Dans notre rue, les gens sont partis un à un. Tantôt parce qu’il n’y avait pas de boulot, tantôt parce que les souvenirs du coin débectaient les héritiers qui préféraient se tirer au loin, dès qu’ils le pouvaient… Il faut dire que nous n’étions déjà pas bien nombreux au départ… À cause de notre localisation, notamment : entre la station d’épuration de Voreppe, et la rocade qui va vers Grenoble. Quand ce n’était pas l’odeur de la mouscaille qui nous venait aux narines, c’était le bruit des moteurs et des klaxons qui nous prenait les oreilles dans de grands bourdonnements entêtants… Tout cela finissait par vous donner le goût très précis de l’inanité des choses… C’était du bel apprentissage, ça forgeait aussi le caractère…
Il faut cependant être juste, il y’avait un peu de positif… Par exemple, les maisons avaient de grands jardins, et les gosses qui subsistaient pouvaient taper dans la balle tranquillement sur la route, où personne ne passait jamais… En certains instants de grâce, quand le soleil venait reluire en rouge sur le goudron, que les tuyaux d’arrosage étaient de sortie pour rafraichir l’atmosphère, et que le trafic nous laissait un peu de répit, tout cela pouvait même ressemblé à un petit paradis…
La voisine en face de chez moi était une sorte de vielle gorgone à moitié sauvage… Cela faisait plus de vingt ans que l’on s’observait. Elle sur sa chaise longue, au milieu de ses quelques saules têtards taillés en trognes, qui faisaient de vilains moignons braqués vers le ciel. Moi depuis la fenêtre de la cuisine, en faisant ma vaisselle et en buvant mon café au lait. Il s’agissait de surveillance amicale, juste histoire de s’assurer que rien d’insolite ne se produisait dans le périmètre… On se saluait de la main, et c’était à peu près tout. C’était un caractère, cette femme-là. Elle s’appelait Rusalka… Vous parlez d’un prénom… Au fond des choses, je pense quand même pouvoir dire qu’on se comprenait pas trop mal… Notamment sur le sujet de la futilité de l’existence ; et puis sur l’aberration que représentait l’Union Européenne. Ce n’est pas rien… Mais ce n’est pas non plus suffisant pour bâtir une amitié…
Donc, comme je vous le disais, autour de nous autres les maisons s’étaient vidées peu à peu, au fils du temps… J’ai regardé un reportage sur Détroit un jour, la ville américaine qui a tout perdu, ou presque, à cause de l’arrêt des productions d’autos, etc… Eh bien si vous deviez imaginer les choses, pensez à ça… Les pick-up en moins, les Peugeot en plus. A la longue, forcément, il a fallu qu’on se rende quelques services la gorgone et moi… J’allais lui changer ses ampoules, lui tondre un coup sa pelouse, je lui remettais aussi du liquide lave vitres dans sa bagnole bringuebalante qu’elle n’utilisait presque plus, et puis je lui ramenais son pain, quand j’y pensais… Elle ne me remerciait pas, notez-le bien ! Elle marmonnait même des sortes de malédictions entre ses chicots jaunis. On aurait dit que ça l’agaçait que je lui rende service… Pour pas perdre la face, et parce qu’elle avait son orgueil, elle me récompensait en boustifaille : endives au jambon, pintade, gratin dauphinois, salade de museau … J’avoue que ce n’était pas négligeable, d’autant plus que je m’étais laissé allé depuis que j’étais seul… Le boulot m’éreintait aussi pas mal…J’étais chauffeur, taximan. Je connais Grenoble et ses alentours comme ma poche. Rusalka posait les plats devant ma porte, très discrètement, pas un bonjour, rien… C’est tout juste si les lattes miteuses du perron grinçaient sous ses petits pas de biche.
On a commencé à vraiment se parler le jour où elle est venue tambouriner à ma porte, pour une histoire de fantôme… C’était un choc peu commun de la voir ainsi pleurer et renifler bruyamment, elle qui possédait d’ordinaire une pudeur immense… Nous étions un soir d’août. Année 2015. « Bon, bon, bon, venez dans le salon, asseyez-vous, et racontez-moi les choses doucement… Il ne faut pas se mettre dans des états pareils… Fantôme ou pas. Au contraire, ça les rendrait plus confiants, ils vous jugeraient plus fébriles que vous ne l’êtes ! ». Voilà comment j’essayais de la rassurer, la petite Médusa. Au-dedans, je me disais que si c’était vrai ce qu’elle racontait là, c’était un fantôme sacrément con auquel on avait affaire, parce qu’aller hanter la baraque de Rusalka était quand même un projet déprimant… À force de lui faire répéter les choses, on a toutefois pu se rendre compte que ce n’était pas vraiment un fantôme : « Vous voyez, il ressemblait davantage à un mannequin de cire… Comme celui de la boutique de Steve et Nicolas, vous savez ? La très colorée, avec des fanfreluches rouges autour de la vitrine. ». Il n’y avait qu’une boutique de prêt-à-porter dans le centre de Voreppe, alors oui, je voyais très bien… Leur mannequin prenait la poussière depuis des années, c’était à peine si on lui distinguait encore ses articulations en métal. De mon point de vue, c’était autrement plus effrayant qu’un fantôme… « Qu’est ce qu’il voulait d’après vous ? ». Elle ne savait pas… « Du mal », voilà qui était certain. Elle en avait l’intuition. « Le pire c’était la manière dont il se déplaçait., comme dans ce jeu pour enfant … Tant que je l’observais, il restait figé, mais aussitôt détourné mon regard il se rapprochait …et puis son visage… Si lisse… et ses deux prunelles enflammées… C’était affreux, si je ne m’étais pas enfuie par la porte arrière je serais morte, je le jure… », et elle sanglotait à nouveau par petites saccades pathétiques.
J’ai donc appelé la police, qui n’a pas constaté le moindre signe d’effraction, ni aucune présence d’aucun mannequin ou voleur, évidemment … Rusalka a beau eu répété qu’elle n’était pas folle, ni sénile… Je commençais tout de même à avoir de sérieux doutes… Et puis je ne sais pas pourquoi, mais je songeai à Éric Piolle… Je me disais que le déroulement de phénomènes surnaturels de ce type dans une existence qui comportait déjà Éric Piolle était fondamentalement impossible… C’était vraiment une idée conne, je vous l’accorde, mais je n’arrivais pas à me l’enlever de la tête…
Les mois, puis les années ont passé après cette histoire. Rusalka et moi nous rapprochâmes, et j’allais bientôt même lui rendre visite le soir, pour la rassurer. On faisait alors l’inspection des pièces de la baraque ensemble, afin de débusquer l’hypothétique mannequin. C’était l’occasion de discuter de l’actualité, des plantes, de notre rue… Ça sentait le moisi dans son salon, à cause du fait que le plancher était plus bas que le jardin… Elle laissait toujours sa grande télévision allumée. Sa passion c’était Eurosport, et plus particulièrement le biathlon.
Elle est morte très tranquillement. Sur sa chaise longue, entourée de ses saules lugubres qu’elle aimait tant, avec comme une moue interrogatrice sur le visage… Un arrêt cardiaque. Elle est partie aussi discrètement que lorsqu’elle m’amenait des petits plats… La veille elle m’avait bien semblé plus pâlotte que d’habitude… J’aurais dû me méfier. Si je vous dis que ce même jour la boutique de Steve et Nicolas a été braquée, vous ne me croirez pas … C’est pourtant bien ce qui est arrivé. En revanche, le mannequin n’a rien eu, à ma connaissance.
Peu après, j’ai commencé à faire des espèces de terreurs nocturnes… La vieille devait me manquer davantage que je ne l’aurais imaginé. Dans ces moments difficiles, et quand la météo le permettait, j’allais marcher un peu au milieu des maisons emplies de vide, pour me calmer. Une nouvelle famille avait quand même emménagé, tout au bout, proche du rond-point ; mais les enfants étaient du genre renfermés, geeks, amorphes. Ils ne jouaient jamais au foot… Quand tout espoir sembla perdu en ce qui concernait mon existence en général, la fille de Rusalka revint depuis la Russie. C’était la fée éblouissante, débarquée pour me sauver. Elle vint toquer chez moi, se désolant de ne pas avoir pu voir sa mère une dernière fois… Je trouvais effectivement tout cela moyennement pardonnable, mais elle était belle comme une impératrice, alors je n’ai rien dit, et je l’ai même invitée à diner pour lui raconter quelques anecdotes au sujet de sa mère…
Nous sommes allées dans une brasserie du quartier de l’île Verte, tout proche de l’hôpital. Là où le vent s’amuse à faire de grands linceuls avec le pollen tombé sur les rails du tramway…Là où l’Isère fait son coude qui retient les rondins à la dérive… Elle a commandé la pièce du boucher, avec de la sauce au poivre. Je lui ai raconté l’histoire du mannequin, bien entendu. Et en la disant, comme ça, très tranquillement, j’ai compris que j’y croyais… Cela malgré l’existence indubitable d’Éric Piolle qui regardait du porno dans l’ascenseur, ou un truc dans le genre. J’ai pensé qu’on avait tous un mannequin qui veut notre peau, quelque part… Il suffit alors de ne pas détourner le regard… Ou de courir très vite.
Pierrick Serpinet
Catégories :Fiction