Société

Le senior : mode d’emploi

Le senior n’a pas d’âge, comme le diable. Il ère en zone grise, plus tout jeune pour travailler, mais pas assez vieux pour « retraiter ». Le senior est devenu un être ambigu, invisible mais encombrant. Que faire du senior ?

Il y a deux âges que l’on redoute. Celui qui peut nous rendre impotent physiquement, et celui qui peut nous rendre impotent financièrement. Le premier est le dernier âge, celui qui tire la révérence. Le second est l’âge du senior, le gars qui peut encore servir mais dont on ne sait plus que faire. De l’angoisse de la mort à l’angoisse du senior, joli programme pour l’Homme contemporain.

Cela dit, les deux angoisses sont–elles comparables ? A priori, non. Autant, lutter contre l’angoisse de la mort semble perdu d’avance. Autant, lutter contre l’angoisse du senior semble un objectif à notre portée. Mais quelle est cette angoisse du senior précisément ?

Il s’agit de la peur de se retrouver au milieu du long fleuve tranquille de la vie, mais sans rames. Confisquées. Impossible alors de joindre le port de pêche du retraité. Et impossible de revenir au port de marchandises de l’actif, où plus personne ne l’attend de toute façon.

– Vous auriez une bouée ? Un tuba ? Quelque chose pour m’aider ?

– Désolé (le majeur, en langage des signes)

Que faire du senior ?

Le vivant ça use. Et à la fin, ça meurt. Pas de problème. Nous connaissons les règles du jeu. Mais le vivant de type senior œconomicus est un truc bancal, à cheval entre avant et après, un zombie qui a devancé l’appel. Plus très jeune, pas assez vieux, mais mûr pour la benne économique, le senior est déclaré inapte à la vie d’actif, mais pas encore apte à la vie pépère. Il erre alors, serre le mors.

« Savoir qu’on a plus rien à espérer n’empêche pas de continuer à attendre. » Marcel Proust

C’est ballot pour lui. Mais c’est aussi ballot pour nous. En effet, aussi curieux que cela puisse paraître, ce n’est pas l’âge de départ à la retraite qui poserait problème, mais l’âge où l’on s’arrête de travailler, parait-il. Pas pareil. En effet, imaginons que les seniors travaillent jusqu’au terme prévu, alors les cotisations seraient suffisantes pour financer toutes les retraites. Le senior est donc invité à se sortir les doigts du c.. afin d’éviter le naufrage collectif : « Qu’il se mette à bosser, comme les autres ! Ou à revoir ses prétentions financières à la baisse, comme les autres !! »

Mais comme l’Homo politicus n’est pas tout à fait débile, il a compris qu’un senior qui se retrouve à l’arrêt de son plein gré, c’est très rare (libéral pur et dur), parfois ça arrive (néo-classique), trop souvent (néo-keynésien), ou ne devrait jamais s’y retrouver (ni de droite, ni de droite…). Des divergences de point de vue que l’on comprendra aisément au vu des écoles de pensées différentes : la foi impose le dogme. Mais tous seront pourtant d’accord sur un point, comme un symbole de Nicée : il ne suffit pas que les gens veuillent travailler, il faut aussi qu’il existe des gens qui acceptent de les payer pour travailler.

Bref, de l’usage du senior dépendrait donc l’avenir de nos retraites. Il est vrai que c’est de la façon dont on se sert d’un outil, qui est en fait un outil utile, ou à jeter.

Mais en attendant que les conditions d’un miracle économique voient le jour, soyons pragmatiques. Que faire du senior ? À quoi peut–il encore servir ? À qui ? Et puis après tout, le jeu en vaut–il encore la chandelle ? Pourquoi se décarcasser pour un objet bientôt périmé, difficilement recyclable, encombrant, et qui écoute de la musique des années 70-80 ? Autant le mettre sur l’étagère, comme nid à poussière. Ou carrément rangé dans le tiroir, à l’abri des regards.

« Ce dont on ne peut rien faire, il faut le taire », pour paraphraser le penseur d’aphorismes Wittgenstein.  

Le senior n’est plus ce qu’il était. Il a vu sa côte s’effondrer au cours des dernières années. Aujourd’hui, il se retrouve dans la peau d’un Kodak des années 80. Autant dire qu’il suscite essentiellement de l’intérêt pour les collectionneurs, voire les fétichistes. Le senior n’est pas décoratif, trop moche, il est « mieux » que cela, il est figuratif. Voire un genre de poupée vaudou, où le marabout œconomicus qui n’en veut, se défoule.

Le senior en proie au syndrome du Minotaure

Et déjà, le senior finit par se faire une raison. Il accepte sa vulnérabilité, son infériorité, sa cécité au réel. Son présent va trop lentement, insuffisant pour rattraper le futur qui lui était promis. Il est sommé de « trouver sa place » malgré ses ailes d’albatros. Il fait avec, et ça lui suffit. Il finit par se trouver bien dans sa ladrerie virtuelle. Au moins on le laisse tranquille. Il se convainc même qu’il ne peut espérer davantage. « Être à sa place » est une forme de réflexe de survie, de capitulation, de fatigue, que la philosophe Claire Marin déploie dans de nombreuses variantes : genre, handicap, origine sociale ethnique, et bien sûr l’âge.     

Mais le repos est de courte durée. Chaque vague de licenciement, plan de départ, voire banal entretien de fin d’année, est une épreuve dont il faut sortir vivant (rester en poste). Une expiation inévitable afin d’apaiser la colère de Deus Œconomicus. Et chaque fois, les « survivants » éprouvent une sorte de soulagement comme si le « monstre allait s’apaiser après avoir eu sa ration de chair ». C’est cela le syndrome du Minotaure, du senior.

Nos desserts :

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