Shots et pop-corns

Les shots du Comptoir – Mars 2023

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman et la bande-dessinée, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « Le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels le temps de quelques chapitres.

Mise en lumière de la pauvreté au XVIIIe siècle [1]

Qu’est-ce qu’être pauvre au XVIIIe siècle ? C’est à cette vaste et complexe question que cherche à répondre l’historienne, spécialiste de l’économie à l’époque moderne, Laurence Fontaine, dans un passionnant ouvrage, paru chez Gallimard, fin 2022. En s’intéressant avec sensibilité aux parcours de vie d’hommes et femmes de cette époque, issus d’horizons divers, mais dont le point commun est de faire l’expérience d’une vie fragile, prêts à sombrer, d’un instant à l’autre, dans la misère, Laurence Fontaine reprend fort utilement le flambeau d’une histoire des pauvres. En réaction à une historiographie un peu ancienne qui avait tendance à objectiver la pauvreté, d’un point de vue surplombant, comme un état social assez uniforme, Laurence Fontaine axe son analyse sur la très grande diversité des expériences de la pauvreté à l’époque moderne, mobilisant, de ce fait, une variété de sources, allant de l’étude des sources notariales, pour approcher les maigres patrimoines de certaines familles, aux sources littéraires en passant par les sources administratives. L’objectif étant de comprendre les différents pratiques et stratégies des hommes et femmes pour survivre – telles que le recours au micro-crédit, au vol, à l’embauche comme journalier ou l’appel à la solidarité familiale, ecclésiastique voire étatique – dans un contexte politique et culturel marqué par le durcissement des autorités sur ces questions de la gestion de la pauvreté.

En effet, alors qu’au Moyen âge, et jusqu’au XVIIIe siècle, prévalait une dimension mystique de la pauvreté, considérée comme un état social à part entière, le siècle des Lumières marque une rupture dans les représentations. À l’instar des espèces sauvages abordées sous l’angle scientifique par les naturalistes de l’époque, les pauvres sont de plus en plus considérés comme des parasites, à classifier, domestiquer et éventuellement réprimer. Pour comprendre ce regard évolutif porté sur la pauvreté – dont, en réalité, certains historiens médiévistes tels que Bronislaw Geremek font remonter les tous premiers prémisses à la fin du Moyen âge – Laurence Fontaine s’intéresse aux mémoires des réformateurs, déposés lors du concours organisé par l’académie de Chalons, en 1777, qui avait pour sujet : les « moyens de détruire la mendicité en France en rendant les mendiants utiles à l’État sans les rendre malheureux. » Si l’autrice met bien en lumière l’humanité de certains de ses contributeurs, tels que Charles Leclerc de Montlinot, défenseur de la dignité des pauvres, se révèle néanmoins le caractère assez autoritaire de la plupart des propositions de réformes. Toutes ou presque défendent une mise au travail forcée des pauvres faisant planer sur eux le sempiternel soupçon de paresse. L’un des traits marquants de cette étude du regard des élites sur les pauvres est non l’indifférence mais l’ignorance de la réalité des conditions de vie des pauvres. Se retrouve ainsi dans les discours des réformateurs des Lumières l’essentialisation peccamineuse du pauvre – vision encore extrêmement persistante dans nos sociétés contemporaine bien que délestée de sa dimension religieuse – et une véritable négation de la complexité de leurs parcours de vie et de la fluidité de leurs conditions. La place des nouvelles théories utilitaristes, axées sur la nécessité d’intégrer les pauvres pour qu’il se rende utile au reste de la société, est aussi mise exergue.

Grâce à ce détour par le XVIIIe siècle, Laurence Fontaine nous aide ainsi à mieux éclairer et approcher les pauvres, leurs pratiques mais aussi les discours portés sur eux ; une démarche nécessaire à l’heure où ces problématiques continuent de nous préoccuper et donnent encore lieu à la réminiscence de certains discours essentialistes, ignorants et autoritaires. Une lecture historique utile pour nous aider à déconstruire les préjugés de notre temps.

Léonard Barbulesco-Vesval

Mémoires d’un éminent diplomate français [2]

Peut-être l’un des essais politiques les plus intéressants de cette année. Les mémoires de l’ambassadeur de France Maurice Gourdault-Montagne offrent une riche réflexion sur la place de la France dans ce monde en plein bouleversement car la personne qui parle est l’un des plus éminents diplomates français.

Directeur de cabinet du premier ministre Alain Juppé, il a été ambassadeur en Allemagne, au Royaume-Uni, en Chine, au Japon et a travaillé en Inde. Sur chaque étape de sa carrière de sa carrière, il livre une analyse minutieuse et synthétique du pays dans lequel il a servi, avec des anecdotes éclairantes. Son poste de Secrétaire général du Quai d’Orsay lui permet de mener une réflexion sur certaines relations bilatérales qui compte énormément pour la France comme la relation franco-algérienne ou bien celle avec l’Iran. L’idée générale est que les européens doivent prendre en compte le nouveau monde post colonial dans lequel nous vivons où l’Occident ne peut plus imposer sa vision aux autres pays, avec des cultures et des valeurs qui ont droit à la même dignité que celle des européens.

Conseiller diplomatique de Jacques Chirac, il a par ailleurs été un témoin direct de l’action héroïque de la France face au projet d’invasion américain de l’Irak. L’ombre de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin est très présente dans ses mémoires, celle de ceux qui ont fait la gloire de la politique étrangère française.

Shathil Nawaf Taqa

Les grands récits des femmes [3]

La lecture des premières pages de ce roman ressemble aux premiers instants de l’avion qui décolle du sol ; ici, on s’aperçoit rapidement quand on est suspendu dans l’air, dans cette écriture empreinte de poésie et de spiritualité, envoyé dans le sud algérien, celui de l’ancre noir du Samak, au milieu des femmes algériennes, héroïnes du roman, enveloppées du melhaf, dans le monde de Zohra – la guérisseuse du village.

Roman porteur de l’héritage arabo-musulman, l’œuvre de Sarah Ghoula, met à l’honneur la transmission avec déjà un talent raffiné de conteuse-écrivaine. Publié aux éditions Faces Cachée, le roman s’inspire de l’histoire de ces milliers d’individus qui ont quitté le bercail, porteurs d’un passé colonial, construit souvent de silences. La force du style de l’écrivaine, professeure de lettres modernes, est d’inscrire la place des femmes algériennes dans la riche mystique de leur héritage cultuel.

Sélectionnée dans un ouvrage collectif par un jury présidé par l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane, la romancière aborde avec succès un roman qui interroge la place de l’imaginaire et du savoir transmis dans le monde arabe.

S. N. T.

Entre Irak et France, exil et oubli [4]

Sorti le 1er mars 2023, ce roman traite de la question de l’Irak, des Irakiennes et des Irakiens, de l’odyssée d’une famille, au moment où nous nous apprêtons à commémorer les vingt ans de l’invasion du pays et de la chute de Bagdad.

Chaque fois que je finissais un chapitre, je ne pouvais m’empêcher de souffler un peu. Lire sur l’Irak c’est prendre une bonne dose de souffrance émotionnelle, de mélancolie et de regrets. Quelle vie ! Quel pays ! Vous allez découvrir son histoire récente, de la relation émouvante d’un père irakien en exil, sous la plume du narrateur-fils, la petite histoire dans la grande, car c’est le récit d’une patrie, avec un coup de rétroviseur littéraire qui balaie soixante-dix ans de l’histoire tragique d’un peuple, et d’un homme. Je parlais de mélancolie, c’est ce qui fait de ce roman, écrit en français, un roman irakien. Il reprend un trait qu’on retrouve dans les chansons populaires irakiennes. Cet Irak-là est désespérant tout en étant génial, à l’image de Feurat Alani, l’auteur de ce premier roman, grand reporter français d’origine irakienne né le 5 décembre 1980 à Paris. Également producteur et auteur, il est lauréat du prix Albert Londres en 2019 pour son livre Le Parfum d’Irak.

Le pays de Feurat est génial car il saisit toute la fébrilité de la vie, de notre existence, comme celle des Irakiennes et des Irakiens, des personnages de Feurat, tout en y jetant un regard pessimiste sur la nature humaine. Bref. Lisez le pour ne pas oublier l’Irak et ses amoureux.

S. N. T.

Conflit générationnel aux îles Féroé [5]

Les îles Féroé sont un archipel situé au milieu de nulle part entre l’Écosse et l’Islande. L’auteur, Heðin Brú, a lui-même grandi dans un petit village féroïen au début du XXe siècle, sorte de petite communauté auto-suffisante vivant essentiellement de la pêche et d’une petite agriculture de subsistance. L’argent n’y jouait pratiquement aucun rôle, au contraire de pratiques d’entraide extrêmement développées. Mais les temps changent, et changent très vite : de nouveaux métiers apparaissent, l’économie se monétarise, l’individualisme progresse, et la jeune génération bave d’envie devant la profusion matérielle dans laquelle vivent les continentaux. Ketil, le « vieil homme » du roman, se retrouve soudain fortement endetté à la suite d’une imprudence. Avec l’un de ses fils, il fera tout son possible pour tenter de rembourser sa dette, en travaillant avec acharnement une année durant, dans une société en pleine mutation.

Métaphoriquement, la trame est donnée pratiquement dès la première page : alors que le fils de Ketil trébuche un caillou sur un vieux chemin terreux, il demande à son père pourquoi ils ne marchent pas plutôt sur la grande route, comme tout le monde désormais. La réponse de Ketil est claire : « Ce chemin du bon vieux temps a fait l’affaire toute ma vie, je ne vois pas ce serait différent aujourd’hui. » Les chemins des anciens se révèlent effectivement impraticables pour les jeunes de l’archipel, qui ne veulent plus vivre dans des huttes au toit de paille, passer huit mois par an en mer et devoir leur subsistance à la solidarité d’un village oppressant et sujet aux ragots. Pourtant, le vieux couple (touchant) formé par Ketil et sa femme se révèle sage et heureux dans sa frugalité, au contraire des jeunes couples vivant à crédit pour singer le raffinement du mode de vie occidental dans une insatisfaction permanente.

Conflit entre générations, accélération inédite du changement de mœurs et de mode de vie, obsolescence de l’Homme : si ces thèmes ont un sens partout sur la planète, ils trouvent une résonance particulière dans le décor des îles Féroé à la veille des années 1940. L’archipel ne tardera pas à être au centre de l’Opération Valentine, une occupation préventive (et amicale) de l’archipel par l’armée britannique durant la seconde guerre mondiale. Sous l’influence du contingent anglais, l’archipel reçoit en un temps très court un véritable shoot de valeurs occidentales, venues d’une Angleterre post-victorienne très en décalage avec la frugalité et la rudesse des marins féroïens. La société locale s’en trouve chamboulée, oscillant entre fascination et incompréhension. Si le livre de Heðin Brú a une portée universelle, il peut aussi être lu comme le récit des premiers pas des îles Féroé vers la modernité occidentale, occasionnant une tension qui persiste encore aujourd’hui : l’archipel se livre encore chaque année au Grindadráp (la très sanglante chasse au globicéphale tant décriée en Europe), tout en étant un haut lieu de la musique électronique ou de la communauté LGBT.

[Attention : nous nous basons ici sur la traduction anglaise du livre par John West, car il n’existe pas de traduction française.]

Frédéric Santos

Nos Desserts :

Catégories :Shots et pop-corns

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s