Politique

Jacques Luzi : « La procréation technologiquement assistée est une médecine transhumaniste »

Philosophe proche du mouvement libertaire et technocritique, Jacques Luzi a coordonné le numéro 65 de la revue « Écologie & Politique » (Éditions Le Bord de l’eau) intitulé « Les enfants de la Machine ». Accueillant des textes de penseurs comme Bertrand Louart, Aurélien Berlan, Renaud Garcia, Silvia Guerini ou encore Pièces et main d’œuvre, le numéro porte sur les biotechnologies, la reproduction et l’eugénisme, des sujets aujourd’hui importants et souvent oubliés par la pensée critique. Jacques Luzi revient avec nous sur ce numéro.

Le Comptoir :  Qui sont “les enfants de la machine” ?

Le Bord de l’eau, 206 p., 20 €

Jacques Luzi : La société industrielle est dominée par la conception néo-darwinienne de la vie, sur la base d’une idéologie scientifique assimilant les êtres vivants (humains compris) à des machines téléguidées par un “programme génétique”. Cette idéologie fournit une légitimité aux inégalités sociales, la méritocratie gratifiant selon elle la supériorité “naturelle”. Et, en pratique, elle se donne pour but le développement d’un bio-capitalisme de la promesse (planifié par l’OCDE depuis 2009) : promesse de substituer la nature détruite par une nature de synthèse, la santé dégradée suite à l’empoisonnement industriel par la santé parfaite, l’infertilité due aux pollutions plastiques, chimiques et électromagnétiques par la reproduction artificielle. Bref, d’apporter des solutions techno-capitalistes aux nuisances du techno-capitalisme, tout en favorisant son illimitation.

« La société industrielle, parce qu’elle se nourrit avidement du progrès technologique, interdit de le questionner rationnellement. »

Comme l’histoire intellectuelle et concrète de l’eugénisme le montre bien, les expérimentations animales sont vouées à s’étendre à l’humain : ce fut le cas, en 1978, de la première fécondation in vitro, réalisée par un membre éminent de la Société eugéniste du Royaume-Uni. Aujourd’hui, les recherches se poursuivent, sur l’utérus artificiel (stade de l’agneau), la confection de gamètes à partir de cellules de l’épiderme (stade de la souris), le diagnostic préimplantatoire (sur l’humain) et la manipulation génétique (sur l’humain), et, enfin, le clonage (stade du singe, le stade du mouton ayant été atteint en 1996). L’aboutissement de ces recherches sera la capacité technologique d’une complète machination de la fécondation, de la gestation et de l’accouchement. Bref, en lieu et place de la naissance humaine, la fabrication industrielle de bébés sur mesure : les enfants de la Machine.

Or, la société industrielle, parce qu’elle se nourrit avidement du progrès technologique, interdit de le questionner rationnellement.

Selon vous, la reproduction artificielle nous mènera à un “eugénisme libéral”. En quoi ?

Jürgen Habermas

Le débat sur la procréation technologiquement assistée (PTA) a déjà une longue histoire derrière lui. Dès son émergence, à la fin des années 1970, les féministes de FINRRAGE (Feminist International Network of Resistance to Reproductive and Genetic Engineering) s’y sont opposées, car ces technologies impliquent de séparer la sexualité de la procréation, la grossesse de la maternité,  les fœtus des grossesses, les mères des bébés, bref, les femmes d’elles-mêmes : « Dans quelle mesure désirons-nous renoncer à ces processus qui, depuis le début de l’espèce, nous définissent en tant que femmes, afin de nous fondre dans la technocratie[1] ? »

À la fin des années 1990, Jürgen Habermas a contesté la théorie postmoderne de Peter Sloterdiik, qui annonçait (ironiquement ?) l’avènement d’une ingénierie sociale fondée sur l’anthropotechnie. Habermas quittait alors le terrain de la théorie formelle de la démocratie pour s’engager dans une position substantielle, ouvertement contraire au fait accompli de la démesure biotechnologique en marche. Il a non seulement montré que l’auto-transformation humaine ruinerait les principes fondamentaux de la démocratie, mais n’a cessé d’insister sur le fait que, face à l’unification de la médecine de procréation et de la technique génétique, les citoyens se voyaient« confrontés à des questions dont le poids moral excède largement celui des querelles habituelles », c’est-à-dire celui des controverses instituées entre la droite et la gauche, ou entre les croyants et les agnostiques ou les athées[2].

« La gauche industrialiste, c’est-à-dire la gauche de parti, est technolâtre. »

Au cours la première partie du XXe siècle, l’eugénisme d’état, essentiellement négatif (stérilisation des « inaptes », avant leur extermination industrielle par les nazis), fut mis en œuvre dans la majorité des sociétés industrielles, quel que soit leur bord politique. De son côté, Habermas constatait l’émergence contemporaine d’un eugénisme positif et libéral, légitimé par la “liberté de choix” du consommateur et par la normalisation d’un corps-machine ignorant la différence entre “avoir un corps” et “être un corps”. Cet eugénisme associe donc les idéologies libérale et biologique.

Notre conception de la liberté est toute autre : non pas la licence individuelle, mais la liberté positive de décider collectivement si une technologie doit être adoptée ou abandonnée. Malheureusement, depuis Habermas, le débat public autorisé sur la PTA s’est dissout dans l’opposition frontale, caricaturale et stérile entre le scientisme eugéniste (de droite ou de gauche) et les orthodoxies religieuses, qui sont les deux face d’un même refus de s’engager dans un dialogue d’autoréflexion collective et rationnelle.

Une GPA ou une PMA éthique pour vous est donc impossible ? Même s’il ne s’agit que d’un acte médical, sans monétisation ?

La gauche industrialiste, c’est-à-dire la gauche de parti, est technolâtre, de deux manières. La première s’inscrit dans la continuité de Marx, qui naturalisait le progrès technique et en faisait la cause principale des révolutions sociales successives. Les néomarxistes pensent ainsi que le progrès technologique doit s’accélérer pour être, au lendemain du “grand soir”, rendu “bon” par le miracle planificateur du capitalisme d’état (ce qui, au passage, n’a rien de marxien). La seconde correspond à la position postmoderne qui, tout en reconnaissant ses effets destructeurs, s’enchante des expérimentations individualistes ludiques que permet la démesure technologique, dénigrant de ce fait la « métaphysique anti-science » et la « démonologie de la technologie »[3]. Dans les deux cas, la gauche industrialiste s’invente ainsi de « bonnes » raisons de participer au fait accompli du solutionnisme technologique, c’est-à-dire à la prohibition de toute discussion démocratique sur les technologies.

© Creative Commons Zero – CC0

Ce qui est, non seulement une faute politique, mais également une faute intellectuelle, puisque cette position suppose d’adhérer à la foi dans la neutralité de la technologie, infirmée depuis belle lurette. Comme si n’importe quelle société développait n’importe quelle technologie. Et comme si les systèmes technologiques adoptés restaient sans effet sur l’« être » des humains, sur leurs relations et sur leur rapport à la nature.

Neil Postman, par exemple, a montré que « les moyens de transmission de l’information propres à chaque civilisation ont une influence déterminante sur la formation des préoccupations intellectuelles et sociales de cette civilisation[4]. » Le débat politique a-t-il la même qualité à l’“âge de la typographie” (réflexif), à l’“âge de la télévision” (émotionnel) ou à l’âge de la grossièreté débilitante des “ tweet” ? De la même manière, Habermas remarquait que la PTA bouleversait les relations intergénérationnelles et le rapport usuel entre la parenté sociale et la génération biologique. Avec quelles suites humaines et sociales, dans des sociétés régentées par la classe des technocrates[5] ? Ces conséquences seraient-elles différentes avec un rajout d’éthique (de planification technocratique) ? La réponse, pour nous, est négative.

Existe-il un lien entre PMA et GPA d’un côté, et transhumanisme de l’autre ?

Elon Musk

Oui. Le lien est d’abord factuel, puisque la PTA est soutenue, pour des motivations eugénistes et capitalistes, par les tenants du transhumanisme, comme Peter Thiel, Elon Musk, etc. La journaliste américaine Julia Black, en novembre 2022, informait qu’ »Une vague de nouvelles entreprises spécialisées dans les techniques de procréation assistée attire des investisseurs de renom tels que Peter Thiel et Steve Jurvetson, alimentant ainsi un marché mondial des services de fertilité qui, selon Research and Markets, devrait atteindre 78,2 milliards de dollars d’ici 2025. (…) Genomic Prediction [Elon Musk] est l’une des premières entreprises à proposer le PGT-P, un nouveau type de test génétique controversé qui permet aux parents qui ont recours à la fécondation in vitro de sélectionner les “meilleurs” embryons disponibles. »

Ces techno-capitalistes veulent user de la PTA pour favoriser une politique pro-nataliste de la population dominante, afin de renforcer sa position par l’amélioration biologique. Pendant ce temps, dans les pays “pauvres” (Inde, Pérou, etc.), les ventres féconds des femmes pauvres, contraintes à la stérilisation, sont privés de leur “droit à l’enfant”.

Ce lien repose également sur la récusation de l’idée faisant de l’infertilité un handicap. Un handicap doit être défini par le fait que personne, jamais, ne le choisit (sauf cas psychiatrique) : personne ne se crève volontairement les yeux. En conséquence, ne pas pouvoir avoir d’enfant n’est pas un handicap, dès qu’une seule personne choisit de ne pas en avoir. Et il existe, face à l’infertilité, la solution humaine, apparemment trop humaine, de l’adoption…

De ces faits, il ressort que la PTA est, non une médecine thérapeutique, mais une médecine d’amélioration, c’est-à-dire transhumaniste.

« L’accusation de transphobie sert-elle à autre chose qu’à stigmatiser ceux qui s’élèvent contre l’intellectualisme délirant et la censure ? »

Votre dossier s’attaque à la PMA et à la GPA, mais aussi au transgenrisme… Pourquoi ?

La première raison est théorique, puisque les transactivistes se réfèrent aux intellectuels postmodernes (Judith Butler, Paul B. Preciado, etc.), qui diffusent un déterminisme culturel, selon lequel le sexe biologique serait un construit social. Ainsi, croire que l’identité féminine se définit à partir de la capacité reproductive des femmes relèverait d’une simple vue de l’esprit. Et ce, d’autant plus s’il devient possible de fabriquer des enfants.

Les galimatias postmodernes, malgré leur succès, sont intenables : on ne verra jamais une femelle, après avoir monnayé l’apparence d’un mâle (à l’aide du bistouri et des piqûres d’hormones), féconder une autre femelle. Ils ont pourtant des effets pratiques importants, puisque, par exemple, le Planning familial répand le lexique trans selon lequel le sexe est un « construit social  » et « mâle/femelle », « masculin/féminin », sont des mots à bannir. De même que l’hétérosexualité, rendue caduque par la PTA et les expérimentations ludiques.

Indéfendables en raison, ces positions n’ont d’autre choix que de chercher à s’imposer par la censure et la violence. En novembre 2022, à Lyon, les organisateurs d’une conférence écoféministe, où devait s’exprimer des femmes défendant leur identité, ont été « submergés par des centaines de messages d’insultes et de menaces, sur tous les canaux disponibles pour les joindre, et même de pressions de leurs partenaires politiques tels que EELV »

Où l’on voit le parti écolo-technologiste instrumentaliser les enragés transactivistes, afin de se prémunir de la réfutation de sa propre participation au fait accompli biotechnologique. Dans ces conditions, l’accusation de transphobie sert-elle à autre chose qu’à stigmatiser ceux qui s’élèvent contre l’intellectualisme délirant et la censure ?

Votre dossier a dérangé une partie de la rédaction de la revue, qui prépare un contre-dossier. Comment l’expliquez-vous ?

Par l’éthique démocratique de la gauche industrialiste (sic). À Lyon, la censure exercée par les transactivites a été soutenue par les élus “Verts”. La partie de la rédaction qui s’est opposée au numéro participe du même procédé.

Renaud Garcia

Concrètement, j’ai préalablement déposé un projet, auquel aucun membre de la rédaction ne s’est fermement opposé, bien que ce projet ait été clairement explicité, en listant les participants et leurs travaux (la critique du postmodernisme de Renaud Garcia, de même que les enquêtes sur la PTA de Pièces & Main d’œuvre et de Silvia Guerini, ou les écrits de Bertrand Louart sur l’idéologie biologique et l’eugénisme, précèdent de loin le numéro). Fabrice Flipo, alors rédacteur en chef, n’a donc tout simplement pas fait son travail, puisqu’il a cherché à censurer a posteriori, sans en avoir pris connaissance a priori, les propos qu’allaient tenir sans surprise ces auteurs.

La fable du contre-dossier est sans consistance. Mais, frustrée d’avoir échoué dans sa tentative de censure, cette part minoritaire de la rédaction s’est épanchée dans une tribune publique, empilant les quolibets et les confusions, dont je ne saurais dire s’ils sont dus à l’incompétence ou à la malhonnêteté. J’adresse, simultanément, ma sympathie au directeur de la revue, Jean-Paul Déléage, ainsi qu’aux autres membres du comité de rédaction, qui ont subi pendant des mois les harcèlements électroniques de ces piètres détracteurs, sans y succomber.

Quelques exemples, pour que chacun puisse se faire un premier jugement. Je rappelle au préalable que, pour le “réactionnaire” Habermas, une discussion est démocratique quand les interlocuteurs sont évalués en fonction de leur sincérité, de la vérité de leurs présuppositions et de la justesse de leur propos relativement au contexte d’énonciation.

Premier quolibet : nous serions naturalistes. Or, rigoureusement, le naturalisme ne désigne pas la reconnaissance de l’indéniable réalité biologique (à moins d’arrêter de marcher sur ses jambes et d’écrire avec ses doigts, qui seraient également des construits sociaux), mais le déterminisme biologique qui fonde l’eugénisme que nous combattons. Nos commissaires politiques, quant à eux, semblent incapables de saisir une position qui rejette à la fois les déterminismes biologique (eugéniste), culturel (postmoderne) et historique (néomarxiste), de même que leurs accointances.

Deuxième quolibet : en reconnaissant la constitution biologique des femmes, notre finalité serait d’« assigner les femmes à la maternité. » Alors qu’elle se limite à définir ce que sont les femmes en puissance, sans contrainte sur le passage à l’acte (qu’ils relisent Aristote). Ce quolibet est d’ailleurs ridicule, puisque mon article soutient explicitement une position antinataliste (et anti-malthusienne).

« Une discussion est démocratique quand les interlocuteurs sont évalués en fonction de leur sincérité, de la vérité de leurs présuppositions et de la justesse de leur propos relativement au contexte d’énonciation. »

Troisième quolibet : nous serions fascistes. Seraient donc fascistes ceux qui avancent des idées sincères, fondées, cohérentes (et il est cohérent de pousser notre réflexion critique de « la » technologie jusqu’à la PTA). Et seraient démocrates ceux qui tentent de les censurer. Etc.

Nous sommes ouverts aux critiques rationnelles. Mais de telles balourdises ne se prêtent qu’à la moquerie.

Nos Desserts :

Notes :

[1] R. E. Davis-Floyd, « The Technocratic Body : American Childbirth as Cultural Expression », Social Science and Medecine, n°38, 1994, p. 1138.

[2] J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, Paris, 2002 (2001), p. 30-31.

[3] Par exemple, D. Haraway, Le manifeste cyborg et autres essais, Exils éditeur, Paris, 2007 (1984), p. 69.

[4] N. Postman, Se distraite à en mourir, Nova Éditions, 2010 (1985), p. 26.

[5] J. Habermas, La technique et la science comme idéologie, Gallimard, 1973 (1968).

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1 réponse »

  1. Je suis en gros d’accord avec l’interviewé. J’ai toutefois un bémol à ajouter concernant Marx. On ne doit pas identifier Marx à l’adoration de la machine dont ont fait preuve les marxistes. Si on lit *Le capital*, on peut voir dans l’étude de la machinerie une vision nettement moins « optimiste ». Je crois qu’on peut interpréter Marx pour construire une analyse critique de la machinerie. Je suis en train d’écrire sur ce sujet et suis prêt à discuter avec quiconque est intéressé. On pourrait aussi s’interroger sur le lien entre l’orientation qu’on prise les « sciences de fait » (pour parler comme Husserl) et le rôle central de la machinerie dans notre société depuis le XVIIe siècle.

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