Née à Jérusalem, Ghada Karmi est médecin, auteur, universitaire et militante politique. Cela fait plusieurs années qu’elle est engagée dans la lutte pour les droits des Palestiniens. Aujourd’hui, elle considère que la solution d’un seul État est la seule voie qui puisse aujourd’hui rendre justice aux Palestiniens, y compris les réfugiés, et garantir la sécurité des Israéliens. Pour l’essayiste, cet objectif peut être atteint grâce à l’établissement d’un seul État laïc construit dans la Palestine historique, dans laquelle tous les habitants disposeraient des mêmes droits. Ghada Karmi a écrit plusieurs livres sur la question palestinienne, « Israël-Palestine, la solution : un État » (La Fabrique, 2022), est son premier ouvrage traduit en français.
Le Comptoir : La France est considérée par de nombreux observateurs comme un pays qui a une ligne juste dans son approche du conflit israélo-palestinien : Paris considère que le conflit ne peut être résolu que par la solution de deux États vivant côte à côte dans la paix et la sécurité, conformément au droit international avec Jérusalem comme capitale de ces deux États. Quelle perception attendez-vous de votre livre en France ?
Ghada Karmi : Tout d’abord, je pense que la France connaît des changements vis-à-vis de la question palestinienne.
Autrefois, il y avait un soutien clair à la cause palestinienne au niveau officiel. Or, depuis le mandat de François Hollande et maintenant d’Emmanuel Macron, il y a très clairement une prise de distance avec la Palestine et un soutien croissant à Israël, au point qu’aujourd’hui en France, on voit des choses choquantes comme la volonté d’interdire BDS (Boycott, Divestment, Sanctions). Il ne devrait y avoir aucun doute sur la légalité du BDS.
Ensuite, la quantité d’attention accordée à Israël est quelque chose de si fort que parler, soutenir ou organiser une réunion à propos de la Palestine devient problématique. C’est extrêmement décevant. À l’époque de De Gaulle, les dirigeants successifs prêtaient plus d’attention au sort des Palestiniens.
Les politiciens français d’extrême droite tentent de faire un parallèle entre la situation de la France et celle d’Israël considérant que les deux font face à la « même vague de terrorisme ». Est-ce la conséquence d’une convergence idéologique ou simplement une posture politique ?
Ce n’est pas une convergence idéologique. Un simple moment de réflexion suffit pour comprendre que la résistance palestinienne à l’occupation israélienne et à l’apartheid n’est pas du terrorisme. Lorsque les Palestiniens résistent en répondant à l’agression israélienne, cela ne peut pas être considéré comme du terrorisme. C’est une déformation délibérée de la réalité. Ce n’est pas quelque chose que nous ne pouvons pas prendre au sérieux. J’espère que le gouvernement français comprend ce qu’est Israël : c’est un État qui tue des enfants, assiège des innocents et construit des colonies sur la terre d’autrui.
Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, le monde arabe interroge les médias occidentaux sur son double discours : condamner l’occupation de l’Ukraine mais refuser celle de la Palestine. Pensez-vous que depuis cette crise, parler de la Palestine est plus facile ?
Les sympathisants de la Palestine doivent dénoncer haut et fort ce double discours. Le monde doit comprendre que si l’on condamne la Russie pour ses crimes commis contre les Ukrainiens, on doit également condamner Israël pour ses crimes encore plus cruels. C’est aux sympathisants de la cause palestinienne de le faire car personne ne le fera à leur place. En Grande-Bretagne, certains d’entre nous ont rédigé une lettre que nous avons envoyée aux chefs de grandes entreprises, aux politiciens et aux personnalités influentes qui condamnent la Russie. La lettre leur demandait s’ils condamnaient la Russie, pourquoi ne condamnaient-ils pas Israël. Nous espérons qu’ils condamneront les agissements d’Israël comme ils l’ont fait pour la Russie. À défaut, nous aimerions qu’ils nous expliquent cette différence de traitement.
Qu’attendent les dirigeants Israéliens de la France ?
Le sentiment entretenu est celui d’un pays qui serait hostile aux Juifs et peu accueillant. Je pense que cela date de la position française vis-à-vis des Palestiniens pendant l’ère de De Gaulle. Au temps de Jacques Chirac, les choses avaient déjà changé même si celui-ci se montrait publiquement toujours solidaire des Palestiniens. Mais pour Israël, ce n’est jamais assez. Vous ne devriez pas simplement soutenir Israël, vous devez l’aimer et exprimer cela par des actes.
Dans votre essai, vous avez consacré un chapitre à l’impact d’Israël sur le monde arabe. Vous rappelez que les accords d’Abraham ont été justifiés par la volonté des pays du Golfe notamment de contrecarrer la menace iranienne dans la région. Nous sommes un an après la signature de ces accords. On a vu des personnalités arabes faire l’éloge de l’armée israélienne qu’elles ont critiquée hier. Comment expliquer ce renversement radical de position de ces élites arabes ?
À mon avis, deux facteurs ont affecté certains États du Golfe, au niveau gouvernemental notamment, car nous ne pouvons nous prononcer sur ce qu’en pensent les populations. D’abord, ces pays ont toujours voulu être proches des États-Unis, et selon eux la route vers le cœur des États-Unis passe par Israël. Ensuite, il y a une peur hystérique de l’Iran. J’utilise délibérément le terme de « peur hystérique » car c’est une peur irrationnelle qui ne se fonde sur aucune preuve. Ils sont persuadés que l’Iran va les annexer, ignorant le fait que ce sont les États-Unis qui sont la puissance hégémonique dans la région. C’est bien l’influence américaine qui s’exerce sur le monde arabe et non celle de l’Iran.
Pour ce qui est de la rapidité avec laquelle ces États se tournent vers la normalisation, personnellement, je n’arrive toujours pas à comprendre ses ressorts psychologiques. C’est très bête et peu intelligent. Personne n’est impressionné. En tout cas, les Israéliens ne sont pas impressionnés. Ils prennent leur argent sans montrer de respect pour ces États. Vous ne respectez pas quelqu’un qui se donne aussi facilement à vous.

Traités de paix des accords d’Abraham entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et entre Israël et Bahreïn d’autre part, signés le 15 septembre 2020
Certains souligneront l’influence iranienne en Syrie, au Liban, en Irak et au Yémen…
Ces personnes ignorent que les Iraniens arrivent en général dans une situation où leur ingérence est rendue possible. L’Irak a été détruite par les États-Unis, le Royaume-Uni et une coalition d’alliés, ouvrant la voie au jeu des acteurs locaux dont l’Iran.
Les Houthis au Yémen ne sont pas des Iraniens, ce sont des Yéménites avant tout. Et lorsque vous avez des mouvements qui se battent, ils utilisent toute l’aide amicale qu’ils peuvent recevoir. Or, recevoir de l’aide de l’Iran ne signifie pas que l’Iran annexe le Yémen. D’ailleurs, nous devons également souligner que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite obtiennent leurs armes des États-Unis.
En Syrie, le gouvernement combat une insurrection qui est soutenue par les États-Unis et les Européens. Le régime en place se tourne vers ses amis dont le premier est l’Iran. Mais c’est une situation qui est créée par les puissances occidentales. L’Iran est une puissance régionale qui n’allait pas rester là sans rien faire. C’était inévitable. C’est la même chose pour la Russie qui est appelée à l’aide par le régime syrien. Elle va profiter de cette opportunité pour étendre son influence.
Au Liban, personne ne nie que le Hezbollah reçoive des armes de l’Iran mais le reste du monde arabe reçoit ses armes des États-Unis. Pourquoi la première situation est-elle répréhensible tandis que la deuxième ne l’est pas ?
Les événements qui se produisent aux États-Unis ont tendance à se reproduire avec un peu de retard en France. Dans votre livre, vous revenez sur le bouleversement qui s’est produit dans la communauté juive américaine où aujourd’hui plus d’un tiers des juifs américains se désolidarisent de la politique israélienne envers les Palestiniens et critiquent le régime d’apartheid, à l’image de deux intellectuels juifs américains comme Tony Judt et Peter Beinart. Ce dernier racontait récemment comment le premier avait été ostracisé après s’être déclaré favorable à un État pour deux peuples. Beinart dit qu’il est aujourd’hui heureux que ses opinions, proches de celles de Judt, puissent être publiées dans des quotidiens comme le New York Times. Comment voyez-vous cette évolution aux États-Unis ? Pensez-vous que cela pourrait être possible en France ?
La situation américaine est très particulière, un peu différente de la France. Traditionnellement, les sympathisant américains soutiennent Israël avec apport financier assez conséquent. Aujourd’hui, le changement a commencé avec une génération d’Américains de confession juive qui ont coupé leur lien avec Israël. C’est une évolution dangereuse pour Israël. Plus ils se font entendre, plus ils ont d’influence sur Israël. Cela rend les dirigeants israéliens hystériques. Sur la scène politique, certains parmi les Démocrates ont publiquement critiqué Israël. Alors, l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) concentre ses efforts là où il y a encore du soutien. Ce groupe de pression n’hésite pas à se distancer des Démocrates et à privilégier la frange radicale des Républicains. Toutefois, notons que ces évolutions restent encore minoritaires parce que la plupart des Démocrates et des Républicains soutiennent toujours Israël.
Aujourd’hui, le problème pour Israël est de continuer à faire taire les gens parce que s’ils les laissent parler, ils risquent d’être débordés. Or, les dirigeants israéliens vivent toujours avec cette crainte d’être débordés par leurs détracteurs. Permettez-moi de vous donner cette analogie : c’est un homme dans un bateau et le bateau a une fuite. Dans le bateau, il y a plusieurs trous. Cet homme doit garder le bateau à flot mais pour cela, il doit passer son temps à colmater les fuites. Or, des fuites, il y en a partout. Cet homme est donc continuellement affolé car il ne cesse de courir pour essayer de boucher les trous. Cela ne s’arrête pas. Ces trous, ce sont les critiques envers la politique d’Israël envers les Palestiniens.
Il y a une bataille d’images.
Israël n’a pas d’avenir car toute entreprise qui repose sur l’oppression, la répression et de la négation de droits ne peut durer. C’est épuisant. C’est une idée folle.
Le ministère palestinien des Affaires étrangères a publié la semaine dernière un communiqué exhortant la communauté internationale à faire pression sur Israël contre ce qu’ils appellent une punition collective en réaction aux fusillades perpétrées en mars-avril 2022. Il y a eu plusieurs exactions commises ces derniers jours contre des civils palestiniens : on a des images de Palestiniens tués à bout portant. Mohammed Assaf, un avocat palestinien, est assassiné alors qu’il allait chercher ses enfants. Il y a trois semaines, des civils israéliens ont été assassinés en Israël. Sommes-nous à la veille d’une troisième Intifada ?
Non, je ne pense pas que nous sommes à la veille d’une troisième Intifada. Mais les gens doivent comprendre que la situation est intenable. Les onze jours de mai 2021 ont été très importants car ils ont montré que l’unité entre les communautés palestiniennes était présente partout où elles se trouvaient. C’est un grand choc pour Israël. Les Palestiniens à l’intérieur d’Israël ont ressenti la même chose que les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza. C’est une mauvaise nouvelle pour Israël.

Des forces de sécurité israéliennes empêchent des habitants de s’approcher des lieux d’une fusillade, le 29 mars 2022 à Bnei Brak, à 7 km à l’est de Tel-Aviv
La solution à un État pour Palestiniens et Israéliens fait toujours débat chez les intellectuels palestiniens.
Nous avons un sondage d’opinion qui a eu lieu en Cisjordanie et à Gaza avant Noël qui a montré qu’il y avait encore 37% de soutien chez les Palestiniens pour la solution à deux États et 25 % pour la solution à un État. La solution pour un État a en effet une faible part de soutiens. Mais le soutien à une solution de deux États diminue. Il doit y avoir un seul État. Il n’y a pas d’alternative. La direction palestinienne doit changer son plan. Ils doivent comprendre qu’il n’y a pas de chance pour la solution à deux États. Ils doivent parler de la voie qui mène vers la solution à un seul État. Si les dirigeants palestiniens commencent à la défendre, les gens suivront.
Où sont leurs intérêts en tant que politiciens ? Comment peuvent-ils quitter leurs postes et privilèges pour défendre un État dont les institutions n’existent pas encore ?
C’est une question de possibilité. La solution à deux États ne sera pas possible. Je peux comprendre que l’intérêt du politicien soit de soutenir la solution à deux États. Toutefois, ils se rendront compte tôt ou tard que cette solution n’a plus d’espoir de se réaliser et les gens finiront par cesser d’y croire. Les politiciens doivent prendre leurs responsabilités.
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- Le rapport d’Amnesty International de février 2022 affirme que les Palestiniens sont victimes d’un apartheid
- Peter Beinart considère qu’« Un quart des juifs américains considère Israël comme un État d’apartheid »
- Susan Abulhawa parle de cette dépossession des Palestiniens dans son roman Le Bleu entre le ciel et la mer
- Au Comptoir, nous avons écrit sur la déception de l’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd après sa rencontre avec Sartre
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