J’ai perdu le sens de l’humour le jour où j’ai commencé à rire. On ne peut pas rire de tout, probablement. On ne peut pas rire du tout, certainement.
On peut sourire pour de bons mots, de sottes pensées, ou des chutes ridicules. Mais rire, non. Rire est un signe indubitable que l’on a perdu le sens de l’humour. Et l’on ne perd pas le sens de l’humour comme on perd ses clefs. Il y a quelque chose d’incommensurable en plus, un je ne sais quoi que n’épuise pas la seule perte du trousseau.
Comment peut-on perdre le sens de l’humour ?
D’abord citons la cause la plus naturelle. Nous ne rions plus car l’histoire n’est plus marrante. Reprenons le cas de la perte de clef. Lorsque c’est l’autre qui se retrouve sous la pluie, la nuit, devant sa voiture, mais sans clef. Ça peut faire rire. Mais lorsqu’il s’agit de nous, ça ne fait pas rire. L’histoire n’est plus marrante. Ce n’est pas tant que le comique de la situation soit remis en cause. C’est juste qu’on n’est plus du tout réceptif. On a perdu le sens de l’humour.
Évidemment, il existe d’autres causes plus sérieuses à la perte du sens de l’humour. Les tragédies humaines par exemple sont probablement un motif suffisant. Dans le même genre, le comique de répétition ne semble pas être convoqué lorsque l’histoire reproduit les mêmes absurdités. Plus prosaïquement, peut-être sommes–nous soufflés par ce que le monde nous renvoie à la figure.
« Ne pas sentir la putréfaction du monde moderne est un indice de contamination. » Nicolás Gómez Dávila
Enfin, il existe une cause plus physiologique à la perte du sens de l’humour. Notre stock d’humour disponible serait limité dès le départ, et se retrouverait rapidement épuisé par le stock d’âneries débitées par le réel. Nous aurions utilisé tous nos jetons comiques. Ne resterait plus que les jetons soupe au lait ou tête de lard.
Autant de raisons valables pour que le sens de l’humour parte sans laisser d’adresse, prenant définitivement congés du monde pour paraphraser Bernard Schumacher, penseur de la mort contemporain. Pas vraiment un comique donc.
À moins que la vérité soit ailleurs…
La perte du sens de l’humour n’aurait rien à voir avec la vie vécue, mais avec la mort à vivre.
Ris, si tu ne sais pas pleurer
« L’humour est l’ensemble des fonctions qui résistent à l’absurde », pour paraphraser Bichat parlant plutôt de la vie et de la mort. Le sens de l’humour est corrélé au sens de la vie, si vous n’avez pas l’un vous n’avez pas l’autre. Le sens de l’humour serait notre seule parade ou excuse afin d’éviter le suicide logique de Kirilov, ou de sombrer dans la folie face au néant béant. La tombe nous tend les bras, le rire lui fait un doigt. Dans le même genre, Pascal pensa au divertissement. Mais c’était bien trop léger.
Ainsi, le sens de l’humour serait la plus grande arnaque de la nature humaine, un leurre hilarant. Seule la perte du sens de l’humour lèverait le voile sur notre triste condition, produisant une forme de libération. Après tout, les grands penseurs de la vie ne sont pas réputés pour leurs blagues potaches, pas vraiment des pinces sans rire. La perte du sens de l’humour serait le prix à payer pour nous désinhiber, faire tomber le masque du miasme, et voire le vide existentiel dans le blanc des yeux.
Ainsi s’achève ce billet bileux.
Une seule consolation. Perdre le sens de l’humour vous protège contre le risque de mourir de rire.
« On va pas mourir de rire,
Et c’est pas rien de le dire »
Mickey3D
Nos Desserts :
- « Un dieu parmi Les démons ? À propos d’une certaine lecture nietzschéenne du suicide de Kirilov » par Julien Delangie dans la Revue Chameaux
- L’ingénieur Kirillov, nihiliste hégélien chez Alexandre Kojève et Albert Camus » par Dimitri Tokarev dans la Revue des études slaves
- « La mort de la mort : de quelle immortalité parlons-nous ? » par Bernard Schumacher dans la revue Recherches de Science Religieuse
- Sur Le Comptoir, lire notre interview du philosophe Stephen Jenkinson auteur de Savoir mourir
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