Politique

Résister au désirak

Le 20 mars 2023 est une date symbolique pour la totalité des Irakiennes et Irakiens puisqu’on y commémore les vingt ans de l’invasion de l’Irak et de la chute de Bagdad.

Le monde oublie vite, mais hier Bush était le Poutine d’aujourd’hui. L’invasion de 2003 a été dévastatrice pour l’Irak et pour la région, en bouleversant les équilibres régionaux, réalisée sous la bannière du mensonge de la présence d’armes de destruction massive et par l’implication de Saddam Hussein dans les attentats du 11 septembre 2001. Présentée à l’opinion publique mondiale comme une mission de démocratisation au Proche-Orient, elle en fait l’expression l’arrogance impérialiste américaine. Elle constitue tout simplement l’occupation d’un pays par un autre. Cette attaque a infligée de lourdes pertes humaines et des traumatismes chez plusieurs générations : l’invasion a coûté la vie à 186 000 à 210 000 civils irakiens, selon l’organisme indépendant Iraq Body Count. Une autre étude, datant de 2006, de la revue britannique The Lancet estime à plus de 600 000 les victimes, directes et indirectes, de cette guerre.

Frappes aériennes en novembre 2004 à Falloujah.

Depuis 2003, les Irakiens ont tout vécu ou presque : violence, mort, déplacements, attentats, corruption, guerres confessionnelles, terrorisme, faillite de l’État, et notamment de la sécurité, de l’économie et du système éducatif. Les Irakiens ont été dépossédés de leur pays par l’armée américaine, ses alliés, les milices pro-iraniennes, les femmes et hommes politiques et les factions jihadistes. Si quelqu’un a gagné la guerre en Irak, c’est bien l’Iran, à qui l’invasion américaine a offert l’Irak sur un plateau – rouge de sang.

« L’invasion a coûté la vie à 186 000 à 210 000 civils irakiens. »

Reste une société civile qui doit faire face à des caisses du Trésor public vides, alors que le pays aurait dû encaisser 500 milliards de dollars de revenus pétroliers depuis 2003. La corruption et l’inefficacité sont devenues la marque du nouvel ordre imposé par les Américains et les Iraniens. L’actuel Premier ministre, Mohammad Shia al-Sudani, comme ses prédécesseurs, est sous l’influence des milices soutenues par l’Iran qui jouent désormais le rôle du faiseur de rois dans la politique irakienne.

La défragmentation de la société irakienne et la faillite de son gouvernement due à l’invasion a ouvert la voie à des entreprises terroristes, dont Daech, pour prendre plus de 40 % du territoire de ce pays en 2014. Six millions d’Irakiens ont fui la brutalité du terrorisme et un million et demi d’entre eux sont toujours déplacés. Certains ont fui vers la Turquie, où leur vie n’a été dévastée que récemment par les tremblements de terre de février 2023.

La crise écologique qui frappe l’Irak est l’une des autres expressions de l’invasion américaine. C’est le cas pour l’environnement du sud du pays qui a été mis à mal par des années de conflit et une gestion gouvernementale médiocre de l’urgence climatique. À cette mauvaise gouvernance, viennent encore s’ajouter les changements climatiques. En effet, dans le pays des deux fleuves, les précipitations sont légèrement à la baisse dans le sud-est du pays. Par ailleurs, la température moyenne a augmenté d’au moins 0,7 °C au cours du siècle passé, et les séquences de chaleur extrême sont devenues plus fréquentes.

Un éleveur de bisons fait un signe de la main depuis son logement au sommet d’une route construite par l’ancien régime irakien dans le cadre de sa tentative de contrôler les marais du sud de l’Irak.

La culture, elle aussi, n’a pas été épargnée. Tout le monde a encore en tête la mise à sac du musée de Bagdad sous les yeux de l’occupant. La culture irakienne, ses valeurs et ses codes, est une des victimes de cette rupture de l’histoire de l’Irak car ses premiers acteurs, les irakiens eux-mêmes et les gens de la culture – écrivains, artistes, universitaires – ont souffert du déracinement, du désespoir, de l’exil et la fragmentation du tissu social irakien.

« Six millions d’Irakiens ont fui la brutalité du terrorisme. »

Nonobstant ce tableau désespérant, dans plusieurs villes irakiennes, ces dernières années, des foules de jeunes sont descendues à plusieurs reprises dans les rues pour exiger que le gouvernement fournisse les services de base. Les Irakiens et les Irakiennes, dont ceux de la diaspora, continuent de vivre et de créer de la culture. Les artistes, au pays ou en exil, continuent d’être les fers de lance d’un esprit irakien qui a toujours refusé la destruction de la culture nationale. Fuyant l’invasion, ils se sont dispersés aux quatre coins du monde et continuent de témoigner de la vie et l’héritage de leurs pays . Cependant, peu d’appuis leur parvient, car en plus d’un État en faillite, les Irakiens souffrent de désocialisation, premier marqueur de la guerre et de l’exil.

Le berceau des civilisations

Depuis sa fondation jusqu’à aujourd’hui, la capitale Bagdad a toujours été saluée pour son rayonnement culturel. Et la poésie, plus que tout autre art, a une place particulière dans ce pays. « La poésie est le Diwan des Arabes », a déclaré le prince et poète Abou Firas al-Hamdani en se référant à la poésie comme le registre de la mémoire collective des Arabes. Cette poésie est considérée comme le miroir de la pensée arabe, elle est l’art par excellence en Irak. On y retrouve toutes les valeurs que chérissent les Arabes, les différents modes de vie qu’ils ont choisis, leurs idées d’amour, de douleur, de fierté, d’honneur et de désir. Une part irréductible de l’histoire de la civilisation arabo-musulmane s’y inscrit. Parlant de l’Irak, le poète Badr Châker As-Sayyâb dit :

« Car je suis un étranger
Car L’Irak bien-aimé
Est Loin et je suis, ici, nostalgique
Pour lui, pour elle. Je crie : Irak
Et de mon cri me revient des pleurs
Un éclat d’écho
Je crois avoir traversé l’étendue
À un monde en décomposition qui ne répond pas
Pour mon cri
Si je secoue les branches
Seule la mort fait tomber d’elles
Des pierres
Pierres, mais pas de fruits
Même les ruisseaux
Sont – pierres, même l’air frais
Est pierre humidifiée de sang
Mon cri est une pierre, ma bouche est un rocher
Mes jambes sont un vent errant dans les déchets »

Né à Djaykur, en 1926, dans la province d’Al-Basra au sud de l’Irak, Badr Châker As-Sayyâb a transformé la poésie arabe millénaire, enlacée de métriques, pour la soumettre aux contraintes de son siècle. La vie du génie irakien a été faite de privations, de défis, et s’est abrégée tragiquement par la maladie. Sa poésie se distingue par une tonalité tragique où s’entend la plainte accablante de son pays depuis l’aube des temps, par ses audacieuses innovations prosodiques, thématiques et syntaxiques, ainsi que par l’intense émotion qui reflète sa propre trajectoire de poète maudit.

Ce poème parle encore aux irakiens puisque Châker As-Sayyâb est devenu le gardien de la conscience collective irakienne. En sortant dans les rues en octobre 2019, les manifestants à Al-Basra se réunissaient près de sa statue. Ce poème exprime un cri de désespoir et de révolte face à la tragédie que subit la mère patrie qui se décompose. Ce poème est encore d’actualité aujourd’hui où l’Irak subit sécheresse, violence, corruption et ingérences étrangères, de voisins malveillants. Ces jeunes ne veulent plus vivre dans ce « Désirak », pour reprendre le néologisme proposé par Hélène Cixous dans la préface du roman La Passion de Alia Mamdouh, un pays où la brutalité ne cesse de briser toute forme d’existence et d’humanité.

Les manifestants occupent le bâtiment inachevé du restaurant turc à Bagdad

Les manifestations d’octobre 2019 a ont marqué l’histoire récente de du pays comme le réveil d’une grande partie de la société civile réclamant un État de droit, de la transparence, des droits civiques et le retrait de l’Iran du sol irakien. Cette jeunesse s’est mobilisée pour lancer des campagnes innovantes visant à promouvoir la justice et à tenir pour responsables les individus responsables de violations des droits de l’homme. L’un des mouvements les plus importants s’appelle « Mettre fin à l’impunité en Irak ».

Encore récemment, le 18 juillet 2021, des jeunes gens sont descendus dans les rues de nombreuses villes du pays – soutenus par des Irakiens vivant à l’étranger – pour manifester pacifiquement, demandant au gouvernement, aux décideurs politiques et à la communauté internationale de faire respecter les droits fondamentaux. Cette même année, lors de la 48ème session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, des militants irakiens ont alerté la communauté internationale sur le fait que la situation des droits de l’homme en Irak requiert l’attention particulière du Conseil face aux violations répétées de ces derniers. Cette situation n’est pas sans rappeler celle des citoyens Iraniens qui de l’autre côté de la frontière se battent contre la même injustice. Des deux rives du Chatt-el-Arab, la colère contre la tyrannie des mullahs sera un puissant moteur de changement.

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