On devient égoutier en renonçant à une certaine idée de la lumière. À l’idée qui consiste à croire qu’elle est inépuisable, qu’elle est offerte… Parce qu’au fur et à mesure des mois passés dans les galeries, on la considèrera de plus en plus comme une bénédiction. On voudra en faire profiter sa peau, autant que possible, et y baigner son âme sans retenue… Oui, c’est aussi cela devenir égoutier. C’est engager une nouvelle relation avec le jour. Lui redonner une valeur primordiale, et en conséquence, apprécier d’autant plus son corollaire, le soleil.
À la fin de ma première journée de travail dans les égouts de Paris, j’étais si fatigué et j’avais inhalé tant d’effluves diverses que j’eus une hallucination, à peine sortie du souterrain : je vis un immense sphinx aux ailes bleutées tranquillement assis sur le toit de notre camionnette d’intervention. Son visage semblait sculpté dans le marbre, et son regard était le même que celui des rats que nous venions de croiser, jurant avec la majesté de la bête. Ses pâtes massives se superposaient, dans une posture presque professorale. Soudain, l’une d’elle laissa jaillir une griffe courbée et lisse qui vint s’enfoncer dans la taule de notre véhicule en crissant atrocement. C’est alors que je suis tombé dans les pommes… Plus tard, à l’hôpital, je me suis figuré que ce bruit devait en fait correspondre à la voix de fausset de mon collègue Maxence, qui, précisément, me criait à l’oreille de ne pas m’évanouir… Dieu le garde, il a toujours été, depuis ce jour, un ami sur qui compter. Et sa voix très aigüe est devenue familière et plutôt signe de bonne humeur.
Le lendemain de cet incident, il m’a d’ailleurs raconté sa prophétie secrète, comme si cette hallucination avait été la preuve qu’il pouvait me faire confiance. Il m’a dit qu’il pensait qu’un jour l’océan viendrait dans les égouts, et remplacerait les eaux usées. Un océan spécial, uniquement destiné aux égoutiers. Son écume aurait un goût de champagne, et à travers ses eaux translucides, de splendides poissons s’égailleraient, tandis que le traditionnel sable noir à l’odeur nauséabonde que nous voyons tous les jours serait transformé et deviendrait identique à celui que l’on trouve sur les plages des Caraïbes, suggérant à nos pieds de venir s’y plonger… J’attends de voir… Après tout pourquoi pas ?
En attendant, les égouts que nous connaissons possèdent d’autres lois, que l’on finit par intégrer parfaitement : les galeries censées ne récolter que de l’eau de pluie finissent toujours par récolter autre chose. La Seine est une déesse qui se vexe très facilement et qui s’aide du passage des péniches pour venir vous tremper par surprise, à l’aide de brusques montées d’eau. Il existe des brocantes souterraines que personne ne visitera jamais, faites des ordures plus ou moins volumineuses que certaines personnes balancent au petit bonheur et parmi lesquelles scintillent parfois un médaillon. Les rats font une bonne partie de notre boulot en rongeant avec frénésie les déchets et les immondices. Nous sommes donc les uniques Parisiens à louer leur présence… Il faut toujours avoir sur soi son détecteur de sulfure d’hydrogène (gaz qui résulte de la décomposition de déchets organiques), sous peine de s’intoxiquer, et perdre je ne sais combien d’années d’espérance de vie… Il faut guetter son odeur, les poches qui le contiennent, éviter de regarder les échelles d’acier réparties à intervalles réguliers et que ce même gaz a fini par ronger, pour ne pas penser que nos poumons sont probablement dans le même état. Et bien entendu, ne jamais être seul dans une galerie…
J’ai cinquante-quatre ans, cela fait vingt-cinq ans que je fais ce travail. Il y a débat sur les chiffres et leur gravité, mais quoi qu’il en soit, dans ce métier, on crève tôt. Plus tôt que les autres, et sûrement plus tôt que vous qui êtes en train de me lire. Ça me va, je ne me plains pas. J’aurai fait mon devoir. J’aurai débouché assez de conduits pour que vos arrière arrières arrières arrières petits-enfants puissent continuer de chier tranquilles, sans craindre que ça déborde. Dis comme ça, ce n’est pas très beau, je sais bien. Mais reconnaissons que ça a son importance. Et puis on prend goût à ce travail. Et je l’affirme ici avec force : un égout propre, à l’écoulement parfait et envoutant, aux parois lisses et harmonieuses vaut presque une toile de maitre !
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