Fiction

[Micro-fictions] Dans l’enfer bleuté de LinkedIn

On trouve parfois des accommodements avec la vie, et pas forcément des plus glorieux, il faut en convenir… Du genre de ceux qui vous permettent d’acheter un poulet rôti le dimanche, de prendre une marque de bière un peu coûteuse au supermarché, ou encore d’acheter des pots pour plantes à des prix extravagants. Et puis, de fil en aiguille, lorsque l’on prend trop goût au confort, et qu’une certaine médiocrité achève de vous enserrer, on finit par trouver un emploi de recruteur qui vous propulse pratiquement à plein temps sur LinkedIn, pour « chasser des têtes ». Lunettes anti-lumière bleue sur le pif, fontaine artificielle à sa gauche, paquet de biscuits à sa droite, balle anti-stress au centre. On en oublie bien vite ses rêves d’enfance.

Mais ne soyons pas trop durs, j’ai fait ce que j’ai pu pour me tirer de ces sables-mouvants. J’ai lu quelques livres, par exemple, de ceux qui vous tracassent la conscience. J’ai aussi cru à la transcendance, à l’amour, à l’aventure, à d’autres choses forestières et bucoliques… Entre autres exploits, j’ai à mon actif : un coma éthylique, une morsure de vipère, une vertèbre déplacée suite à une agression dans le métro, un visage qui rappelle celui de Guillaume Canet, un direct sur BFM TV, un corps à corps avec un bouc remporté en trichant, un carnet de correspondance rempli à rebord, une greffe de la gencive nécessaire à cause de mon brossage de dents trop vigoureux… Pas mal, n’est-ce pas ?

Malgré tout, j’ai donc fini par rejoindre l’enfer bleuté de LinkedIn. Un peu comme j’imagine que l’on rejoint une foule de zouaves en plein carnaval, ou que l’on atterrit sur une planète pas frontalement hostile, mais à l’air irrespirable. Ici, c’est sourire, réussite, justice sociale, sport, bienveillance, Jacques Attali et Emmanuel Macron, Steve Jobs et WWF. Aucun vampire, ni aucune sorcière ou clown à l’horizon, mais c’est tout comme.

Mes objectifs s’affichent en haut à droite de l’écran, surbrillance rouge. Postes actuels à pourvoir ? Directeur d’hôtel, Mulhouse. Contrôleur interne, Paris. Community Manager, Toulouse. Souscripteur, Lyon.  Ma méthode ? Des dizaines de messages d’accroche que le Dieu LinkedIn m’octroie généreusement au prix des milliers d’euros annuels de la licence recruteur. « Bonjour {prénom}, votre profil retient toute notre attention ! ». Bien sûr, je tutoie d’emblée, bien sûr je suis sympathique, dynamique, en capacité de vous faire plaisir. Je vous accompagnerai lors du process’ de recrutement si vous daignez me répondre et que vous n’êtes pas trop onéreux pour l’entreprise qui me mandate, et aussi pas trop con. Parfois, lorsque j’envoie une vague de messages, je fais l’analogie avec le pêcheur qui lance son filet en espérant récolter le maximum de poissons à l’intérieur. C’est beau, j’ai l’impression de me sentir vivant. Simplement, il me manque le goût du sel, la bise qui vient cingler mon visage, la houle pour enserrer mon cœur, et même le collègue qui me dit de relâcher le dauphin attraper par mégarde.

C’est donc une analogie de courte durée, et je retrouve fatalement le Dieu LinkedIn. Méchante divinité au péplum bleuté qui amnistie, condamne, grossit, incite et corrompt les âmes. À force de vivre à travers l’écran, mon inconscient s’est mis à compenser. Je fais des rêves de jungles luxuriantes, de glaciers coruscants, d’océans turquoises. J’ai soif de sensations. Mon corps et ses réflexes millénaires protestent. J’hallucine de la viande crue, du soleil exotique sur ma peau, les seins chauds d’une femme, une odeur de pain à la sortie du four, les douces fragrances d’une pluie printanière, le bruissement des hautes herbes dans le vent…

Je profite de ce bilan pour demander pardon à tous ceux que j’ai pu contacter via cette plateforme. Si j’avais vécu en homme libre, je vous aurais envoyé un poème manuscrit, à chacun, avec une pivoine en prime, ainsi qu’une goutte d’un parfum musqué et une signature stylisée. Qu’ils m’offrent un peu de leur pitié, et m’imaginent gravitant quelque part au-dessus de Saturne dans une combinaison trouée et puante. Puissent-ils alors excuser mes errances, mes insuffisances, mes erreurs, mes réponses négatives bâties comme d’affreux engrenages cliquetants lorsque leur candidature n’est pas retenue. Je leur propose de se retrouver dans l’au-delà, et si je consens à faire des efforts à l’avenir, qu’ils prennent aussi leur part : plus de simagrées, plus de fausses postures révolutionnaires, plus de ces termes en anglais qui brisent mon moral. Retrouvons-nous autour d’un grog, d’un café, d’un kouign-amann. Vous me raconterez vos souvenirs d’enfance, vos rêves déchus, vos amours déçus. Tout m’intéresse et j’écoute bien, c’est mon métier, ça aussi.

Orel Petitemouche

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