- La Peste à Naples, Gustaw Herling-Grudziński, Éditions Allia, 2022 (1ère ed : 1990) [1]
- Journal, Henry David Thoreau, Le mot et le reste, 2014 (1ère ed : 1843) [2]
- C. L. R. James : racisme et lutte des classes. Une lecture des Jacobins noirs, Florian Gulli, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022 [3]
- Une histoire des luttes pour l’environnement 18e – 20e. Trois siècles de débats et de combats, Anne-Claude Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, Charles-François Mathis, Alexis Vrignon (dir), Textuel, 2021 [4]
- Le grand procès des animaux, Jean-Luc Porquet (dessins de Jacek Wozniak), Éditions du Faubourg, 2022 [5]
- Vagabonde, Fumiko Hayashi, Éditions Vendémiaire, 2022 [6]
Sa Majesté des rats [1]
Écrivain, journaliste et critique littéraire polonais Gustaw Herling-Grudziński fut l’un des premiers à décrire de l’intérieur l’univers concentrationnaire du goulag dans Un monde à part paru en 1951 (et dont il faudra attendre 1985 pour le découvrir en France grâce à Jorge Semprun). Interdit de séjour en Pologne, exilé à Rome, Londres, Munich et Naples où il finit sa vie, il rédigea des nouvelles, des essais et des articles dans divers hebdomadaires italiens et dans la revue Kultura qu’il cofonda en 1947. La Peste à Naples est tirée du recueil L’Île et autres récits paru en 1992 chez Gallimard. Il relate l’instrumentalisation de l’épidémie survenue en 1656 à des fins politiques antirévolutionnaires.
Sous-titré Relation d’un état d’exception, ce court texte se veut la suite du Miracle (1983) récit de l’insurrection populaire napolitaine contre la Couronne espagnole en 1647 avec sa tête le pécheur Tomaso Aniello d’Amalfi dit « Masaniello ». Sous l’autorité du duc d’Arcos, Masaniello fut arrêté et assassiné. Sa rébellion stoppée dans son élan. En contrepartie, sa légende naquit et enfla non seulement chez le peuple napolitain mais dans toute l’Europe : « Qu’on en eût conscience ou non, Masaniello annonçait la révolution, il fut la flamme approchée des trônes et éteinte de justesse avant un embrasement général. »
C’est pour éteindre les dernières braises de la révolte que le comte Castrillo, représentant disgracieux mais bon diplomate de Philippe IV, fut nommé vice-roi de Naples, succédant au duc d’Arcos et au comte d’Ognatte. Son objectif était de calmer les ardeurs de la populace par une étrange « douceur paternelle » qui n’oubliait pas le recours à la force armée. Lorsque la peste venant de Sardaigne menaça la cité, il décida de séparer le Palais et la garnison du reste de la population. La maladie fut d’abord minimisée par les autorités politiques, interdisant de la nommer telle quelle, et répandant le bruit que le responsable serait « l’Antéchrist Masaniello, qui dans l’au-delà tramait de nouveau contre le bonheur de la ville ». De son côté, l’Église trouva là un moyen de faire fructifier son entreprise de purification des âmes afin d’échapper au « fléau de Dieu » qui s’abattait sur la ville.
Il ne semble pourtant faire aucun doute que la maladie fut apportée par des soldats espagnols venus de Cagliari sur un navire marchand. Le vice-roi les ayant envoyés en ville, la peste pris naissance dans un bordel du quartier de Lavinaio et se répandit dans les venelles alentour. D’où l’affirmation de Herling que Castrillo a fait sciemment venir la peste à Naples pour exterminer une partie du peuple et mettre les survivants à genoux, tuant « le sentiment de solidarité que Masaniello avait, selon lui, inoculé à la plèbe napolitaine ». Résultat, plus de la moitié des habitants périrent durant les huit mois de l’épidémie, tous les liens sociaux et familiaux furent anéantis. Le vice-roi, barricadé dans sa forteresse, était satisfait. « La peste avait détruit, pour les rescapés, leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, le goût, la valeur et la dignité de la vie collective avec toutes ses splendeurs et ses misères. »
De nos jours, c’est une autre peste, brune, qui ressurgit en Italie. Celle qui porte les nostalgiques du fascisme au plus hauts sommets du pouvoir.
Un ermite parmi les hommes [2]
1843, Etats-Unis. Le pays bourdonne. Des foules d’émigrés débarquent sur les quais de New York ; des hordes de colons repoussent les Indiens loin, toujours plus loin vers l’Ouest ; bientôt, les légions du Nord et les armées du Sud se massacreront, par centaines de milliers. Loin des fracas et des torrents, dans un coin reculé du Massachussetts, un grand échalas, coiffé d’un chapeau de paille et d’un long collier de barbe, regarde un papillon. D’ici, il n’entend plus le bruissement de son village, Concord. De temps en temps, une grenouille clapote dans l’étang de Walden. Pour les habitants de Concord, c’est un marginal. Un weirdo, qui gaspille ses jours à arpenter les alentours du village, une fleur dans le chapeau, un carnet à la main. Devant la profusion des fleurs et des feuilles, il s’éveille, il prend conscience de lui-même et du monde. « Tout mon corps est sensation, écrit-il. [Ces sensations,] je me les remémore sans cesse, les réimprime et les rabâche. L’ère des miracles, c’est chaque instant qui nous est ainsi rendu ».
Dix ans plus tard, ce solitaire publiera Walden, ou la vie dans les bois, récit de deux ans de sa vie, où il s’isola dans une petite cabane forestière, au bord de l’étang de Walden. Par ce récit, notre homme s’inscrira, sans s’en douter, dans l’immémorial panthéon de la littérature américaine, sous le nom d’Henry David Thoreau. Mais en 1843, notre futur héros n’est qu’un marginal, perdu dans les bois du Massachusetts. Il fait part, au fil des saisons et des années, de la vie non-humaine, souterraine de Concord, dans un journal qu’il garde toujours à portée de main. Dedans, le bohème note tout : le papillon qu’il observe, la grenouille qui folâtre, les nénuphars qui s’ouvrent à la lueur de la lune… Et, entre deux descriptions, surgit parfois une pensée, une saillie, une méditation de son fait.
Thoreau tiendra ce journal vingt-quatre ans durant. Forcément, au bout du compte, ça fait une somme : 7 000 pages. Un apologète, Michel Granger, s’est chargé d’en extraire la substantifique moelle, les 10 % qui valent la peine d’être lus. Il reste 700 pages, ce qui n’est pas rien. Mais elles valent le coup. Elles élèvent le lecteur hors de sa ville grouillante, occultent le moment présent, l’invitent à une contemplation chaque fois savoureuse. Avoir ce livre comme compagnon de voyage, c’est l’assurance de profiter de sa douceur, de son miel, de sa poésie, à chaque retrouvaille. C’est une tanière où l’on se repose, sans craindre les à-coups.
C. L. R. James, antiraciste marxiste [3]
Encore peu connu en France, malgré trois livres traduits et une biographie conséquente de Matthieu Renault, Cyril Lionel Robert (C. L. R.) James, philosophe originaire de Trinité-et-Tobago, est pourtant un penseur antiraciste essentiel. Dans un court essai, le philosophe marxiste Florian Gulli tente de corriger cette injustice. Dans son livre-phare, Les Jacobins noirs, il analyse la révolution des esclaves de Saint-Domingue, « l’unique révolte d’esclaves de l’Histoire à avoir réussi », en pleine Révolution française. James montre que la question raciale est toujours subordonnée à la lutte des classes. Il ferraille alors avec Lothrop Stoddard, suprémaciste blanc qui avait imposé l’idée qu’à Saint-Domingue, il avait surtout été question d’une lutte des races. L’historien états-unien cherchait à mettre en garde les Blancs des conséquences du « manque de solidarité raciale ».
De son côté, C. L. R. James compare Toussaint Louverture, leader haïtien, à Lénine et souligne que les esclaves sont avant tout des prolétaires. L’existence de nombre de Noirs libres, ainsi que de petits Blancs, témoignent de la structure en classes de l’île. Parler cependant de subordination de la race à la lutte des classes ne signifie en aucun cas, pour le philosophe antillais, que la lutte contre le racisme est secondaire. « Le marxisme de James, explique Florian Gulli, ne demande pas de choisir entre question de classe et question de “race”. Le marxisme doit rompre avec les analyses relevant exclusivement de la classe. Mais il doit se garder aussi des analyses centrées exclusivement sur la “dimension raciale” ou lui accordant une place prépondérante. »
L’environnement et les résistances sociales, une longue histoire [4]
C’est là un ouvrage novateur et pédagogique, sur une thématique constamment discutée dans l’actualité, qui nous est proposé avec Une histoire des luttes pour l’environnement 18e – 20e, ouvrage collectif, paru aux éditions Textuel, en 2021.
Un ouvrage novateur d’abord par l’angle d’approche choisi pour traiter de l’histoire de l’environnement ; sont en effet étudiées, de manière concise, 100 luttes pour l’environnement, entre le XVIIIe et le XXe siècle, accompagnées, pour chacune, d’une riche et magnifique iconographie. Ces luttes sont diverses, aussi bien dans leurs formes que dans leurs motivations, mais toutes ont pour point commun l’idée d’une défense de l’environnement, face à une volonté de transformation du milieu naturel ou agricole imposée verticalement par des acteurs étatiques ou économiques. En cela, l’un des apports de cet ouvrage est de remettre au cœur la dimension sociale de la lutte, en insistant sur le caractère non-linéaire de cette histoire ; déjà au XVIIIe siècle, nous avons des traces d’un intérêt des populations rurales pour leur environnement– citons en particulier les mouvements de résistance des paysans anglais contre la privatisation des communs par de riches propriétaires. Cette mise en valeur des mobilisations populaires et de leurs revendications axées sur l’auto-gestion des ressources vitales s’inscrit ainsi dans le concept d’ « écologisme des pauvres », proposé par l’économiste catalan Joan Martinez Alier (The Environmentalism of the Poor, 2002). L’ouvrage n’omet néanmoins pas l’étude de certaines contestations transclasses, comme celle contre la mine de cuivre d’Ashio dans le Japon de la fin du XIXe-début XXe siècle, qui réunit à la fois des agriculteurs inquiets pour la pérennité de leurs pratiques agricoles, des scientifiques et des élites traditionnelles perturbées par la modernisation économique et mises en concurrence avec la nouvelle bourgeoisie industrielle. En cela, c’est aussi une histoire de luttes contre une certaines vision de la Modernité qui peut-être approchée au prisme des luttes environnementales. Enfin, l’ouvrage n’oublie par certaines luttes, portées par des dominants, contre des dominés, justifiées par des enjeux écologiques ; citons les politiques de sanctuarisation de certaines forêts africaines, menées au début du XXe siècle par des puissances coloniales, notamment britannique et allemande, et animées par l’idée fausse selon laquelle il fallait protéger les forêts et leur biodiversité des destructions par les communautés locales – alors même que le braconnage des éléphants par les chasseurs européens battait son plein… La défense d’une nature sauvage et mythifiée peut alors prendre ici un tour coercitif et participer à l’exclusion des populations les plus pauvres. En outre, l’une des forces de cet ouvrage est de faire dialoguer habilement histoire sociale des luttes environnementales, et histoire des savoirs, à travers l’étude de divers penseurs écologistes et de l’écologie scientifique, depuis le XVIIIe siècle, avec ses précurseurs, le révérend amoureux de la nature Gilbert White et le naturaliste Alexander von Humboldt, jusqu’à Paul Crutzen, prix Nobel de chimie à l’origine du terme « anthropocène », formulé en 2000 pour désigner la période, débutant à l’âge industriel, où l’homme est devenu la principale force de transformation de la planète.
C’est enfin un ouvrage pédagogique par la densité d’informations sur l’histoire de l’environnement présentées, mais aussi par la structure chronologique de l’ouvrage, divisée en quatre parties, dont l’agencement fonctionne parfaitement : 1) Les XVIIIe et XIXe siècles, qui correspondent à la fois à une meilleure connaissance de la nature par les scientifiques mais aussi au début de l’industrialisation et de l’exploitation intensive de la nature, en Grande-Bretagne. 2) 1900-1967, qui correspond à un moment d’accélération des innovations technologiques. 3) 1967-1979, présentée comme un « tournant environnemental », marqué par le développement d’une forte politisation autour des thèmes écologistes. 4) 1979-1999, vingt ans marquées par la mondialisation et l’exacerbation de la concurrence, d’une part, mais aussi par la diversification des luttes écologiques, d’autre part.
Une histoire des luttes pour l’environnement est un donc un ouvrage essentiel pour balayer trois siècles de luttes environnementales. L’enjeu de cet ouvrage est de donner une profondeur historique aux mobilisations pour l’environnement et participer, de ce fait, à la solidification des cultures militantes, par des références à des exemples de luttes, parfois anciennes, et mobilisant, souvent, des groupes sociaux dominés, animés par une volonté de défendre l’environnement et une exploitation raisonnée de ses ressources – sans oublier néanmoins les usages antisociaux de l’écologie, lorsque celle-ci tend à sacrifier les communautés locales au profit d’une nature fantasmée. Un ouvrage essentiel qui vient casser l’idée reçue d’un intérêt pour l’environnement qui serait née seulement vers la fin du XXe siècle.
Quand la défense passe à l’attaque [5]
Jean-Luc Porquet, journaliste au Canard Enchaîné, n’en est pas à son coup d’essai au rayon des allégories animalières. Après sa déjà très réussie Lettre au dernier grand pingouin en 2016, il nous revient – cette fois accompagné du coup de crayon plaisant de son collègue Wozniak – pour tenir la chronique d’un procès imaginaire crucial. Victimes de la sixième extinction de masse, des représentants de plusieurs espèces d’animaux sont invités par les humains à comparaître à un grand procès diffusé en mondovision : puisque l’écologie coûte trop cher, puisque nous soucier de vous nous demande trop de moyens, tentez donc de nous convaincre de sauver certains d’entre vous du grand désastre. Cet événement, véritable real TV show à l’américaine prévu pour tourner en dérision la question écologique (un genre de Don’t look up paroxystique), va pourtant vite prendre un tour imprévu pour les humains, avec des « accusés » se transformant en procureurs incisifs de la civilisation industrielle et de son système économique…
Au cours de leurs plaidoiries, les espèces conviées au Grand procès (parfois des espèces considérées comme « nuisibles » ou « invasives ») déroulent un argumentaire aussi drôle que percutant, et n’oublient pas de décrire par le menu leurs conditions de vie et leurs étonnantes facultés – faisant du livre de Porquet un objet de littérature hybride, oscillant avec virtuosité entre le manifeste écologique, la satire politique et le guide naturaliste. Une lecture touchante et salutaire, qui aborde avec légèreté la question la plus lourde qui soit pour notre propre avenir – celle que Kundera appelait « le véritable test moral de l’humanité » : notre rapport à la vulnérabilité.
L’iconoclaste romancière japonaise [6]
Née à Shimonoseki en 1903, Fumiko Hayashi est une poétesse et une écrivaine japonaise. Elle est une des figures majeures de la littérature japonaise du XXe siècle et a écrit plus d’une centaine de romans et de nouvelles.
Issue d’une famille défavorisée, elle passe une enfance misérable avec ses parents, des marchands ambulants. À dix-huit ans, elle part à Tokyo pour briser ce cycle de vie infernal et tenter sa chance. Elle y travaille comme serveuse, entraîneuse, ouvrière dans une fabrique de jouet et vendeuse de rue.
Vagabonde, son journal romancé, est publié alors qu’elle n’a que vingt-cinq ans, et devient un succès littéraire. Elle se fait alors nom dans le paysage littéraire japonais, où elle fréquente divers écrivains et critiques. Le journal retrace ses déboires dans le Japon des années 1920, entre misère, errance et violence.
Célébré lors de sa parution, Vagabonde se distingue par son style poétique et imagé, où se dessine une société japonaise en route vers la modernité, avec tous ses défis. On retrouve ce monde de la nuit de Tokyo où se côtoient les anarchistes, les peintres et les prostitués.
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