- Seim, Quinquis, Mute [1]
- Stupeflip Forever, Stupeflip, Dragon Accel [2]
- Zonard des étoiles, Nessbeal, Believe Music [3]
- Hiver à Paris, Dinos, SPKTAQLR [4]
De Ouessant vers l’universel [1]
Un album d’électro minimaliste entièrement chanté en breton, avec des touches de féroïen et de gallois, et publié par le célèbre label anglais Mute (Depeche Mode, M83, Nick Cave) : un tel OVNI musical peut difficilement passer inaperçu. Quinquis est le nom de naissance d’Émilie Tiersen, qui a jadis commis deux albums (en 2014 et 2017) sous le nom de Tiny Feet. Seim marque un tournant important dans sa trajectoire artistique, qui reflète un tournant tout aussi important dans sa vie. Désormais installée à Ouessant, où elle s’est mariée, est devenue mère, et où le disque a été enregistré, elle expliquait aux Inrocks : « Quand j’ai décidé d’apprendre le breton, une langue inscrite en moi depuis l’enfance, ça a fait basculer mon approche du chant dans un univers musical totalement vierge. » Depuis, ce monde vierge est devenu foisonnant de vie et de poésie – et pour pouvoir mieux en profiter, l’auteure a mis en ligne une traduction anglaise des paroles.
Sur Seim, le chant occupe une place prépondérante, et est seulement accompagné de discrètes nappes de synthé analogique, parfois de cordes ou de quelques notes de flûte. L’album navigue entre l’intime (comme sur Te, qui parle de son jeune fils), le communautaire (avec un An Divare qui résonnera tout spécialement dans les oreilles des marins ouessantins) et l’universel, avec un succès égal dans tous les registres.
Seim est riche de collaborations et d’influences : le producteur et artiste Gareth Jones (Depeche Mode) accompagne Émilie sur tous les morceaux, et Ólavur Jákupsson (croisé chez ORKA) lui offre un duo très réussi sur Run. Avec Netra ken et son rythme cyclique évoquant l’interminable mouvement d’un pédalier, l’auteure Emily Chappell raconte une expérience extrême d’endurance en vélo (une de leurs passions communes).
Dans la pochette de son disque, Émilie Tiersen a ajouté, en forme de dédicace, un remerciement à tous ceux qui contribuent à garder bien vivant le trésor que constitue la langue bretonne. Avec son Seim aussi moderne que touchant et enraciné, c’est pourtant d’abord à elle qu’un tel remerciement devrait être adressé.
Le Crou ne mourra jamais [2]
Au départ, le Stup’, c’est trois gars : King Ju, Cadillac et MC Salò. Des types un peu paumés, enfants dans un monde d’adultes, qui ont vécu la jeunesse morose, les boulots merdeux qu’impose la précarité, la hiérarchie qui fait mal. Mais ils ont une chose pour eux : l’Art, avec le grand A des puristes. Le rap. Le rap, avec ses boucles qui rebouclent, hypnotiques, incessantes, tac-tac-tac et tac-tac-tac et tac-tac-tac. Des boucles à n’en plus finir, qui se chevauchent, s’interpellent, parlotent et se concurrencent. Et, de-ci de-là, des sons braques, que King Ju extraie d’on ne sait trop quelle vidéo perchée. « Prendre des petits bouts de trucs et pis les assembler ensemble, et écouter le résultat tranquille, dans ma chambre ».
Et par-dessus ce fatras sonore, des types qui gueulent, qui susurrent, qui psalmodient, qui disent des trucs bizarres avec des voix bizarres. Le Stup’ parle peu de l’en-dehors, trop terne, trop ladre pour qu’on s’y attarde. Sous ce nom qui sonne comme une blague, « Stupeflip », King Ju aura su créer, de bric et de broc, un monde foutraque et fantastique. Il y est question d’un monastère aux soixante prières, d’un Casimir torturé par Walt Disney, d’une voix robotique au doux nom de Sandrine Cacheton, de menaçants Argémiones, et d’un putain de crayon Titi. Comme si ça ne suffisait pas, les deux compères du grand MC en rajoutent : Cadillac le scatophile fou braille des jeux de mots pourraves, MC Salò nous délivre, caustique, un texte sans queue ni tête. On n’y comprend pas grand-chose, et sans doute n’y a-t-il pas grand-chose à comprendre. Juste une soif démiurgique de marier la carpe et le lapin, au forceps, de caler, pourquoi pas, un rap au hachoir sur un singspiel de Carl Maria von Weber. Une habitude de gamin, de créer des univers qu’on oublie dans la foulée, sans cohérence, sans logique, juste pour voir.
« Ca fait vingt ans que le Stup’ pousse », et cette fois-ci, c’est la bonne. Cette année, King Ju sort son cinquième album, Stup Forever. C’est bazardeux, toujours autant ; rempli de reggae, de bouts de Rambo-le-«-militaire-du-Vietnam », de voûtes pétrifiées, d’onomatopées, de grands navires en feu. Il n’y a plus de guitares électriques pour faire cracra. Seule reste la boucle de rap, la fameuse. Et c’est très bien comme ça. King Ju fait son petit bout de chemin. Le Crou suit.
Le retour d’un roi sans couronne [3]
Onze ans, autant dire une éternité dans un « rap game » où tout va trop vite, depuis l’avènement des réseaux sociaux. On ne pensait plus l’entendre à nouveau, pourtant il est revenu pour le plus grand bonheur des fans de rap français de longue date. En 2022, Nessbeal a sorti son cinquième album. « Je m’interroge : je rappe bien, mais il y a rien dans les poches / Il y a pas ma gueule dans les kiosques », rappait le MC en 2008 dans son deuxième album solo, Roi sans couronne. Près de quinze ans plus tard, au moment de la sortie de Zonard des étoiles, rien n’a changé pour N.E.2.S. Unanimement reconnu comme un des MC les plus talentueux de sa génération, l’ancien protégé de Booba n’a toujours pas la reconnaissance du grand public, à l’instar de Salif ou Mac Tyer. Une génération sacrifiée entre les anciens et les nouveaux, qui émerge en pleine crise du disque, lié au piratage. Depuis les streaming ont sauvé l’industrie et les rappeurs caracolent en tête des ventes. Mais Nessbeal a-t-il toujours sa place dans un rap qui a énormément évolué, souvent pour le pire ?
Onze ans après son dernier opus, l’artiste ne semble pourtant pas vouloir changer de formule. Pourtant, presque à la surprise générale, le premier extrait de Zonard des étoiles, Le Dem (feat. ZKR) est streamé plus d’un million de fois sur Spotify et regardé plus de deux millions de fois sur YouTube en deux mois. Sombre et efficace, tout en assonances et allitérations, Le Dem s’impose comme un des morceaux de début 2022. De la superbe introduction, Intro R.S.C. à La frappe de la brume, qui clôture le disque, l’opus s’avère très homogène, notamment au niveau des instrumentales qui restent très classiques. Comme à ses débuts, Nessbeal raconte son spleen de galérien, dans un langage mêlant français et arabe, avec un flow toujours aussi bien calibré. Un album très réussi qui plaira à tous les fans de hip-hop français, à part quelques refrains ratés. « Ça sert à rien d’le faire si y a pas l’disque d’or à la tess, kheyo », scande Nessbeal en début de disque. Ce n’est pas encore le cas, mais c’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Tout en mélancholie [4]
L’ado qui se faisait appeler « Dinos Punchlinovic » durant les Rap Contenders a bien grandi. À maintenant 29 ans, Jules Jomby, c’est quatre albums qui ont permis au punchlineur d’être unanimement reconnu comme une des plus belles plumes de sa génération. Sorti fin 2022, Hiver à Paris, superbe double album contentant 21 morceaux, dont 10 invités cachés, confirme tout le bien qu’on pense de lui. « Vous êtes sur le point d’être témoin des pensées d’un homme perdu. Perdu comme la majeure partie d’entre nous. Essayant en vain de se retrouver. Errant entre les deux rives de la Ville Lumière, courant après le temps et l’argent sans même s’en rendre compte. » Rive droite, la courte introduction du premier CD, annonce la couleur. Malgré le caractère très personnel des textes, cette partie contient presque la totalité des featurings : Lossapardo, Hamza, Ninho, SCH, Laylow, Akhenaton et Mathilda.
Comme dans ses premiers disques, Dinos se livre d’une manière peu commune dans le rap français. Le MC partage ses peurs concernant son avenir de rappeur, ainsi que son mal-être malgré le succès. « Propriétaire avant trente piges, Rolex avant trente piges / Platine avant trente piges, mais j’suis toujours pas tranquille », confesse-t-il dès AMG Performance.
Dinos décrit aussi Paris et sa banlieue dans ce qu’elle a de plus tragique : « J’gare le T-Max, j’ai l’traqueur, Porte de la Chapelle, j’vois les crackeurs […] J’ai grandi là où les chiens ont peur des rats, là où les chrétiens jurent : « Wallah ». » Mais c’est ce qui frappe le plus, c’est la mélancolie du rappeur. Le projet s’avère cependant parfois trop ambition et le double album est parfois inégal. À quelques morceaux près, le second disque est clairement en dessous du premier. Ce qui n’empêche pas Hiver à Paris d’être un des projets les plus solides de l’année.
K. B.-V.
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