Politique

Le monde vu d’Asie, une autre histoire de la mondialisation

Dans un beau livre richement illustré, au carrefour de l’histoire de la cartographie et de l’histoire globale, l’historien Pierre Singaravélou et le géographe Fabrice Argounès proposent une autre histoire du monde et de la mondialisation depuis l’Asie. Issu de l’exposition « Le monde vu d’Asie » présentée en 2018 au Musée Guimet, il fournit l’occasion de décentrer notre regard, de « provincialiser l’Europe », sans pour autant essentialiser l’Asie.

Notre représentation de l’Asie est directement issue de traditions cartographiques européennes, à commencer par la traduction latine de la Géographie de Ptolémée qui présente au début du XVe siècle le continent asiatique en une douzaine de cartes, de l’Anatolie à l’Asie du Sud-Est. Comme le rappelle Pierre Singaravélou et Fabrice Argounès, cette catégorie « Asie », entendue comme un ensemble cohérent, a été transmise par les jésuites, à partir de la fin du XVIe siècle, avant d’être adoptée, trois siècles plus tard, par une fraction des élites japonaises, indiennes et chinoises séduites par le panasiatisme vu comme un moyen de lutter contre le colonialisme et l’impérialisme occidental. Si de façon paradoxale, la diffusion de la cartographie européenne a donné corps à cette idée, d’autres traditions asiatiques ont existé, proposant une autre vision du monde.

La Chine, un laboratoire de la fabrique des cartes

Carte Wubei Zhi, 1644 © Library of Congress

En Chine, la dynastie des Tang (618-907) fonde son pouvoir sur une maîtrise cartographique sans équivalent. La carte de Yu, élaborée en 1136, comporte plus de 500 noms de lieux, 80 noms de cours d’eau, une juste proportion des distances dont 37 points correspondent exactement aux coordonnées de Google Earth.  Pendant des siècles, aucune grande puissance des mondes européens ou arabe n’est en mesure de rivaliser avec la précision des cartographes de l’Empire du milieu. De nombreuses copies circulent au sein de l’empire Song (907-1276), trois siècles avant l’invention de l’imprimerie en Europe. En contact avec le monde musulman, la Chine constitue à cette époque un laboratoire unique d’expérimentation des savoirs cartographiques. L’astronome perse Jamal ad-Din invente le premier globe terrestre de l’Ancien monde qu’il offre en 1267 à Kubilai Khan, petit-fils de Gengis Khan qui fondera la dynastie Yuan. Quant à la carte du Wubei Zhi, retraçant les voyages de l’explorateur Zheng He, elle constitue au XVIIe siècle, le plus ambitieux document cartographique produit par les savants chinois.

Le rêve de Jâhangîr, 1618 © Smithsonian Institution

À la différence des représentations européennes, les cartes asiatiques sont conçues comme de véritables œuvres d’art et porteuses d’un imaginaire n’hésitant pas à associer des territoires profanes aux espaces sacrés, à faire figurer des phénomènes naturels et spirituels, voire des mondes qui n’existent pas. Le rêve de Jâhangîr est marqué par une vision de l’univers mêlant les hommes et le divin. En Corée, les atlas Chonhado représentent une carte du monde sous les cieux incluant également des lieux mythiques cités dans les classiques de la littérature chinoise. Des œuvres, comme la carte de Yu, comprennent des provinces, montagnes ou fleuves empruntés aussi bien au présent qu’au passé. Au-delà de la réalité topographique, s’exprime une vision du monde au sein de laquelle le cartographe n’est pas extérieur au territoire qu’il décrit. Dans la tradition cartographique chinoise, vietnamienne et japonaise, la mise en scène des territoires intègre des pratiques sociales : représentation de déambulation de pèlerins, de souverains ou des cartographes eux-mêmes.

Savoirs hybrides et décentrement du monde

Loin de fonctionner en vase clos, les cartes chinoises sont l’objet d’influences multiples et de transferts culturels dans le cadre de la mondialisation des savoirs et des techniques. Première carte de l’Ancien Monde, la carte coréenne Kangnido (1402) incarne une synthèse entre la tradition chinoise — elle-même issu du métissage ancien des traditions est-asiatiques — et les apports de la cartographie musulmane par les savants persans, les marchands arabes et les marins malaisiens. Si les atlas sino-coréens s’inspirent des pratiques cartographiques chinoises et coréennes, les cartes indiennes sont élaborées à partir des apports perses et afghans. La cartographie européenne bénéficie également des influences asiatiques, des cartes ptoléméennes de l’Inde au-delà du Gange jusqu’à celle de Fra Mauro au milieu du XVe siècle, qui résulte des échanges noués avec les voyageurs romains, byzantins ou vénitiens.

Carte coréenne dite « Kangnido », 1402 © The National Atlas of Korea

À partir du XVe siècle, les modes de représentation d’inspiration européenne commencent à se diffuser, à l’image du Rêve de Jâhangir qui associe les traditions indienne, islamique et européenne. Au tournant du XVIe siècle, les missionnaires jésuites Matteo Ricci, puis Ferdinand Verbiest coopèrent avec les mandarins chinois et transmettent les savoirs de la cartographie néerlandaise aux élites impériales. Le Portugais Matteo Ricci quitte Lisbonne pour Goa en Inde vers 1580, découvre la sous-culture chinoise et apprend le mandarin pour entrer en contact avec les élites impériales, avant de s’établir à Pékin en 1601. Sa Carte complète de tous les royaumes du monde, réalisée avec le graveur Li Zhizao, est la première représentation occidentale du monde qui s’affranchit de l’européocentrisme.

Carte complète des montagnes, des mers et des territoires (Kunyu Wanguo Quantu), par Matteo Ricci, XVIIe siècle © Biblioteca Apostolica Vaticana

À une époque où la Chine considère la Terre comme carrée et le ciel rond, l’objectif de Ricci est de montrer que le monde doit être considéré comme sphérique et convaincre les Chinois des découvertes scientifiques européennes, dans une démarche d’évangélisation visant à transformer l’Empire du Milieu en royaume catholique. Ce faisant, sa carte propose aux Européens une nouvelle vision de l’Asie plaçant la Chine et le Japon au centre, plutôt que l’ouest de l’Europe ou Jérusalem. Après la mort de Matteo Ricci en 1610, le modèle de ses mappemondes lui survit par le biais des cartographes chinois, coréens ou japonais, même s’il faudra attendre le XXe siècle pour que sa vision du monde s’impose dans la société et le XXIe siècle pour qu’elle soit adoptée par la défense nationale chinoise, brisant la représentation occidentale.

En collaboration avec les savants chinois de l’empereur Kangxi, le jésuite flamand Ferdinand de Verbiest produit une mappemonde bi-hémisphérique séparant l’Amérique de l’espace afro-eurasiatique. L’Atlas Kangxi, qui inclut au début du XVIIIe siècle l’ensemble des provinces chinoises est l’aboutissement de ce processus de métissage et d’hybridation des savoirs ; il constitue la plus ambitieuse représentation cartographique de son époque avec la carte de Cassini. Ces œuvres seront reproduites à l’identique par le géographe français Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville dans La description de la Chine (1735) de Jean-Baptiste du Halde, qui restera une référence jusqu’au XIXe siècle.

« Carte complète du monde » (Kunyu Quantu) pour l’empereur Kangxi, par Ferdinand Verbiest, 1674 © BnF

Au Japon, les mappemondes d’inspiration ricciennes permettent de relativiser la place de l’Inde et de la Chine, constituant ainsi un instrument précieux de légitimation politique du shogunat Tokugawa (1603-1867). Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Chine et le Japon s’ouvrent davantage aux traditions cartographiques européennes qu’elles adaptent, tout en conservant souvent des techniques qui leur sont propres. Les autorités coloniales européennes, puis japonaises récoltent les savoirs vernaculaires en Birmanie ou au Cambodge, pendant que des savants autochtones s’approprient des techniques européennes. Les cartes khmères produites par les élites locales pour les autorités coloniales, après la conquête française de la péninsule indochinoise comportent des influences des traditions vietnamienne, chinoise et indienne en fonction des provinces. De façon générale, les cartes coloniales élaborées in situ mobilisent des informateurs autochtones qui jouent un rôle central dans le processus d’appropriation du territoire.

L’Europe et les Européens vus d’Asie

Dès le XIIIe siècle, l’Europe est fascinée par l’Asie sans que cette fascination ne soit réciproque, du moins jusqu’au XIXe siècle. L’Asie n’ignore toutefois pas l’Europe. La « carte complète des quatre mers, de la Chine et des barbares » (Sihai Huayi Zongtu) datant de 1532 représente les terres à l’ouest de l’Inde jusqu’à l’Empire romain, le Da Qin, terme qui désigne l’empire byzantin, puis l’Europe dans son ensemble. Nourrie des apports de la cartographie mongole, des contacts avec la dynastie Yuan et des apports des savoirs arabo-persans, la carte coréenne Kangnido est la plus ancienne carte de tradition asiatique à représenter l’Europe de façon détaillée. Mais les voyages des Asiatiques en Europe restent très limités.

Panneau à décor de mercenaires hollandais, Inde du Nord, XVIIIe siècle © Musée national des arts asiatiques – Guimet

Au XVIe siècle, la présence de commerçants, militaires et aventuriers européens dans les forts et comptoirs d’Asie centrale attire la curiosité des savants et artistes autochtones. Se développe peu à peu un occidentalisme construit par l’Orient : rencontres avec les nanbanjin (étrangers), ces « barbares » venus du sud que dessinent les Japonais sur des cartes ; description des Portugais ou Hollandais au XVIIIe siècle dans les encyclopédies chinoises, puis japonaises. Les représentations de l’Occident en Asie se construisent par des mises en scène, notamment cartographiques de « modèles réduits » de l’Europe : comptoirs, factorerie, forts illustrent cette altérité de façon concrète. Portugais, Hollandais, Anglais, Français apparaissent sous les traits de missionnaires, marchands ou diplomates qui participent aux échanges commerciaux régionaux et aux conflits locaux en Asie du Sud ou en Asie de l’Est.

Au Japon, les Hollandais installés vers 1640 dans la baie de Nagasaki sont représentés sur les estampes avec un teint très pâle, des cheveux roux et un grand nez, à l’image de leurs navires. La carte littorale du manuscrit du Traiphum distingue les îles dominées par les Européens aux cheveux noirs (Espagnols, Portugais) et les territoires aux mains des cheveux roux (Hollandais).

« Rien ici qui ne soit l’opposé de la Chine. En politique, le peuple débat et les gouvernements obéissent ; en famille, l’épouse propose et le mari suit ; quant à l’écriture, elle procède de droite à gauche et les livres commencent par la fin et progressent vers le début. […] Tout cela tient à la nature des Occidentaux ou résulte de la situation de cette région du côté du monde opposé à celui de la Chine, si bien que les coutumes et les structures sont précisément inversées », Zhang Deyi

Les rencontres avec les Européens qui séjournent en Asie attisent l’imaginaire des artistes et savants asiatiques qui rêvent l’Extrême-Occident, ses paysages, ses monuments ou ses villes. Le passé du monde méditerranéen, du Colisée de Rome sur les mappemondes chinoises aux pyramides de Gizeh ou aux vues de Venise dans les ouvrages japonais, est largement mythifié. Des représentations fantaisistes se développement dans les estampes japonaises. Le dessinateur Utagawa Yoshitora  s’inspire des gravures européennes des ouvrages néerlandais et britanniques pour imaginer les paysages de Paris ou Londres.

La France, estampe d’Utawa Yoshitora, Japon,1867 © Musée national des arts asiatiques – Guimet

Un renouvèlement des représentations de l’Europe a lieu, sous l’impulsion d’une nouvelle génération spécialisée dans les « études occidentales » (yôgaku), née entre les années 1830 et 1850. Uchida Masao publie les premiers plans en japonais de Paris et Londres. Dans son volume consacré à la France, le Bénelux, et l’Espagne, Paris est représentée par la statue d’Henri IV sur le pont Neuf, l’Arc de triomphe et la colonne de juillet ; Amsterdam par le port de commerce ; Séville par la place d’Espagne. Sur le modèle ethnographique occidental, l’auteur classe également les différentes populations du globe en différentes catégories, des plus civilisées aux plus « sauvages » ; seul le Japon échappe à cette classification. Par rapport à l’Asie, l’Europe est perçue comme un « monde à l’envers », ainsi que l’exprime le diplomate chinois Zhang Deyi évoquant la politique où « le peuple débat et les gouvernements obéissent« , la famille « où l’épouse propose et le mari suit » ou le sens de l’écriture : « Tout cela tient à la nature des Occidentaux ou résulte de la situation de cette région du côté du monde opposé à celui de la Chine, si bien que les coutumes et les structures sont précisément inversées. Tout ceci demeure un mystère à mes yeux « .

Une modernité asiatique  ?

À partir du milieu du XIXe siècle, l’Asie devient le centre de gravité des empires européens. Au Japon, le Yokohama Grand Hotel, inauguré en 1870 devient l’emblème architectural de l’occidentalisation des grands ports ouverts et le chemin de fer un symbole d’appropriation de la modernité. En Chine, les concessions étrangères constituent des foyers actifs d’interaction entre Chinois et étrangers, sous l’impulsion des élites modernisatrices chinoises. Des lieux qui deviennent également des havres de paix pour militants révolutionnaires ou seigneurs de la guerre en rupture de ban. Capitale diplomatique de la Chine, deuxième pôle économique du pays et deuxième centre politique et intellectuel après Pékin, Tianjin constitue une vitrine de la modernité urbaine chinoise des années 1870-1900 : gare, télégraphe, hôtel international, système postal public, industrie d’armement, université. Elle illustre la réalité d’une mondialisation impériale en Chine, d’autant plus intense qu’elle est limitée à Tianjin. Cette modernisation fait-elle pour autant consensus ? La carte de Tianjin réalisée par Feng Qihuang surreprésente les édifices du pouvoir impérial et rétrécit le territoire sous domination étrangère. Un symbole du dynamisme de la cartographie traditionnelles qui peut également se comprendre comme une résistance aux normes culturelles occidentales souhaitées par le pouvoir impérial.

Carte de Tianjin et ses environs, par Feng Qihuang, 1899 © Library of Congress

Aujourd’hui, dans les anciennes villes coloniales et les ex-concessions européennes, la valorisation de ce patrimoine à des fins touristiques constitue pourtant un enjeu économique, culturel et politique majeur dans toute l’Asie. En Chine, à Tianjin, la réhabilitation d’une partie des concessions italiennes, britanniques et françaises dans le « quartier des Cinq Avenues » attire chaque année de nombreux touristes chinois. En 2005, l’Unesco a inscrit le centre historique de Macao au patrimoine mondial. Depuis les années 1990, le « memory boom » se traduit à Taiwan par une mise en valeur intensive de l’héritage colonial japonais, comme dans la ville de Tainan. Le même phénomène a lieu en Inde dans les anciens comptoirs portugais de Goa ou français de Pondichéry. Aux yeux des autorités locales et nationales, ce vaste mouvement de patrimonialisation postcoloniale a vocation à témoigner de l’ancienneté et du dynamisme d’une mondialisation asiatique bien loin de se limiter de nos jours aux anciennes villes coloniales.

  • Fabrice Argounès et Pierre Singaravélou, Le Monde vu d’Asie, une histoire cartographique, Le Seuil, 2018

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