Politique

Albert Londres en Indochine : le prince des reporters et le « fardeau de l’homme blanc »

Albert Londres est l’un des journalistes français les plus célèbres du XXe siècle, et il a donné son nom à un prestigieux prix de grand reportage. S’il est passé à la postérité comme un « redresseur de torts », pour ses enquêtes à travers le monde où il « portait la plume dans la plaie », les textes issus de son premier séjour en Asie en 1922 montrent cependant un homme qui a encore du mal à se départir des idées de son époque, en particulier de la célébration du projet colonial européen.

Albert Londres (1884-1932)

Sa valise en peau de cochon fait un bruit sourd, soulevant un peu de poussière, lorsqu’elle est déposée sur un quai du port de Haïphong en juin 1922. Albert Londres, le « prince des reporters », arrive du Japon, où il a passé plusieurs mois, arpenté les rues de Tokyo, s’est fait servir le thé par une Geisha et a rencontré Paul Claudel, « grand bonze de la poésie » qui venait d’y être nommé Ambassadeur. La chaleur est accablante, comme elle l’est toujours durant les mois d’été au Nord du Viêt Nam, si ce n’est que les choses ont sans doute, un siècle plus tard, encore empiré avec l’urbanisation massive, les échappements des moteurs et le réchauffement climatique. Le journaliste s’en amuse : il la compare à un « chalumeau oxhydrique » ou écrit encore que « le soleil dominateur vous tape sur le crâne à grands coups de maillets ouatés. »

C’est la première fois qu’Albert Londres met les pieds en Indochine, fédération de plusieurs « pays » – le Laos, le Cambodge, le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine – dont la France a achevé la conquête et la pacification durant la dernière décennie du XIXe siècle. C’est aussi la première fois qu’il met les pieds dans une colonie française : cela fait plus de quinze ans qu’il a commencé à travailler en tant que journaliste, mais entre la couverture de l’actualité du Palais Bourbon et la Première Guerre Mondiale, il n’a guère eu l’occasion de voir du pays, d’autant qu’il est veuf et doit s’occuper de sa fille Florise, née en 1904. En effet, ce n’est qu’à compter de 1920 que va commencer la vie de bourlingueur qui l’a rendu célèbre. Il est ainsi l’un des premiers journalistes occidentaux à se rendre en Russie soviétique, où il racontera les souffrances du peuple russe dans les colonnes de L’Excelsior, journal où il est entré après avoir été licencié du Petit Journal. Tous les reportages qu’il rapportera d’Asie en 1922 sont envoyés à Paris pour être publiés dans ce même « quotidien populaire de qualité », illustré et vendu à 10 centimes de francs. Ils ont été rassemblés et réédités dans un volume paru aux éditions du Serpent à Plumes en 2000, Visions orientales.

L’Indochine, mais quelle Indochine ?

À partir du début des années 1920, la France va organiser autour de son Empire colonial une « propagande méthodique, sérieuse, constante, par la parole et par l’image, le journal, la conférence, le film, l’exposition », selon les mots de celui qui était alors ministre des colonies après avoir été Gouverneur général de l’Indochine, Albert Sarraut. Cette propagande culminera avec l’exposition coloniale de Vincennes en 1931. Néanmoins, cela n’a rien de nouveau : le patronat, par l’intermédiaire de l’Union coloniale française, lobby fondé en 1893, s’en chargeait déjà depuis longtemps à travers son journal, la Quinzaine coloniale. Mais avec la participation des tirailleurs et des travailleurs coloniaux au premier conflit mondial, quelque chose a changé. Les peuples indigènes réclament davantage de droits et de libertés, que ce soit en métropole avec les Revendications du peuple annamite dont Nguyên Ai Quôc [1] fait part au Congrès de Versailles en 1919, ou bien dans les colonies, lorsque les tirailleurs reviennent au pays. On envisage donc d’édifier l’opinion sur ce qu’est l’Empire pour que le paysan des Deux-Sèvres ou l’ouvrier de la Moselle s’identifie à lui et, plus encore, en ressente de la fierté, une sorte de « patriotisme d’Empire ». Dans ces années 1920 où les tirages de journaux sont massifs, du côté de la rue Oudinot, où est situé le ministère devenu aujourd’hui celui des Outre-Mers, on aimerait donc que les grands reporters participent à un tel mouvement.

Nguyen Van Vinh (1882-1936), journaliste et homme de lettres vietnamien

L’Indochine dans laquelle débarque Albert Londres est en pleine ébullition, pour le moins en proie à un changement sociologique majeur. 1922 est par exemple l’année où Nguyen An Ninh, brillant journaliste anti-colonialiste, rentre à Saïgon après avoir obtenu sa licence de droit à La Sorbonne, même s’il n’a pas encore fondé son journal La Cloche Fêlée. Dans les villes se diffusent à grande vitesse des imprimés rédigés en langue nationale romanisée, le Quôc Ngu, cet alphabet codifié par les missionnaires chrétiens dont les autorités coloniales ont soutenu la propagation en remplacement des caractères issus de la langue chinoise. Journaux, romans, essais, traductions d’œuvres françaises, mais aussi publicités et textes religieux en tous genres, tout circule de mains en mains en ce début des années 1920. Les Annamites, nom qu’on donnait alors aux Vietnamiens, en débattent à la terrasse des cafés, si bien que l’historien Philippe Peycam estime qu’il s’est passé en une dizaine d’années au Viêt Nam un phénomène similaire à ce qui a eu lieu dans l’Europe du siècle des Lumières avec les Salons, à savoir la structuration d’un « espace public » au sens sociologique et philosophique du terme. Cela va avoir des conséquences majeures. Ainsi, naissent peu à peu des partis politiques modernes, comme le parti Jeune Annam, dont Albert Londres va rencontrer cinq représentants dans une villa coloniale à Hanoï.

Le « fardeau de l’homme blanc »

Bai Dinh Ta, Nguyen Qui Toan, Pham Huy Luc, Nguyen Van Luan, Dao Kyen Long : voilà cinq noms qui ne diront rien à personne en France, tout comme il y a peu de chance qu’ils soient davantage connus des historiens spécialistes. Et pour cause, l’orthographe est approximative et il confond les noms de plume avec les véritables patronymes. Ce sont-là les cinq membres du parti Jeune Annam qui rendent visite à notre grand reporter, foulant le gravier du jardin de la villa dans leur « robe de dentelle noire couvrant plus bas que les genoux le pantalon blanc ». Le journaliste français précise cependant à propos de l’un d’eux qu’il est le rédacteur en chef du journal Trung Bắc Tân Văn (Les nouvelles lettres du Centre et du Nord), ce qui donne un indice quant à sa véritable identité. Albert Londres ne s’en rend pas compte, mais il a en face de lui quelqu’un qui est, au bas mot, un intellectuel aussi brillant que lui, qui a fondé des revues et qui a traduit dans sa langue entre autres Les Misérables de Victor Hugo, les Fables de la Fontaine ou encore Plutarque. Son nom n’est pas Nguyen Van Luan mais Nguyen Van Vinh [2], l’un des journalistes vietnamiens les plus importants de la première moitié du XXe siècle. Ce jour-là, sous le ventilateur, bien assis dans des fauteuils d’osier, la conversation entre les six hommes porte sur les revendications des indigènes, et sur une possible « montée » vers l’autonomie, voire l’indépendance. Voici ce que leur répond l’envoyé de L’Excelsior:

« L’Américain est un peuple qui va vite, c’est connu. Il avait fait des Philippins des citoyens en un tournemain. L’expérience de la réussite commença. On abandonna des parties du pays à l’indigène. Routes, écoles, hôpitaux, banques, tout s’affaissa, comme un liseron à qui on arrache le tuteur. Alors, de graves Messieurs prirent le Pacifique sur un bateau au mazout et s’en vinrent à Manille pour dire vraiment si l’Amérique avait réalisé ce miracle de faire qu’un enfant d’un an eût, en trois mois, atteint sa majorité. Ils constatèrent que l’enfant n’avait bien qu’un an et trois mois et que, pour le monsieur qui avait pris à charge de le mener à l’âge d’homme, le devoir continuait. »

Rudyard Kipling (1865-1936)

En d’autres termes, Albert Londres se situe clairement dans la défense de la thèse du « fardeau de l’homme blanc », selon l’expression tirée d’un poème de Rudyard Kipling. C’est-à-dire qu’il défend l’idée d’une « mission » coloniale, qui en Asie n’est pas d’apporter la « civilisation », car les traces du passé des nations asiatiques sont indéniables, mais de « sauver » des cultures en décrépitude, de leur apporter la modernité. L’échange, d’ailleurs, tourne au dialogue de sourds, et, dans le concert des moustiques, il demande ce qu’il en pense au domestique de la villa où il réside. Celui-ci a une réponse étonnante, qui en dit long de cette structuration en cours de « l’espace public » vietnamien : « Moi, pense pas encore ».

Les huit reportages d’Albert Londres sur l’Indochine sont plaisants à lire. Il rencontre l’Empereur d’Annam Khai Dinh et le roi du Cambodge Sisowath, se promène à Saïgon, assiste à une fête de village, part à la chasse au tigre à Dalat avec Fernand Millet, celui qui était le directeur des forêts de l’Indochine coloniale en même temps que son plus célèbre tueur de fauves. Il écrit avec beaucoup d’humour et fait vivre cet exotisme dont raffolaient les lecteurs de journaux, à une époque où la presse écrite avait le rôle qu’ont la télévision et les réseaux sociaux aujourd’hui. Cependant, la défense de l’œuvre coloniale est sous-jacente à tous ses articles de l’année 1922, et parfois clairement affirmée. Ainsi, après l’Indochine, Albert Londres se rend en Inde britannique où, s’il décrit le racisme des Anglais, que George Orwell égratignera lui aussi dans Une histoire birmane, et s’il souligne que la colonisation est « affaire d’affaires », il ne peut s’empêcher de « tirer son chapeau » à l’homme blanc pour son œuvre. Il comprend bien que les Européens ne sont pas là où ils sont pour des raisons humanitaires mais, comme le souligne Anne Favre dans un article très intéressant paru en 2007, « les fondements idéologiques du colonialisme ne sont pas remis en cause ».

« Albert Londres défend l’idée d’une « mission » coloniale, c’est-à-dire « sauver » des cultures en décrépitude et leur apporter la modernité. »

Un journaliste et son époque

Roland Dorgelès 1885-1973)

En 1923, année suivant le séjour d’Albert Londres en Indochine, un journaliste et écrivain saura percevoir ce changement de contexte à côté duquel il est passé. Il s’agit de Roland Dorgelès, célèbre pour son roman Les Croix de bois (1919). Dorgelès passe quatre mois en Indochine entre fin 1923 et début 1924 et en tire un reportage intitulé Sur la route mandarine (1925), dans lequel il pose la question de l’indispensable réforme du colonialisme : « Si nos hommes d’État, nos Gouverneurs, cédant à la pression des profiteurs de la colonie, appliquent en Indochine une politique de force, s’ils refusent d’accorder à l’indigène des droits plus étendus, s’ils ne font rien pour augmenter son bien-être, la France, avant trente ans, aura perdu son plus bel empire. » Plus tard, entre la fin des années 1920 et le début des années 1930, plusieurs grands reportages auront pour effet de craqueler la propagande coloniale que le ministre Albert Sarraut appelait de ses vœux : Léon Werth, journaliste libertaire, publie Cochinchine (1926), André Gide Voyage au Congo (1927), Louis Roubaud dénonce « la tragédie indochinoise » en 1931 et enfin Andrée Viollis publie Indochine S.O.S. en 1935, trois ans après qu’elle a accompagné le ministre Paul Reynaud lors de son voyage officiel en 1932. L’exposition coloniale internationale de Vincennes, si elle fut un succès auprès du public avec un total estimé à environ huit millions de visiteurs entre mai et novembre 1931, fut aussi le moment où se cristallisa l’opposition politique à la colonisation, tant de la part du Parti communiste français que des militants nationalistes colonisés.

Albert Londres, qui est passé à la postérité comme un « redresseur de torts », ne sera pas en reste, et sa réputation n’est pas usurpée. Dans Terre d’ébène, paru en 1929, il dénoncera l’effroyable bilan humain de la construction du chemin de fer Congo-Océan, ce qui lui vaudra de violentes critiques de la part des coloniaux. Il s’en défendra dans une préface restée célèbre : « Notre métier [le journalisme] n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». À cet égard, il est simplement intéressant de noter l’évolution progressive de ses positions au fil de ses voyages. Si en 1922, encore relativement inexpérimenté dans son métier de « flâneur salarié » [3], il cède quelque peu à l’esprit d’une époque qui était à la célébration aveugle du projet européen de domination sur le monde, c’est à force d’expérience du terrain qu’il gagnera en acuité, jusqu’à devenir le grand journaliste encore célébré un siècle plus tard.

Nos Desserts :

Notes

[1] Nguyên Ai Quôc, « Nguyên le patriote », est un pseudonyme collectif de plusieurs intellectuels vietnamiens à Paris que celui qui deviendra plus tard Hô Chi Minh, à savoir Nguyên Sinh Cung, né en 1890, s’attribuera a posteriori.

[2] Albert Londres a pu confondre avec le pseudonyme de Nguyen Van Vinh, qu’il utilisait dans ce journal pour se protéger des autorités coloniales : Dao Thi Luan, ou Dao Thi Loan, composant ainsi le nom Nguyen Van Luan.

[3] La formule est d’Henri Béraud, qui sera le rédacteur en chef d’Albert Londres au Petit Parisien à la fin des années 1920.

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3 réponses »

  1. Belle présentation du sujet. Albert Londres n’a effectivement pris conscience que peu à peu de la réalité coloniale.
    Juste deux remarques :
    En arrivant en Indochine, il ne venait pas de passer plusieurs mois au Japon. Après six semaines là-bas, il venait d’en passer six autres en Chine. Le chaos y était tel que l’Indochine a dû lui paraître un paradis d’organisation à côté. Mais on voit bien que durant les dernières étapes de ce long voyage (8 mois au total), en Indochine et en Inde, il est fatigué ; l’esprit n’est plus aussi affûté. Il subit à la fois la chaleur et l’accumulation de nouveautés, de rencontres, de sensations… D’ailleurs, s’il tirera un livre sur la Chine (il aurait aimé aussi sur le Japon, mais son ami Tudesq ayant publié sur le sujet, il ne le concurrence pas), il n’envisage pas de le faire, ni pour l’Indochine ni pour l’Inde. Son matériau n’est pas suffisant.
    Concernant son passage au Petit Parisien (de 1923 à 1931), il a Élie-Joseph Bois comme rédacteur en chef, et non Béraud. Henri Béraud, un ami de jeunesse, lui aussi grand reporter, est directeur de la nouvelle collection « Grands reportages » chez Albin Michel. C’est dans cette collection que Londres va publier la plupart de ses grands reportages.
    Albert Londres fait partie de cette génération qui, comme Gide, observe la colonisation du côté européen. Sa position est de dire que, si l’on veut développer ces pays-là, on s’y prend mal. Même dans Terre d’Ebène, dont le ton est nettement plus virulent, c’est cette position qu’il affiche. C’est la vague suivante qui, surtout dans les années 1930, en tirera comme conclusion que les Européens n’ont rien à faire là-bas (Simenon, Céline, etc.). Même Andrée Viollis, en 1935, a encore un pied dans « si l’on continue comme ça, nous allons perdre l’Indochine », qui était la position de Dorgelès.
    Mais il est clair que, par la force des ses témoignages « coups de poing », Londres a participé activement à l’évolution progressives des consciences.

    Bernard Cahier
    président de l’Atelier Albert Londres (association de documentation et de recherche qui regroupe les spécialistes [universitaires, auteurs] et les héritiers [association du Prix Albert Londres] du grand reporter)

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