Politique

Mathias Roux : « Narcissisme et relativisme spontané se nourrissent réciproquement »

Mathias Roux est agrégé de philosophie et auteur de plusieurs ouvrages, dont « La dictature de l’égo » (Larousse), livre remarquable qui prolonge en quelque sorte l’analyse originale initiée par Christopher Lasch dans « La culture du narcissisme », en 1979.

Le Comptoir : Dans votre livre, vous entendez défendre l’individualisme. Pourquoi ?

Mathias Roux : L’individualisme est un mot qui fait possiblement référence à des choses très différentes. Or, dans son acception originelle, la notion renvoie à l’un des fondements philosophiques de la modernité : la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains et de leur liberté. L’individu devient, dans ce contexte, une valeur en soi. Le respect des droits attachés à la personne humaine implique qu’on laisse chacun accomplir son humanité selon la trajectoire qu’il jugera être la bonne pour lui. Dans la mesure, bien entendu, où elle est compatible avec celles des autres. En résumé, l’individualisme désigne la promesse historique d’émancipation sur les plans juridique, politique et moral.

« L’individualisme n’est plus vecteur d’émancipation mais, au contraire, le nom même d’une forme d’aliénation. »

Mais le capitalisme a détourné cette promesse. Un peu comme le cholestérol, il y a le bon et le mauvais individualisme. Aujourd’hui, il n’est plus vecteur d’émancipation mais, au contraire, le nom même d’une forme d’aliénation induite par le type de civilisation que porte le capitalisme parvenu à son stade final.

N’est-il pas possible de distinguer “individuation” – processus de reconnaissance de l’individu – et “individualisme” – prédominance de l’individu sur le groupe ?

Selon moi, cette distinction n’est pas opératoire telle que proposée. L’individuation désigne le processus par lequel un être s’individualise. Or, on ne s’individualise, par définition, qu’à l’intérieur d’un ensemble, donc d’un groupe. Il faut, ici, faire une petite mise au point conceptuelle. Un groupe est un ensemble qui réunit des éléments particuliers. Exemple : un troupeau de vaches dans un pré. Chaque vache est un élément particulier appartenant au groupe “troupeau”. La différence entre les vaches et nous, c’est que nous sommes destinés à transformer notre particularité en une singularité qui fait que chacun de nous ne sera à nul autre pareil et que nous sommes en droit d’en revendiquer la liberté. Contrairement à la vache, personne n’est assigné, par sa naissance, à un rôle social. C’est en cela qu’il y a individuation.

Concernant l’idée que l’individualisme signifierait la prédominance de l’individu sur le groupe, tout dépend de ce qu’on entend par “prédominance” et si cette affirmation est un constat ou un jugement de valeur. Il faudrait préciser.

Qu’est-ce que le narcissisme ? En quoi est-ce la « maladie infantile de l’individualisme » ?

Christopher Lasch (1932 – 1994)

Il y a beaucoup à dire sur le narcissisme selon qu’on l’entend dans un sens clinique ou, disons, moral. Je mets de côté l’acception psychanalytique car, en ce sens, nous sommes tous narcissiques. C’est même nécessaire et ça explique que nous ayons de l’orgueil ou de la fierté par exemple. Par narcissisme, j’entends, dans le livre, une disposition psychique permanente qui pousse un individu à désirer et à agir en fonction de l’image qu’il pense que les autres ont de lui ou qu’il voudrait qu’ils aient.

« Plus l’individu pense être dans une forme d’affirmation de soi, plus il se soumet à des influences extérieures. »

Bien sûr, nous agissons tous aussi en fonction du regard d’autrui. Mais, chez le narcissique, cela prend une dimension systématique. C’est « la maladie infantile de l’individualisme » au sens où il est le révélateur d’un individualisme mal compris ou mal digéré qui en trahit les promesses d’émancipation en les retournant en leur contraire : une forme très pernicieuse d’aliénation. Plus l’individu pense être dans une forme d’affirmation de soi, plus il se soumet à des influences extérieures qui lui dictent ses conduites et ses jugements de valeur : impératifs de consommation, usages technologiques, sociabilités non choisies (réseaux sociaux) etc.

Votre analyse arrive près de quatre décennies après celle de Christopher Lasch. En quoi le narcissisme a-t-il évolué depuis ?

En tant que disposition psychologique envahissant parfois la totalité de l’appareil psychique, il s’est radicalisé dans la mesure où, malgré sa lucidité, Lasch ne pouvait avoir la préscience de deux phénomènes conjugués : la formidable accélération de la colonisation de tous les aspects de la vie par le capitalisme et le développement technologique (l’invention d’Internet et l’incroyable production et circulation des images.)

Lasch identifiait deux coupables principaux au narcissisme : le marché et l’État thérapeutique. Et vous ?

Éditions Larousse, 2018, 220 p

Je suis d’accord avec Lasch sur le rôle du marché si, par-là, nous entendons ce que j’indiquais plus haut : l’extension du rapport marchand à toutes les sphères de l’existence, conformément à la logique même du capitalisme consistant à tout coloniser afin de trouver des gisements de valorisation du capital. L’individu lui-même en est une victime à plusieurs titres. Directement quand il est aliéné au travail et à la consommation. Indirectement, quand il subit sans cesse l’injonction d’être une sorte de promoteur de lui-même, un entrepreneur de soi sommé de maintenir ou d’augmenter sa valeur sur les différents marchés où il est obligé de figurer : marché du travail en premier lieu, mais aussi marché de la séduction, marché de la reconnaissance sociale et symbolique, etc. Double conséquence : non seulement l’individu se regarde de plus en plus mais, en plus, il se regarde à travers autrui.

Concernant le rôle de l’État, je ne suis pas très friand des analyses sur l’État thérapeutique qui ont parfois le tort, selon moi, d’introduire des catégories psychologiques au détriment de l’analyse politique de l’État. Je préfère l’idée que, si l’État contribue à la montée du narcissisme, c’est plutôt en favorisant depuis la révolution néoconservatrice du début des années 80 des politiques libérales qui ont pour conséquence, par la dérégulation généralisée, de fracturer les collectifs et de les faire disparaître peu-à-peu. De sorte que l’individu peut de moins en moins s’identifier à un groupe. Or, comme déjà dit, on s’identifie à et par le groupe, c’est le même processus. Aussi, les individus subissent de plus en plus une forme de vacuité identitaire et culturelle qui les rend vulnérables à l’influence des codes consuméristes et au narcissisme qu’ils induisent.

« L’individu peut de moins en moins s’identifier à un groupe. »

Dans votre livre, vous montrez que les jeunes générations sont relativistes (“à chacun sa vérité”), aiment s’exprimer (et pensent qu’il s’agit de “débattre”) et estiment qu’il faut respecter les opinions différentes. En quoi cela concerne-t-il le narcissisme ?

Narcissisme et relativisme spontané se nourrissent réciproquement. À partir du moment où je considère que la vie bonne passe par l’affirmation de mon moi en toutes circonstances, le respect de mon individualité devient une valeur et un principe en soi. Or, si ce que je pense contribue à définir ce que je suis (ce qui, déjà, se discute !), alors l’opinion que j’exprime n’est pas intéressante en soi mais parce qu’elle me permet de m’exprimer. Il n’y a plus lieu de la contredire au nom de la recherche d’une vérité puisque ça reviendrait à me remettre en cause, non pas au sens positif du terme (la réflexivité critique) mais au sens de remettre en cause mon identité. Dès lors, les opinions ne valent que relativement à ceux qui les tiennent. Au passage, vous noterez qu’on se méprend alors sur le terme “débattre”, en fait, ce que demandent les élèves, ce sont des groupes de parole, rien de plus !

Nos Desserts :

  • Se procurer La dictature de l’égo en librairie
  • Chronique du livre sur Philomag
  • Entretien de Mathias Roux avec son frère Emmanuel sur Le Comptoir
  • Entretien de Marie-Anna Morand également sur Le Comptoir
  • Encore sur Le Comptoir, entretien de Carl Cederström et André Spicer évoquant les manifestations contemporaines du narcissisme

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