En 2017, un rapport du secours catholique alertait sur la réalité de la pauvreté dans les espaces ruraux. Il s’agissait de tordre le cou à un préjugé, très répandu, selon lequel les ruraux souffrent moins de la misère et de la pauvreté que les urbains. Entre-temps, le mouvement des Gilets jaunes, parti des ronds-points des zones périurbaines, a contribué à redonner à ces hommes et femmes de la « France périphérique » [1], une visibilité dans le champ médiatique et politique. Tentons d’esquisser, sans misérabilisme ni relativisme, un tableau de ces fragilités sociales dans les espaces ruraux français [2].
Des pauvretés rurales plutôt qu’une pauvreté rurale
Pour appréhender la définition de la pauvreté, il convient d’abord de faire un détour par les statistiques officielles. Il est ainsi coutume de dire qu’une personne seule est considérée comme pauvre si ses revenus n’excèdent pas 60% du revenu médian, c’est-à-dire moins de 1 000 euros par mois (le revenu médian en France est aujourd’hui de 1 710 euros) – ce qui ferait que 14% de Français (neuf millions de personnes) seraient pauvres selon l’INSEE. Toutefois, il nous faut également souligner les spécificités de la pauvreté rurale, notamment le plus faible recours des populations âgées aux aides sociales. De plus, les ruraux français sont beaucoup plus exposés aux formes de pauvreté dites de condition de vie ; il apparaît ainsi que la mauvaise qualité de l’habitat est plus répandue en milieu rural qu’en ville. En revanche, la faible superficie de l’habitat est plutôt caractéristique du monde urbain. La précarité énergétique est aussi très répandue en milieu rural, notamment les problèmes de mauvaise isolation liée à l’ancienneté de nombreuses maisons et immeubles.
Enfin, il faut souligner que, contrairement au mythe sur la prétendue vitalité communautaire villageoise, l’isolement est aussi une caractéristique forte des ruraux, en particulier des personnes les plus âgées, habitant dans des villages isolés, loin des services de proximité. Un point sur lequel l’association Les petits frères des pauvres essaie d’agir, par le déploiement de bénévoles sur le terrain et l’organisation d’activités collectives, afin de reconstituer du lien social dans des territoires en déprise.

Latilly (Aisne), petit village rural situé dans l’un des départements ruraux les plus pauvres de France. Photo de Marc Roussel, Flickr (CC BY-SA 2.0)
En outre, il peut être intéressant de discuter de la pertinence de la thématique de la fracture sociale, qui existerait entre la ville et les espaces ruraux. Tout d’abord, rappelons que les ménages français, habitant dans les communes rurales, ont un revenu médian annuel de 20 400 euros, soit 300 euros de moins que les ménages urbains – ces revenus tombent même à 19 000 euros dans les communes rurales très peu denses. De plus, 65% de la population dans les communes très peu denses ne sont pas imposables contre 56% de la population française [3]. Les revenus les plus faibles se trouvent en particulier dans des bassins de vie hyper rurales auvergnate, limousine, bretonne, corse et manchoise, dans lesquels entre 5 et 10% des actifs travaillent encore le secteur agricole. Sachant qu’un agriculteur sur trois gagne moins de 350 euros par mois, et que de nombreux retraités agricoles ont des pensions de retraite inférieures au minimum vieillesse. En cela, il existe bien des marges rurales, aux fragilités parfois criantes.
« 14% de Français (neuf millions de personnes) seraient pauvres selon l’INSEE. »
Et pourtant, force est de constater que les questions rurales peinent à retenir l’attention médiatique et politique, en témoigne l’absence de réels plans d’envergure pour les espaces ruraux défavorisés, mis à part un Agenda rural, piloté depuis 2019 par le ministère de la Cohésion des territoires, mais dont le budget n’excède pas 5 milliards d’euros – une goutte d’eau comparée aux 100 milliards d’euros consacrés aux plans banlieues depuis trente ans. Il ne s’agit pas d’opposer cyniquement pauvreté urbaine et pauvreté rurale, mais bien de souligner la relative absence de la thématique rurale dans le débat public et politique actuel. Dans les deux cas, l’État est bien coupable d’abandon des plus pauvres, et, face à cette double paupérisation des campagnards et des banlieusards, l’union de cette France des marges semble plus que nécessaire pour faire contrepoids à la néo-bourgeoisie connectée et actrice de la gentrification (urbaine et rurale).
Pourquoi de telles fragilités sociales dans les espaces ruraux ?
Cette situation économique alarmante s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord, il faut rappeler l’interconnaissance dans ces espaces qui amène certains ruraux à ne pas solliciter les aides publiques, par crainte du regard des voisins, de la famille : nous sommes là devant un phénomène de « pauvreté masquée », identifiée notamment par le sociologue Alexandre Pagès dans son ouvrage La pauvreté en milieu rural (2004). En outre, la faible mobilité des populations les plus précaires, pour qui posséder une voiture s’apparente de plus en plus à un chemin de croix (d’où la forte résistance des Gilets jaunes ruraux et périurbains à la taxation sur l’essence en 2018…) est un frein à la recherche d’emploi ou de recours aux services. Certaines associations tentent de répondre à ces caractéristiques propres à la ruralité : par exemple, depuis février 2017, le « Solidaribus » du Secours Populaire Français de Lozère va directement à la rencontre des 580 habitants de Villefort et de ses hameaux, situés dans le parc des Cévennes, l’un des 250 bassins de vie dit « hyper-rural», c’est-à-dire caractérisé par un déclin économique avancé, un fort taux de chômage, un vieillissement de sa population et un éloignement des services publics.
La faible capacité de mobilité d’une population précaire et isolée sont des éléments aggravants de la pauvreté et se superpose souvent à un régime économique local chaotique. Pour Henri Pena-Ruiz et Cyril Barde, dans une tribune de Libération, en 2017, « l’injonction au mouvement perpétuel », à la mobilité et à la « vie liquide » constitueraient en cela le cœur du modèle économique néo-libéral actuel. Or, la mobilité, tant valorisée par les acteurs publics et privés, reste un obstacle pour les plus précaires : en bref, l’habitant du rural, sans voiture, apparaît comme l’antithèse de la modernité.
En outre, le démantèlement des services publics dans les espaces ruraux est une des raisons de l’aggravation des fragilités des populations. Les services dans les espaces ruraux ont effectivement nettement reculé entre 1980 et 2013 : la diminution est même de -50% pour les maternités [4] ! Cela a des conséquences très concrètes sur l’espérance de vie des ruraux, puisque d’après une étude de l’Association des maires ruraux de France, les habitants ruraux meurent en moyenne deux ans avant plus tôt que les citadins (78 ans contre 80 ans), un écart qui ne cesse de se creuser depuis trente ans, à cause d’un accès aux soins plus difficile.
Enfin, l’un des facteurs explicatifs de ces pauvretés rurales est le déséquilibre en matière d’investissement économique à l’échelle nationale. Une dynamique de métropolisation contribue en effet à la concentration des emplois dans les grandes centres urbains. Si, depuis 2012, nous observons bien une augmentation de plus de 20% du nombre d’emplois, cela se fait principalement dans les métropoles et sur les littoraux. L’INSEE constate que c’est surtout dans les villes de plus de 200 000 habitants que l’emploi augmente le plus, et non dans les communes peu ou très peu denses. Aussi, les emplois les plus rémunérateurs se trouvent en ville, tandis que ce sont plutôt les emplois touristiques et de service, les plus précaires, qui se développent dans les espaces ruraux : pensons à ces milliers de restaurateurs, hôteliers ruraux, que la situation sanitaire, avec les confinements à répétition, a parfois porté le coup de grâce.
« Les habitants ruraux meurent en moyenne cinq ans avant plus tôt que les citadins (75 ans contre 80 ans) »
Pensons aussi à la désindustrialisation, depuis les années 1970, qui a touché de plein fouet les espaces ruraux, dans lesquels existait, traditionnellement, une industrie rurale. Ce n’est pas un hasard si, dans les espaces ruraux industriels de l’est et du nord de la France, nous retrouvons encore aujourd’hui des villages et petites villes qui portent le stigmate de cette désindustrialisation, affichant des taux de chômage élevés, comme dans l’Aisne, la Champagne-Ardenne, la Moselle, la Marne, alors que les usines étaient autrefois l’élément principal de la cohésion de ces territoires. Là encore, nos gouvernants portent une lourde responsabilité dans le déclassement économique de ces régions industrielles rurales, en refusant les nationalisations ou en cédant face à l’égoïsme de chefs d’entreprises peu patriotes, obsédés par les profits, la productivité et les avantages à délocaliser.

Photographie de Revin, petite ville de la Meuse emblématique de la désindustrialisation, Antonio Ponte, Flickr (CC BY-NC-SA 2.0)
Rappelons tout de même la nécessité d’éviter toute analyse manichéenne sur la pauvreté en France. La tendance est aujourd’hui positive pour les espaces ruraux situés dans l’orbite des grandes villes, près des littoraux, ou dans le quart sud du territoire national : c’est là où les dynamiques démographiques sont les plus encourageantes, du fait d’une volonté de beaucoup de ménages urbains de quitter les villes congestionnées et polluées, pour les campagnes et leurs aménités. Ainsi, nous assistons bien à complexification de la situation sociale dans certains espaces ruraux, avec une arrivée de plus en plus massive de cadres, à haut revenus, dans les villages les plus attractifs en Île-de-France, en Provence ou dans le Pays de Loire. Pour autant, cet apparent « exode urbain » est un arbre qui cache la misère de la plus grande partie des espaces ruraux, en particulier ceux situés dans la partie centrale et nord-est de la France – la « diagonale des faibles densités », anciennement « diagonale du vide » – ou encore dans les territoires ruraux très éloignés des villes. C’est dans ces territoires ruraux que la situation paraît la plus inquiétante, à cause de la faiblesse des investissements privés, et d’une relative indifférence de l’État pour le sort de leurs habitants.
S’intéresser à nos millions de nos compatriotes ruraux, isolés, au chômage, agriculteurs endettés ou désaffiliés devrait être l’une des priorités de nos politiques publiques. Or, ces populations sont trop invisibilisées, politiquement, culturellement et médiatiquement, pour faire entendre leurs revendications à une élite politique, largement acquise à l’idéologie mondialiste, pour qui les métropoles connectées sont l’avenir et les villages, au mieux, des lieux de résidence secondaire, au pire, des entités archaïques.
Nos Desserts:
- Sur Le Comptoir, lire notre article « L’avenir de l’agriculture : un enjeu politique »
- Lire aussi notre interview de Jean-Claude Michéa sur la gauche libérale
- « La pauvreté en milieu rural », par Amélie Appéré De Sousa dans la revue Pour
- « Pauvres des champs, les oubliés », émission de LSD sur France Culture
Notes
[1] Pour reprendre la célèbre expression forgée par Christophe Guilly, dans La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2015.
[2] Pour définir les espaces ruraux, nous avons retenu ici la grille communale de densité, produite en 2015 par l’INSEE. Selon cette méthode, les espaces peu et très peu denses couvrent 90% du territoire et rassemblent 33% des Français.
[3] RIEUTORT Jean-Yves, Les espaces ruraux en France, Armand Colin, Paris, 2018.
[4] D’après les chiffres Mohamed Hilal et Alexandre Barzack, dans leur article, « Quelle évolution de la présence des services publics en France ? », 2013.
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Excellent article, mais attention aux détails qui font tâche : dans la deuxième ligne du chapeau, ce n’est pas le « coup » qu’on tord, un « coup » ne se tord pas. Merci.
Et pourtant on parle aussi de coup tordu.
Bon article, bien documenté, à compléter sans doute par la lecture des ouvrages de Guilluy sur la France rurale, opposée de fait et idéologiquement aux villes travaillées par la mondialisation, que l’article souligne également.
Pensons à ces milliers de restaurateurs, d’hôteliers auxquels une politique absurde de confinement aura porté le coup de grâce…
Après la taxe carbone…
Aux yeux des gvts successifs de la Veme, les « ruraux » st quantité négligeable, ils st relativement peu nombreux, et de tte façon votent au centre droit… jusqu’à quand?
Excellent article, riche en informations et analyse, pourtant bref. Merci!