Peut-on considérer « Fight Club » comme anti-capitaliste ? Paru en 1999, l’adaptation filmique du roman de Chuck Palahniuk est un échec commercial à sa sortie. Ce n’est qu’à sa distribution en DVD qu’il obtiendra le statut de film culte. L’œuvre suscitera nombre de controverses, certains célébrant un film « incroyablement en phase avec son époque », quand d’autres y verront une œuvre ouvertement fasciste, réactionnaire, une célébration de la violence gratuite portée par une pseudo-philosophie infantile.
Résumé de l’histoire : le protagoniste, trentenaire dépressif travaillant pour une compagnie d’assurances, met sur pieds le projet Chaos, machination visant à faire sauter les principales banques étasuniennes, et ainsi à faire s’effondrer le capitalisme mondialisé.
Encore aujourd’hui, Fight Club n’a rien perdu de son mordant, et reste une œuvre à part s’inscrivant dans un contexte particulier : les années 90, autrement dit la « fin de l’histoire » et des idéologies, l’avènement du stade suprême du capitalisme désormais en mesure de se déployer sans résistance sur toute la surface du globe… La philosophie subversive de son anti-héros, mélange d’anarchisme et d’existentialisme, a séduit et inspiré nombre de spectateurs, sans qu’on prête toujours attention aux ambiguïtés véhiculées par l’œuvre. Le film est intéressant à plus d’un titre car il illustre la condition de l’homme moderne en quête de sens dans une société où la consommation est devenue la seule et unique perspective d’accomplissement de soi ; mais aussi et surtout les impasses d’un projet révolutionnaire dans une société qu’Herbert Marcuse a qualifié d’unidimensionnelle (L’Homme unidimensionnel, 1964), et où la contestation et la révolte ont été absorbés par le système capitaliste.
La société de consommation
Dans les États-Unis de la fin des années 90 la consommation est devenue l’alpha et l’oméga de la civilisation occidentale : partout la publicité sature l’espace, à tel point qu’elle finit par se fondre dans le décor et devenir aussi invisible et naturelle que l’air que l’on respire. Le narrateur, un homme d’une trentaine d’années sans nom ni identité, devenu « esclave du cocooning Ikea », est incapable de trouver le sommeil et collecte frénétiquement le mobilier de la multinationale suédoise. Il fait part au spectateur du vide abyssal qu’est son existence, dénonce la superficialité de la civilisation occidentale où règnent un individualisme pathologique ainsi qu’une incapacité à éprouver des émotions authentiques.
Cette consommation effrénée, devenue seul et unique moyen pour lui de définir et exprimer son identité, ne fait pas référence à la valeur d’usage ni même à la valeur d’échange [1], mais bien à ce que Baudrillard nomme la « valeur de signe ». Dans la société de consommation, pour qu’un objet puisse devenir objet de consommation il lui faut devenir signe. Ce dernier va effacer le sens premier de la matière première pour ne plus devenir que la consommation d’un signe, d’une marque. Ainsi en achetant tel meuble Ikea, le narrateur n’achète pas l’objet parce qu’il en a besoin (un protège-poussière, une table basse ornée d’un motif yin et yang…), mais il achète l’illusion que celui-ci va l’aider à affirmer son identité. Dans la société moderne l’homme n’existe qu’à travers les signes produits par et au sein du système capitaliste.
« Reject the basic assumptions of civilization, especially the importance of material possessions. » Tyler Durden
Que nous dit le mobilier du narrateur sur son propriétaire ? En faisant l’inventaire, on y trouve pêle-mêle : bureau, vélo d’appartement, lampes en papier écologique, bols et d’assiettes avec des imperfections « pour prouver que c’était bien l’œuvre d’un artisan »… Aussi on peut supposer qu’il se définit comme un individu actif, sportif, soucieux d’écologie et de commerce équitable. En somme, l’individu de la société moderne est devenu un écran à projeter des marques.
Le système capitaliste crée une fausse conscience chez l’individu : alors qu’il a l’impression que le système répond à ses besoins réels et lui permet de s’affirmer, le narrateur ne peut néanmoins s’empêcher d’éprouver un vide existentiel car ses « besoins » sont en réalité créés artificiellement par le système, raison pour laquelle il n’a pas de nom : il n’est qu’un rouage du système. Au fond, il ne sait pas qui il est car les valeurs qu’ils croient être siennes ont été instiguées par le système et servent à la préservation de celui-ci. En plus de générer du profit pour les multinationales, la consommation constitue un instrument de contrôle social qui s’impose aux individus qui n’ont d’autre choix que de travailler pour être mesure de consommer et ainsi affirmer qui ils sont. La hiérarchie du monde de l’entreprise, extension de la hiérarchie des sphères politiques, sociales et économiques, contraint l’individu à l’obéissance à l’ordre établi qui finit par s’intégrer à son ethos et devenir une seconde nature.
Le Fight Club
Il s’agit alors pour le narrateur de se réveiller, d’éprouver à nouveau le monde sensible. Ce réveil passe d’abord par le contact lors de réunions d’anonymes victimes de cancer des testicules, métaphore de la castration subie par les hommes au sein de cette société. Au travers d’étreintes avec de parfaits inconnus, le narrateur a pour la première fois la possibilité de se reconnecter aux autres et ainsi d’éprouver des émotions authentiques, hors du cadre restreint du capitalisme. Il prend conscience de son aliénation, comme lorsque son alter ego Tyler Durden affirme que « les objets que l’on possède finissent par nous posséder ».
Il s’agit ensuite de détruire cette identité façonnée par le système capitaliste et sa constellation de multinationales. Cependant dans cette entreprise d’éveil, l’esprit n’est pas fiable, lui qui a été aliéné et anesthésié sous l’assaut conjoint du consumérisme et des antidépresseurs. La première étape est donc celle du réveil du corps : ce sera le Fight Club. En laissant exploser leurs pulsions trop longtemps refoulées, le narrateur et ses comparses viennent transgresser les normes de la civilisation occidentale où priment retenue et maîtrise de soi. Le stade du Fight Club apparaît comme une reprise du contrôle sur soi, et finalement comme le préambule d’un projet plus vaste (le projet Chaos) où le corps s’arme, et devient le catalyseur d’émotions qui vont guider la raison.
Le socle sur lequel repose le capitalisme est fondé sur une morale du travail. Seulement, en accroissant toujours plus le confort des individus (satisfaction des besoins de nourriture, de logement, de sécurité, etc.) de façon à entretenir l’adhésion à l’ordre établi et ainsi étouffer toute velléité de contestation, il porte en lui les conditions de son propre dépassement. En effet, une fois satisfaits les besoins fondamentaux des individus, qu’ils soient matériels ou culturels, de nouvelles aspirations subversives se font jour à l’intérieur du système lui-même. Une partie de la population cesse de penser que son existence doit nécessairement être faite de labeur, et n’identifie plus son travail comme un devoir : c’est le moment où le narrateur quitte son job (« vous n’êtes pas votre travail » ; « la pub nous pousse à acheter voitures et vêtements, à faire des boulots qu’on déteste, pour acheter le superflu », etc.). Simplement, et ce sera essentiel pour la suite, le refus de « l’esprit du capitalisme » – la révolte personnelle – ne signifie pas pour autant que les masses soient prêtes pour la révolution politique.
L’étape qui suit est donc celle du projet Chaos, à savoir l’orientation des pulsions refoulées vers l’objet considéré comme responsable du vide existentiel de l’humanité, la matrice de la castration psychique et physique des individus : le système financier. Dans cette vision, c’est d’abord le corps qui conduit l’action, la violence devenant accoucheuse de l’histoire – celle du dépassement du capitalisme.
Le projet Chaos
Il s’agit du moment de la révolution politique, celui où le narrateur et sa milice vont faire s’effondrer le système capitaliste et « remettre les compteurs à zéro ». Seulement, il y a une faille, car si cette révolution n’est pas l’œuvre d’un type d’homme ou de femme nouveau, c’est-à-dire qui n’a pas été conditionné par le système, la société qui adviendra a toutes les chances de ressembler à celle sur les cendres de laquelle elle s’est érigée. Dès le départ le projet Chaos est donc voué à l’échec, et ce pour une raison évidente : Tyler Durden, l’alter ego du narrateur, est en effet la projection de l’esprit de ce dernier (c’est d’ailleurs pour cela qu’il est projectionniste), c’est-à-dire qu’il est la projection de ce qu’est censé être un homme aux yeux du narrateur. Mais il s’agit d’une projection déformée, aliénée, car produite par la société de consommation. Par conséquent Durden est l’archétype de l’homme dans les publicités : viril, des abdos comme ceux des mannequins Calvin Klein, qui fume, boit et aime se battre… Le projet Chaos ne peut donc qu’échouer car il est le résultat d’un mode de pensée façonné par un système qui justifie le masculinisme, l’oppression des femmes, l’individualisme…
Si on y regarde de plus près, la révolution prônée par le narrateur / Durden sent le soufre : y sont prônés un empowerment des individus sans aucune référence au collectif, le droit pour les hommes d’être des hommes. Les membres du projet Chaos, loin d’avoir recouvré leur liberté en quittant leurs jobs, sont devenus les maillons d’un culte centré autour de la personnalité du narrateur… En somme il s’agit de reproduire un monde capitaliste, mais sans le capitalisme.
En surface, Fight Club peut apparaître comme un film anti-capitaliste (les banques qui explosent, la dénonciation du consumérisme, l’aliénation du monde moderne, etc.), c’est d’ailleurs ce qui a constitué son pouvoir de séduction auprès d’un large public, mais ce qui ressort du projet Chaos n’est finalement qu’un nihilisme désabusé, le résultat du vide existentiel ressentit par l’homme moderne : la destruction pure et simple, le chaos, sans la perspective d’un monde d’après le capitalisme. Cette impulsion destructrice transparaît lorsque Durden déclare, après avoir massacré l’un de ses collègues du Fight Club campé par Jared Leto : « J’avais envie de détruire quelque chose de beau. » La psychologie du narrateur est la résultante de l’esthétisation de la violence par le système capitaliste qui a rendu les individus insensibles : en plus du Fight Club, celui-ci travaille en effet pour une compagnie d’assurance chargée de dédommager des victimes d’accidents de la route, et est constamment exposé à des véhicules délabrés maculés du sang des victimes.
Une autre raison qui condamne le projet Chaos à l’échec est qu’il s’agit d’une révolution qui porte sur le système financier (le film sort deux ans après la crise financière asiatique), mais qui ne remet pas en cause le système politique, laissant ainsi inchangés les systèmes de domination. D’autre part la destruction que porte en elle l’organisation oublie que cette même destruction fait partie intégrante du système capitaliste, comme l’a théorisé Schumpeter avec sa théorie de la « destruction créatrice »[2], raison pour laquelle le projet Chaos et le projet capitaliste sont si semblables.
Le spectacle illusoire
Finalement ce que nous enseigne Fight Club, c’est qu’un projet révolutionnaire sans véritable vision de ce que serait une société post-capitaliste est voué à l’échec. Si le film a pu susciter tant de controverses c’est en raison de son ambivalence, tant il peut à la fois être vu comme un éloge de la révolte contre l’ordre établi que comme une esthétisation de la violence portée par un discours conservateur. L’œuvre elle-même porte en son sein toutes ces contradictions : esthétisation de la violence qu’elle tend à dénoncer, dénonciation du consumérisme tout en étant saturé de placements de produits, critique du capitalisme tout en étant soi-même pur produit du système capitaliste….
La révolte personnelle constitue le préambule nécessaire à tout projet de renversement du capitalisme, seulement ce projet, guidé par la seule violence aveugle, ne peut aboutir qu’à la reproduction du système contre lequel il s’oppose. En somme le projet Chaos sonne comme la revanche de la « majorité silencieuse », celle des hommes blancs ouvriers et salariés, des cols bleus, des déclassés à la recherche d’un responsable à leur impuissance. Si le capitalisme a sa part de responsabilité dans la psychologie du narrateur, c’est pour l’avoir livré à lui-même et ne pas lui avoir offert de suivi psychologique. En ce sens le film se rapproche du Joker de Todd Phillips, bien que ce dernier mette davantage en lumière les effets dévastateurs sur les services sociaux de la politique étasunienne sous l’ère Reagan – il n’en est jamais question dans Fight Club.
Le monde que nous dépeint Fight Club c’est aussi celui des masses en quête d’un leader autoritaire en temps de crise, semblables à celles de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895) où chacun perd son identité pour ne plus être mu que par le seul leader qui s’apparente à un pasteur conduisant son troupeau. Loin d’être un militant anticapitaliste, le narrateur / Durden s’avère finalement être un misogyne conspirationniste (comme dans la scène de l’avion où il affirme que les masques à oxygène sont mis à disposition des passagers afin qu’ils ne paniquent pas en cas de crash), raciste (comme lorsqu’il s’en prend au vendeur d’une épicerie asiatique) et nihiliste, dans la droite lignée des militants de l’Alt-right étasunienne ou des partisans de Donald Trump. Si son personnage est une métaphore du système capitaliste, cela nous rappelle que ce dernier s’accommode très bien des partis fascistes et autoritaires, que l’on pense au Chili de Pinochet ou au Brésil de Bolsonaro…
« Un projet révolutionnaire sans véritable vision de ce que serait une société post-capitaliste est voué à l’échec. »
Fight Club est en un sens assez proche de La société du spectacle de Guy Debord (1967) où « le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible », et conduit « à un glissement généralisé de l’avoir au paraître ». Loin de se réduire à la seule critique des mass media auquel on a trop souvent tendance à le réduire de façon à le rendre inoffensif, l’ouvrage de Debord se concentre sur une nouvelle étape du capitalisme : celle de la société des loisirs et du temps libre. Auparavant l’aliénation, à savoir le fait pour le travailleur de ne pas pouvoir décider de ce qu’il produit et d’être dépossédé du fruit de son travail (au profit du propriétaire capitaliste), se cantonnait au lieu de travail. Désormais elle est partout : dans le temps libre, la vie intime… Plus aucune sphère de la vie sociale ne lui échappe. Chez Debord le spectacle est à la fois la publicité et les mass media, mais ceux-ci ne sont en réalité que la face émergée de l’iceberg, son symptôme le plus apparent : le spectacle est contenu dans tous les objets produits par le système capitaliste. Ainsi, la paire de Nike ou le smartphone, qui sont le résultat objectif de l’exploitation de l’ouvrier par le capitaliste, se voient conférer une image positive – jeune, urbain, dynamique, connecté…
Le spectacle a pour conséquence d’atomiser toujours plus la société, il « réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé ». Autrement dit, après avoir séparé les individus les uns des autres, le spectacle devient le seul horizon, la seule référence commune que partagent les individus une fois réunis. Quand ils se rencontrent, ces derniers sont incapables de parler d’autre chose que de leur travail, du dernier film qu’ils ont vu ou des actualités qui représentent tous différentes facettes du spectacle. Celui qui cherche à s’évader du système capitaliste dont la métropole aseptisée est l’incarnation, va acheter un 4X4, symbole d’aventure et d’évasion, et aura ainsi l’impression d’éprouver une expérience authentique, loin de la routine aliénante du quotidien. La fuite du système capitaliste ne peut désormais se passer qu’à l’intérieur du système capitaliste lui-même. Finalement la première subversion consisterait peut-être à se réunir à nouveau, éprouver le « contact » de l’autre, et construire ensemble une utopie, car « à mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. »
Julien Champigny
Nos Desserts :
- Sur Le Comptoir, lire notre article « Debord cinéaste : la haine de l’image »
- Ainsi que les extraits des premières pages de son essai Commentaires sur la société du spectacle
- « Fight Club : une allégorie du passage adolescent dans la société contemporaine » dans la revue Connexion
- Analyse de Fight Club par Raphaël Arteau Mc-Neil dans la revue Phares
Notes
[1] La valeur d’usage représente l’utilité de l’objet par rapport à la satisfaction d’un besoin, quand la valeur d’échange place la marchandise dans son rapport aux autres marchandises, sa valeur étant calculée en fonction de la quantité de travail humain nécessaire à sa production.
[2] Formulée par l’économiste Joseph Schumpeter, la théorie de la « destruction créatrice » postule qu’à la suite de la création de nouvelles activités économiques, d’anciens secteurs d’activité disparaissent, permettant à l’économie de se régénérer et ainsi de continuer à croître.
Catégories :Culture
Lorsque vous dites que « le Projet Chaos n’est finalement qu’un nihilisme désabusé », vous faites l’impasse sur l’un des monologues majeurs du film, prononcé par Tyler Durden (sous le visage de Brad Pitt):
« In the world I see – you are stalking elk through the damp canyon forests around the ruins of Rockefeller Center. You’ll wear leather clothes that will last you the rest of your life. You’ll climb the wrist-thick kudzu vines that wrap the Sears Tower. And when you look down, you’ll see tiny figures pounding corn, laying strips of venison on the empty car pool lane of some abandoned superhighway. »
Ce monologue n’est pas un détail, il pose le fond de l’idéologie « romantique » du personnage, qui est celle d’un « retour de – et à – la nature » (vignes sauvages, piler le maïs), d’un effondrement (tours et autoroutes abandonnées) d’une « décroissance » (des vêtements qui durent toute la vie)… bref d’un imaginaire de résilience écologique, quelque part entre la collapsologie et le survivalisme – à l’époque de la sortie du film l’un de mes amis avait dit: « le programme politique de Tyler Durden est celui d’un Khmer vert ».