisée, le français. Sur le moment, le principe est resté lettre morte. Mais il s’est gravé dans les têtes, jusqu’à ce que triomphent les laïcistes de la Troisième République, dans les années 1880. Si le breton, c’est la langue des abbés, alors abattez le breton. Les hussards noirs appliqueront le principe sans sourciller, avec cruauté parfois.

Elèves en manifestation, pour la défense de leur école primaire Diwan

Honte au bretonnant ! Tous taxent cette langue de bassesse : du maître aux parents, des Blancs aux Rouges… Les enseignants punissent les élèves bretonnants, et les plus zélés favorisent même la délation, au travers de la « vache » : un objet que se refilent, de main en main, les élèves surpris en flagrant délit de péché linguistique, le dernier porteur écopant de la punition. « On en arrivait à des trucs sadiques : les plus faibles n’osaient pas dire que les plus costauds avaient parlé breton, de sorte que c’est eux qui ramassaient la punition ! Soit des dizaines de pages à écrire, en français bien sûr » [2], relate un militant breton, dont le père a connu cette humiliation. Les jacobins ont bien réussi leur coup : les petits Bretons ont, ce faisant, intériorisé la honte de parler leur hideux patois. Résultat : devenus grands, ils n’ont plus voulu le transmettre à leurs enfants. La séculaire chaîne de transmission linguistique s’est rompue. Et plus le temps passe, plus le breton apparaissait cul-terreux face à la modernité française.

Ce meurtre linguistique est comme le péché originel de l’État français, la perte irrémédiable, qui revient de manière incantatoire, dans le discours de tous les Emsaverien. « Interdit de cracher par terre et de parler breton » : le règlement des écoles de ce temps est sempiternellement rappelé, comme une antienne… Témoin, ce militant de Douar ha Frankiz, parmi d’autres : « Ma grand-mère, ça l’a marquée. Elle était reconnaissante à l’école pour ce que ça lui a apporté, mais elle avait aussi le sentiment de l’humiliation. » Nombreux sont les Emsaverien actuels qui héritent, en effet, du traumatisme scolaire de leurs parents ou grands-parents. « Que voulez-vous : ils ne connaissaient pas d’autre langue ! Ils sont arrivés à sept ans à l’école publique, sans connaître un mot de français. Alors, à part parler avec les mains… », déplore un autre.

Cette décrépitude de la langue court jusqu’aux années 1970 [3], âge d’or de la bretonnité. Presque coup sur coup, sont créées les écoles Diwan et les filières bilingues. Diwan adopte un principe radical : ne parler qu’en breton. Tout le temps, à tous les cours, à la récré comme à la cantine [4]. Son bilan, ce sont ses détracteurs qui en parlent le mieux : « les compétences des élèves Diwan en breton et en français devancent de loin celles des autres réseaux » [5], admet le rapport Bernabé, tout en le fustigeant quant à son « séparatisme ».

« Plus le temps passe, plus le breton apparaissait cul-terreux face à la modernité française. »

Paul Molac à l’Assemblée nationale

Car voilà le hic, ce pourquoi tant de militants sortent du bois. Malgré le succès de la méthode Diwan, qui réanime les braises de cette langue presque éteinte, l’État central la juge délictueuse. Anti-républicaine, même, en ce qu’elle contreviendrait à l’article 2 de notre Constitution : « La langue de la République est le français. » Ne parler que breton dans une école française, ça coince.

Et ces derniers mois, l’État français l’a fait savoir : il fera revenir Diwan dans le droit chemin. Face à la proposition de loi pro-immersion de Paul Molac, avec l’appui du rapport Bernabé, doublé du rapport Kerlogot et Euzet, l’État brandit l’article 2 comme un horizon indépassable. Le ciel se bouche pour l’Emsav.

Jean-Michel Blanquer, lui, fait les louanges des filières bilingues, pour mieux réprouver Diwan. Mais un petit tour au lycée de Morlaix jette une lumière bien crue sur ces supposés paradis linguistiques. Là-bas, les soi-disant 50 % de cours en breton se résument en fait à six heures dans la semaine ; et ces six heures se méritent. Les élèves doivent braver les longs temps de transport jusqu’aux rares filières bilingues, les imbroglios administratifs à n’en plus finir, et même manifester, parfois, contre la fermeture brusque d’une filière.

Bretaigne est Pérou pour la France

Ces manifestations remportent un franc succès : en mai dernier, plus de dix mille personnes se sont rassemblées dans les rues de Guingamp. Car, nous l’avons dit : aujourd’hui, les Bretons sont attachés à leur langue, et pas seulement : ils tiennent à l’entièreté de leur culture régionale, à leur bretonnité. C’est qu’à présent, la Bretagne a la cote ; le Breton n’est plus le pourceau, le bouseux d’autrefois. L’atrabilaire marin taiseux d’hier est le sympathique loup de mer d’aujourd’hui.

Sans que le cliché change de nature. Simplement de connotation. Car, pour forger cette fameuse bretonnité, les mêmes attributs sont ressassés depuis deux siècles [6] : le Breton a une tête de cochon et un caractère qui va avec, des origines Celtes et un chapeau rond ; il baragouine en breton le nom de son village, Plouguernével, et son propre nom, Karel Le Floc’h ; c’est un travailleur dévot qui n’est pas bien farouche en politique. Et voilà tout. Quant à la connotation, le basculement du négatif au positif, lui, est bien récent ; quoique… La bretonnité honteuse fut déjà craquelée, à partir de 1830, par quelques voix dissidentes. Plusieurs auteurs bretons, souvent légitimistes de cœur, chérissaient cette Bretagne, comme la terre d’élection de leur utopie conservatrice : celle d’une société agraire, hiérarchisée, stabilisée, où tout ne se meut qu’avec lenteur et dignité. Tout l’inverse, en somme, de la chaotique agitation des villes et de ses classes dangereuses.

Cette filiation libérale-conservatrice a fait des émules jusqu’à aujourd’hui, dans les milieux économiques bretons. Car l’Emsav, c’est aussi une histoire de gros sous, et ce, dès sa création. Les premiers Emsaverien, ceux de la fin du XIXe siècle, étaient des notables locaux qui craignaient de voir le pouvoir leur échapper, accaparé qu’il était par l’État central. Considérant que cela ne rendait justice ni à eux, ni à leur belle Bretaigne, (qui pouvait encore être Pérou pour la France, pensaient-ils, comme au XVIe siècle où ce proverbe fut inventé), ils plaidaient pour une délégation accrue du pouvoir économique et politique aux régions. Rendre la Bretagne prospère, et lui faire retrouver, ce faisant, sa culture conservatrice, gâchée par le jacobinisme laïcard.

Bécassine, version féminine du Plouc breton, estomaquée par la modernité parisienne

Ce lobby régionaliste s’est maintenu jusqu’à la Libération, où fut créé le CELIB (Comité d’Études et de Liaison des Intérêts Bretons). Son leitmotiv était le rattrapage du retard économique breton, pour atteindre à l’idéal parisien. En jouant sur la convergence des intérêts, le CELIB rallia toute la Bretagne à lui : parlementaires, maires, patrons, paysans, ouvriers, universitaires, bretonnants, … « Il n’est pas un groupe économique, professionnel ou culturel qui ne l’ait contacté pour lui demander de défendre sa cause particulière », avance Jack Reece [7]. Très lié aux cercles de pouvoir, le CELIB a réussi son coup : le pays des chemins défoncés et des paysans au labour a vu pousser des usines, des tracteurs, des voies rapides.

« Les premiers Emsaverien, ceux de la fin du XIXe siècle, étaient des notables locaux qui craignaient de voir le pouvoir leur échapper, accaparé qu’il était par l’État central. »

Aujourd’hui encore, l’Emsav économique se porte bien. Le CELIB est désormais remplacé par l’Institut de Locarn, le Club des Trente et Produit en Bretagne. Toutes sont patronnées par les plus grands businessmen bretons : Vincent Bolloré, François Pinault, Loïc Hénaff… Leur volonté de croissance et d’enrichissement s’accompagne d’une conviction : le modèle national est mort, place au modèle fédéraliste. Et eux de prôner une Bretagne plus forte et plus libre, au sein d’une Europe elle-même plus imposante. Et puis, il reste l’appât du gain : ces magnats locaux ont bien compris que « le mot Breizh fait vendre » [8], et en tirent profit.

Hormis quelques cercles d’irréductibles, ce genre de groupements ne suscite pas de vastes remous en Bretagne, au contraire. Aujourd’hui, on observe plutôt une convergence des luttes du patronat avec les classes populaires ; comme une redite de l’épisode CELIB. Il y a huit ans, le mouvement des Bonnets rouges répétait cette alliance, jusqu’à provoquer l’ire de Mélenchon : « Les esclaves manifestent pour les droits de leurs maîtres ! », avait-il affirmé. Une saillie que les Emsaverien n’ont toujours pas digéré, y compris ceux d’extrême gauche. La Bretagne n’a jamais été une terre de lutte des classes…

Du bagad au groupe de punk…

Mais la bretonnité heureuse ne fut pas que le fruit des libéraux et des conservateurs. À vrai dire, ce sont surtout les folles années de l’après Mai 68 qui signent son triomphe. Jadis joyaux de la pensée conservatrice, la protection de la nature et des traditions locales passent à gauche ; le Breton, être rural et enraciné, s’en trouve magnifié. Ce faisant, la clameur identitaire se massifie. Elle n’est plus seulement le fait de notables en cercle fermé, mais de militants et d’artistes qui en transmettent le goût à la foule des fans et des manifestants.

Mouvement social à l’usine du Joint Français (Saint-Brieuc, 1972), soutenu par l’Emsav politique et culturelle

De ces artistes fiers d’être bretons, le pionnier fut Alan Stivell. Quand son album-culte, Renaissance de la harpe celtique, sort en 1971, il remporte un succès mondial. La musique celtique y est radicalement revisitée, auréolé d’une douce subtilité et d’un original syncrétisme. La brèche du succès est ouverte ; nombreux vont s’y engouffrer. L’on a connu Glenmor, l’indépendantiste à la voix tonnante, et les frères Morvan, trio de chanteurs a capella voguant de festoù-noz en festoù-deiz… Avec le punk bretonnant des Ramoneurs de Menhir et la profonde voix de Denez Prigent, la source reste vive.

Aux chanteurs s’ajoutent les festivals, dont la Bretagne regorge : festival interceltique de Lorient, festival du chant de marin, festival de Cornouaille, … Plus que tout, les fameuses Vieilles Charrues actent du basculement politique de l’Emsav : la bretonnité, c’est dès lors moins le pardon de Sainte-Anne d’Auray que le « Woodstock breton »… La gauche a pris le dessus.

Dit comme ça, le folk semble plus futile que la conférence politique ; la culture a pourtant marqué plus de points, en Bretagne du moins. Un Français connaît forcément « La tribu de Dana » ; pourrait-il citer le nom d’un parti breton ? Annaig Le Gars, un temps présidente de l’UDB, le reconnaissait elle-même : « Des travaux comme ceux de Glenmor, Alan Stivell, Gilles Servat et, plus récemment, Dan ar Bras […] ont bien plus d’effet que n’importe quel discours. » [9]

Glenmor, Émile Le Scanve à l’état civil, dit également Milig ar Skañv en breton (1931 – 1996)

Surtout, le rock et le tract participent d’une même logique. Au sein de l’Emsav, économie, culture et politique ont toujours marché main dans la main. Glenmor et Gilles Servat jouèrent pour soutenir les manifestants bretons, les Vieilles Charrues financèrent les écoles Diwan, et l’Interceltique de Lorient accueillit des stands autonomistes en son sein. Et ce sont ces mêmes partis qui les ont aidé et impulsé, à leurs débuts.

Les Emsaverien passent d’ailleurs souvent d’une dimension à l’autre : ainsi de Christian Troadec. Aujourd’hui symbole de Carhaix-Plouguer, Troadec est le père des Vieilles Charrues. Une fête sans prise de tête, qui tenait plus de la blague que du business plan, satire maligne des ronflants festivals marins de la côte. Carhaix n’a peut-être pas de vieux gréements, mais elle a des vieilles charrues ! À mesure que le festival prend de l’ampleur, Troadec s’installe dans le paysage ; il finit par racheter une célèbre brasserie carhaisienne, Coreff, ainsi qu’un journal, Poher Hebdo. Le voici moteur économique d’une région plutôt sinistrée. Proche de partis autonomistes, il finit maire de Carhaix et figure des Bonnets rouges…

Un Emsav, des partis

Si la culture est opulente, le pan politique paraît miteux. Les partis autonomistes, et a fortiori indépendantistes [10], méritent en fait le nom de groupuscules, et c’est un miracle s’ils dépassent les 5 % de votes aux élections régionales [11]. Mais, quoiqu’en petit comité, les militants politiques se sentent pousser des ailes : « Si les attaques contre Diwan continuent ainsi, les gens vont se mobiliser d’autant plus ! Avec la manifestation de Guingamp, nous avions déjà senti un nouveau souffle en Bretagne », déclare un militant de l’UDB.

L’UDB, ou Union Démocratique Bretonne, c’est le plus gros parti autonomiste de Bretagne. Au terme d’une histoire tumultueuse, l’UDB et ses six élus régionaux vivent aujourd’hui de beaux jours, entourés d’un petit millier de militants. Leur doctrine est simple : avoir « la Bretagne au cœur et le cœur à gauche ». Autrement dit, l’UDB plaide pour la création d’une Assemblée de Bretagne aux pouvoirs très élargis, au sein d’une France fédéraliste. La Ve République y est rejetée avec horreur, comme le parangon de la tyrannie centralisatrice. Jadis proche du PS tendance Rocard, aujourd’hui plus en accord avec les Verts, ils mêlent le régionalisme à l’écologie : « La langue bretonne fait partie de la diversité, au même titre que la langue des baleines ! En parlant brezhoneg, je fais référence à mille ans d’histoire », continue notre militant. Une diversité des peuples et des usages, oui, mais assorti d’un équilibrage des moyens : « Aujourd’hui, les services sont-ils égalitaires d’une ville à l’autre ? Le discours républicain dit que ‘‘oui’’ ; la réalité quotidienne montre que ‘‘non’’. Prenez les investissements culturels réalisés en région parisienne et ailleurs : la disproportion est flagrante ! », assène-t-il.

Congrès de l’UDB à Binic en 1966. Archives UDB. Photographe inconnu.

Bien plus à gauche, voici le groupusculaire Douar ha Frankiz, et ses soixante-dix membres, très liés aux activistes de Dispac’h. Eux réclament l’indépendance pure et simple, tout en se mobilisant dans des controverses plus brûlantes encore. Ainsi du problème des résidences secondaires, qui, trustées par de riches propriétaires, font exploser les prix de l’immobilier local, jusqu’à faire fuir les jeunes du coin. « La Bretagne n’est pas à vendre », « Touristes, rentrez chez vous », tonnent ces activistes, tout en plaidant pour que soit reconnu un droit de résidence, qui laisserait le champ libre aux locaux, et bloquerait les nantis qui passent en coup de vent. Douar ha Frankiz et Dispac’h sont les enfants de la trublionne Emgann, qui fut bien clivante en son temps. Fustigeant l’Emsav et son na ruz, na gwenn, Breizhad hepken (« ni Rouge, ni Blanc, Breton seulement ! »), calomniant l’UDB « embourgeoisée et complexée », Emgann disait tout net que la libération de la Bretagne ne valait la peine qu’accompagnée de la libération des travailleurs. Jusqu’à préciser « qu’entre un patron breton et un ouvrier français, je crois que j’ai plus de sympathie pour le second » [12].

À l’inverse, bien des Emsaveriens reprochent à l’UDB comme à l’extrême gauche de faire passer la question sociale avant la question nationale. « Nous, nous promouvons la libre entreprise et la méritocratie, tout en luttant contre l’État dominant », expose un militant du Parti breton, à la droite de l’Emsav. Logiquement, ceux-là applaudissent l’esprit d’entreprise de l’Institut de Locarn et consorts : « Nous avons besoin du soutien des grands patrons bretons, car il faut un consensus entre la bourgeoisie nationale bretonne et le mouvement politique breton » [13], estime Alan Coraud, un des fondateurs du Parti breton. Ceux-là sont les plus prompts à revendiquer leur apolitisme, en clamant na ruz, na gwenn : « je veux obtenir des droits pour les Bretons. Être de droite ou de gauche ne sert à rien tant que l’on n’a pas le pouvoir », juge un autre de ces militants. Ils n’en sont pas moins radicaux pour autant : dans les actes, certains provenant de la lutte armée, comme dans les mots : « La France a un comportement fasciste, elle traite la Bretagne comme une colonie ! », assure un membre du Parti breton.

« Les partis autonomistes, et a fortiori indépendantistes, méritent en fait le nom de groupuscules, et c’est un miracle s’ils dépassent les 5 % de votes aux élections régionales. »

Enfin, les partis d’extrême droite bretonne font bien pâle figure en comparaison de leurs prédécesseurs. Une frange du deuxième Emsav (qui court de 1914 à 1945) fut en effet séduite par le militant nazi Gerhard von Tevenar, « commis voyageur de la révolution ethnique » [14], baroudeur en quête de soutiens nazis chez les minorités nationales. Les Germains et les Celtes sont les aryens les plus purs, affirma Tevenar, qui fit miroiter aux militants bretons l’utopie d’un empire nordique des nations opprimées, sous égide allemande. Acquise à sa cause, cette frange se jeta dans les bras de l’occupant une fois le régime de Vichy instauré. Sans grand succès, puisque les stratèges nazis préféraient rester en bons termes avec l’État français, plutôt qu’avec quelques idéologues perdus dans la cambrousse bretonne. Les Bretons les plus fanatiques créèrent finalement la Bezen Perrot, sorte de Division Charlemagne à la manière locale, dont les exactions cruelles souillent encore la mémoire de l’Emsav. Soixante-quinze ans après, l’extrême droite bretonne est si fragile qu’elle n’est plus structurée en parti. Tout juste l’Adsav, groupuscule en perte de vitesse, ne fait-il qu’éditer la revue War Raok, trois fois l’an.

Ce panorama fait, encore ne faut-il pas grossir ces déchirements internes… Tous les Emsaverien se retrouvent sur le gros de la doctrine. Oui, il existe un peuple breton ; oui, il faut faire enseigner l’histoire de la Bretagne aux enfants du pays ; oui, la région doit couper avec l’État et avec ses préfets, pour décider à la base ; oui, la Bretagne doit retrouver sa forme historique, Loire-Atlantique inclus, donc ; oui, l’État français est d’une frilosité remarquable sur ces questions. Et les mêmes livres de revenir dans toutes les bouches : Comment peut-on être Breton ? de Morvan Lebesque, un récit épique des débuts de l’Emsav ; L’Europe aux cent drapeaux de Yann Fouéré, qui théorise un fédéralisme européen intégral ; ou Le Cheval couché de Xavier Grall, réponse cinglante au « folklorisme fossilisant » du Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias.

Xavier Grall conspuant Pierre-Jakez Hélias dans l’émission Apostrophes

Avec ses quelques pourcents à chaque élection, l’Emsav tourne un peu en vase clos. Moins hostiles qu’indifférents, les Bretons et leurs médias ne rebutent pourtant pas aux thèses de l’Emsav modéré. Cette complaisance, un petit réseau d’intellectuels la dénonce ; eux sont farouchement opposés au mouvement breton. Françoise Morvan est leur cheffe de file, et son pamphlet Le Monde comme si leur livre de chevet. Elle y dénonce un Emsav chauvin, à la limite du racisme anti-Français ; manipulé par les grands patrons ; créant de toutes pièces une culture bretonne sans nuances et artificielle ; et surtout, toujours lié à ses « origines cléricales, fascistes, puis collaborationnistes » [15]. Son nom fait encore grincer des dents dans les milieux concernés…

Répondre à la destruction par la destruction

Ces quelques partis résument-ils l’Emsav ? « Tu parles, l’Emsav d’aujourd’hui, c’est rempli de boomers qui font leurs manifs et retour », raille un nationaliste breton. Le ton est cinglant. Se devine un fossé : oui, il y a les partis. Mais il y a aussi les partisans de la lutte armée. Ceux qui ont des armes, du plastic, ou à tout le moins des poings serrés et en état de marche. Bien sûr, on n’en est pas aux assassinats cagoulés, qui restent une spécialité corse et surtout basque. Mais si l’Emsav s’est fait connaître, c’est aussi grâce à ses plastiqueurs.

Le 7 août 1932. Alors que l’on célèbre le 400e anniversaire de l’union de la Bretagne à la France, que Vannes résonne du cri des fêtards et du son des concerts, les nationalistes s’agitent. C’est le jour parfait pour détruire la statue de la honte : celle de l’hôtel de ville de Rennes. Son sculpteur, Jean Boucher, a ciselé une Anne de Bretagne agenouillée devant le roi de France, Charles VIII. Soufflet suprême pour les Emsaverien. Au milieu de la nuit, une bombe aura raison du symbole français.

Le 26 juin 1978. L’Emsav bat son plein, son terrorisme aussi. Infiltré par les services de police, le Front de Libération de la Bretagne (FLB), héraut de la lutte armée, manque de se faire démanteler. Arrêtés et jugés, ses militants n’en ont pas fini leur tâche pour autant. Deux d’entre eux posent une bombe dans la galerie des Batailles du château de Versailles. Comme l’acmé de la grosse centaine d’attentats déjà commis. Nombre de tableaux et de statues sont soufflés par l’explosion. La presse nationale et les partis bretons sont unanimes dans leur condamnation. Les « années de poudre » ont affecté le capital sympathie dont le FLB disposait jusqu’alors.

© Erwan Chartier, Le Front de Libération de la Bretagne (FLB)

Le 19 avril 2000. À l’heure du triomphe d’Emgann, les autorités sont inquiètes. Voilà quelques mois qu’un commando de nationalistes bretons et basques a fait une razzia dans un dépôt d’explosifs, neutralisant les gardiens et volant plus de huit tonnes de dynamite. Depuis, une nouvelle vague d’attentats frappe ces deux régions. Les tentatives fleurissent, souvent gâchés par l’amateurisme de ses instigateurs, les membres de l’Armée Révolutionnaire Bretonne (ARB), descendante du FLB. Moins violents que les Basques, les Bretons répugnent à l’assassinat, préférant le sabotage. Jusqu’à ce jour où une bombe posée au McDonald de Quévert tue par mégarde une jeune employée. Le choc est considérable dans l’Emsav. L’ARB est pointée du doigt, mais de nombreux éléments troubles laissent, encore aujourd’hui, l’affaire irrésolue.

Le 14 janvier 2021. Après le choc traumatique de l’attentat de Quévert, on ne signale plus aucune activité terroriste en Bretagne. Les militants violents, en petit nombre, agissent en bandes. Leurs actions ne sont plus connues qu’en interne, au sein des milieux interlopes. Ce jour-là, pourtant, ils mettent le feu à la grue d’un chantier, pour protester contre l’installation d’une nouvelle voie rapide en Bretagne. Puis, ils envoient au Poher, un journal du coin, un communiqué ; la Marianne qu’ils timbrent, bien sûr, est collée à l’envers, vieille roublardise du mouvement breton. « Face au saccage de notre terre, nous répondrons à la destruction par la destruction », affirment-ils. Aussi anecdotique que les quelques tags « FLB » que l’on peut encore croiser, l’incendie témoigne pourtant de la présence invariable des purs et durs.

Pour les natios’ bretons d’aujourd’hui, la Bretagne est plus qu’un cadre. C’est leur terre, leur sang, leurs tripes. Leur doctrine est simple : « Ni Paris, ni Afrique : ici, c’est la Bretagne ! » [16]. D’extrême droite, donc, mais avant tout Bretons, disent-ils. Un indép’ interrogé, néo-fasciste affirmé, adopte ainsi le na ruz, na gwenn : « Je préfère mille fois un gauchiste avec la Bretagne chevillée au corps qu’un Zouave ! », affirme-t-il, haïssant férocement les nationalistes français.

Ces militants traînent dans les milieux radicaux classiques : hooligans, antennes bretonnes de groupuscules français, bandes d’amis déterminés… Quand les médias relatent leurs frasques, il n’est d’ailleurs pas rare qu’ils les rattachent aux fafs, ignorant leur côté indép’. « Les nationalistes bretons, aujourd’hui, tu les retrouves partout, sauf en Bretagne ! Il y en a dans le quatorzième arrondissement de Paris, à Lyon, même à Saint-Martin ! Mais en Bretagne, il n’y a presque plus que du boomer et du Parisien », moque cet indép’. Souvent exilés, loin du foyer, ils disent leur fierté d’être des « Ploucs » en terre hostile, et font la nique à tous ceux qui s’en moquerait. Quoique bruyants, leur poids numérique est en fait infime, devant un Emsav de centre-gauche qui en reste bouche bée.

Manifestation de nationalistes bretons à Ploërmel (2021)

Bretagne – France : l’on jouera les prolongations

Au terme de ce voyage, avec les bretonnants, les cultureux, les militants, les bagarreurs, une question s’impose : l’Emsav a-t-il gagné ?

À certains égards, oui. Primo, la décentralisation a bien lieu, petit à petit. Revient sans cesse, chez les militants, cette formule : « Nous allons dans le sens de l’histoire ». Et effectivement, l’État central a de moins en moins de prérogatives, au profit des régions et de l’UE. À tel point que le leader local du PS à l’époque des lois Defferre, Louis Le Pensec, lança : « L’UDB n’a plus lieu d’exister, puisque le PS applique son programme ! »

Secundo, après sa descente aux enfers, la langue bretonne renaît peu à peu. Quoique faible, le taux de locuteurs bretons est stable depuis quinze ans, nous disent les sondages (un peu datés). Il est même en croissance, nous disent les militants : « J’étais président de l’école Diwan de Brest. Nous comptions jadis deux cents élèves. C’était à peu près régulier. Mais ils sont trois cents aujourd’hui », assure l’un d’eux.

« Avec la Turquie, Andorre et Monaco, la France est bien le seul pays d’Europe à ne pas avoir paraphé la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. »

Tertio, nous l’avons dit, l’identité bretonne renaît. Au fil des générations, l’on se sent de moins en moins plouc. C’est que les plus jeunes baignent dans un monde United Colors of Benetton, où les identités multiples sont la norme, et la centralisation française l’exception. Quoiqu’ils se sentent encore français, ils se vivent aussi comme Bretons, et Européens pour certains. Chaque festival, chaque manifestation, chaque grande ville compte au moins un gwenn-ha-du… Et si le Breton se sent davantage fier de l’être, l’Emsav a joué ici un rôle certain.

Ceci dit, tout n’est pas rose pour le mouvement breton. Paris reste la ville-mère imposante, à tel point que, face à ses voisins, la France fait figure d’anomalie de l’histoire. Et quand on touche aux régions, le haut-le-cœur parisien se fait sentir : avec la Turquie, Andorre et Monaco, la France est bien le seul pays d’Europe à ne pas avoir paraphé la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Quant à la culture bretonne, quoique vivace, peine à dépasser le stade du folklore gentiment désuet.

Pour les Emsaveriens, tout est encore à faire. L’autonomie reste à conquérir, l’indépendance encore plus ; plus que tout, le combat concerne sans doute la perception de soi-même. Ne plus être un simple chapeau rond, tout en respectant ceux qui l’ont été. Ne plus souffrir de son identité, mais la porter sans crainte. Avec un air piteux, une lycéenne bretonnante m’a dit se voir devenir « chômeuse ». Son professeur de langue rectifia : « révolutionnaire ! »

Nos Desserts:

Notes

[1] 92 % des Bretons répondent « oui » à la question « Faut-il conserver la langue ? » (sondage de 2001, chiffre donné dans le Deuxième rapport général sur l’état de la langue bretonne de l’Observatoire de la langue bretonne).

[2] Sauf mention du contraire, toutes les citations proviennent de militants interrogés par l’auteur.

[3] J’occulte volontairement, pour aller au plus court, les efforts infructueux en faveur de la réhabilitation du breton que tentèrent les mouvements régionalistes bretons du début du siècle dernier.

[4] Quoique, bien sûr, ils n’y soient pas obligés dans leurs échanges avec les autres élèves, où ils peuvent tout à fait s’exprimer en français.

[5] Le rapport étant tenu secret, la citation n’en provient pas directement, mais d’un article de Penn Bazh, qui a pu y avoir accès. L’article fut abondamment lu, cité, commenté par les militants bretons ces derniers mois : « Diwan condamnée pour bonne conduite par le rapport Bernabé ? ».

[6] Pour en savoir plus sur l’histoire des représentations assignées à la Bretagne, lire « L’invention de la Bretagne. Genèse sociale d’un stéréotype », de Catherine Bertho (Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, novembre 1980).

[7] Traduction d’une phrase, tirée de son livre The Bretons against France. Ethnic Minority Nationalism in Twentieth-Century Brittany (1977, University of North Carolina Press)

[8] Titre de la Une du magazine Bretons n° 148,  décembre 2018

[9] Citation tirée du livre d’Annaïg Le Gars, Les Bretons par eux-mêmes (1998, Kergluez, An Here)

[10] L’autonomisme et l’indépendantisme sont deux options politiques distinctes. L’autonomiste désire, pour son territoire, un pouvoir de décision très élargi : la région devient le principal échelon de décision, et non plus l’État. Un peu comme dans les länders ou en Corse. Ceci étant, les autonomistes admettent rester inféodés à l’État, pour ce qui concerne les questions régaliennes. Les indépendantistes, en revanche, veulent se séparer politiquement de la France : leurs détracteurs les appellent séparatistes, à bon droit. Ceci fait, l’État breton aurait un pouvoir de décision total, y compris sur les questions régaliennes.

[11] Ronan Le Coadic, spécialiste du mouvement breton, a très bien théorisé la forte dissociation entre le vigoureux mouvement culturel et le piteux mouvement politique, le décrivant et en en proposant des causes, dans « Le fruit défendu. Force de l’identité culturelle bretonne et faiblesse de son expression politique » (Cahiers internationaux de sociologie, 2001/2, n° 111).

[12] Prononcé par Jean-Maï Salomon, trésorier d’Emgann, cette phrase est tirée de La question bretonne. Enquête sur les mouvements politiques bretons, un livre d’Erwan Chartier et Ronan Larvor (2002, Kergluez, An Here).

[13] Idem.

[14] L’expression vient du livre d’Olier Mordrel, Breiz Atao. Histoire et actualité du nationalisme breton (1973, Paris, Alain Moreau).

[15] Citation tirée de « Récit d’une déception politique dans le monde enchanté de Brocéliande », un article de Nicolas Weill dans Le Monde du 31 janvier 2003.

[16] Slogan scandé par des nationalistes bretons, lors d’une manifestation sauvage à Ploërmel, le 21 février 2021.

Catégories :Politique

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