Culture

Roland Cros : « Si l’artiste prend la parole, c’est pour affronter la brutalité des temps »

Dans le roman graphique intitulé « L’Incorrigible. Itinéraire d’un bagnard ordinaire » (L’Échappée, 2023), l’auteur, Roland Cros, nous plonge, sans recourir à un seul mot, dans l’histoire fictive de son homonyme, Louis Cros, un Tarnais de la fin du XIXe siècle qui a réellement été condamné au bagne pour deux larcins. C’est à travers 90 gravures que nous suivons son destin, de son premier délit effectué dans le Tarn, à son décès au sinistre bagne de Guyane. Entre 1854 et 1938, ce sont en effet près de cent mille condamnés français ou venus des colonies, qui ont subi le même sort. La fin du XIXe siècle correspond en cela à l’apogée des bagnes coloniaux, c’est-à-dire ces institutions d’enfermement créés sous le Second Empire, avec pour objectif de punir et éloigner de la métropole les indésirables. Pour approfondir notre compréhension de cette œuvre d’art originale, qui nous pousse dans nos retranchements émotionnels et nous interroge profondément sur le sens de l’art, nous nous sommes entretenus avec son auteur.

Le Comptoir : Pouvez-vous nous retracer la généalogie de votre livre et nous expliquer l’origine de votre intérêt pour les bagnes coloniaux ?

Roland Cros : L’image première de l’univers carcéral remonte à mon enfance. Je suis originaire d’Albi dans le Tarn, où il existait une vieille prison, datée du XIXe siècle, dans le centre de la ville, qui était en cours de démolition lorsque j’étais enfant. Quand j’avais dix ans mon père me l’a faite visiter. Cette visite a donné lieu à des images traumatiques, des images qui sont restées gravées dans ma mémoire et dans mon inconscient. Depuis ce jour, les lieux de l’enfermement m’ont toujours à la fois fasciné et indigné.

Quant au choix du personnage de mon roman graphique, cela remonte à quelques années. Au cours de recherches sur le site des archives d’outre-mer, j’ai saisi mon patronyme dans la base de données. Il s’est avéré que de nombreux bagnards portaient mon nom, dont l’un partageait aussi le prénom de mon père. Bien que des vérifications aient exclu tout lien de parenté avec ma famille, ce hasard a éveillé mon intérêt. Louis Cros dit Minel, choisi presque au hasard, aurait pu être mon ancêtre. C’est ainsi que j’ai décidé d’adopter, en quelque sorte, cet homme dont je partage le nom.

Je me suis ensuite rendu aux archives d’outre-mer à Aix-en-Provence pour explorer l’intégralité de son dossier. À la lecture de ce dossier très succinct, probablement jamais consulté auparavant, j’ai découvert une histoire captivante, une trame narrative qui contenait la matière à un récit.

« En prenant un anonyme parmi les anonymes, il y avait l’occasion de montrer la réalité brute de cette machine pénitentiaire »

Votre démarche me fait beaucoup penser à celle de la micro-histoire, méthode associée à l’historien italien Carlo Ginzburg qui, à partir de tranches de vie extrêmement fines, cherche à restituer une histoire plus large.

Lorsque le bagne est abordé dans la littérature ou le cinéma, les écrivains ou les scénaristes ont souvent la propension à l’éxotiser et à le fantasmer. Dans le cas du bagne de Guyane, sont souvent évoqués la forêt tropicale, la jungle amazonienne à proximité, ainsi que des personnages célèbres, quelque peu mythifiés, qui y ont été incarcérés : Marius Jacobs, l’anarchiste cambrioleur, Papillon, Jean Valjean ou encore le capitaine Dreyfus, des figures relevant du romanesque.

À mon sens, les films, les BD et romans écrits sur le bagne font souvent écran à sa réalité profonde, qui est celle d’une authentique machine concentrationnaire. En prenant un anonyme parmi les anonymes, et en faisant une histoire par le bas, il y avait l’occasion de lever un coin du voile de cet écran, de montrer la réalité brute de la machine pénitentiaire de cette époque et ainsi restituer, effectivement, une histoire plus large.

Revenons désormais à la dimension éthique de votre ouvrage. Avez-vous une volonté de faire de l’art engagé avec ce roman graphique ?

Dans notre époque, il est rare que les personnes dominées puissent s’exprimer. Lorsqu’un artiste a la chance de pouvoir prendre la parole, il est important de choisir ses mots avec soin et de s’exprimer clairement. Il est crucial de ne pas galvauder sa pratique artistique et de ne pas passer à côté de ses engagements.

Chaque fois que j’ai eu l’opportunité de m’exprimer, j’ai cherché à toucher le public par l’émotion, l’humour ou le drame, afin de l’amener à réfléchir sur sa place dans le monde, sa condition, son pouvoir, ses limites et ses valeurs. J’ai ainsi la volonté d’utiliser l’art comme un vecteur qui, à un degré infinitésimal, agit sur le monde.

À chaque fois que je fais une proposition artistique, je ressens évidemment un plaisir quelque peu égotique à produire des formes, mais c’est ce plaisir qui constitue précisément le moteur permettant d’agir sur les quelques contemporains que mon travail arrive à toucher.

Est-ce qu’il y a une volonté de choquer le lecteur en le confrontant brutalement à la réalité carcérale de l’époque ?

Dans ce travail, il y a en effet une volonté d’éveiller des émotions chez le lecteur. Le premier levier est de toucher les sens par la dureté des images en créant des images fortes qui impriment la rétine. Des images que je crois très proches de la réalité du bagne. Dans le registre des émotions que l’on peut provoquer chez le lecteur, la brutalité est effectivement l’une d’entre elles. Reste qu’il y a également la volonté de susciter chez le lecteur le plaisir d’avancer image après image dans le processus narratif.

« Il est important de ne pas galvauder sa pratique artistique, de ne pas passer à côté de ses engagements. »

Quelles sont vos sources littéraires et philosophiques ? On sent notamment une imprégnation foucaldienne, notamment dans votre objectif d’approcher précisément les mécanismes de domination.

J’avoue ne pas être un théoricien ni un grand lecteur de philosophie. Je ne suis pas un intellectuel, et n’ai pas l’impression de m’inscrire dans un courant de pensée particulier, même si j’ai évidemment lu Surveiller et punir de Michel Foucault. Je me considère plutôt comme un artisan. Reste que, dans mon histoire personnelle, à travers mes rencontres, mes travaux successifs j’ai souvent éprouvé le besoin de donner la parole à ceux qui ne l’ont habituellement pas.

À travers ce personnage de Louis Cros, il y a la volonté de donner la parole à tous ces anonymes, ces sans voix, ces invisibles de l’Histoire qui, pour quelques larcins, ont été broyés par la machine pénitentiaire et coloniale.

Quelles sont vos influences artistiques ?

Éditions Martin de Halleux, 64 p.

J’ai découvert, il y a quelques années, les romans gravés de la première moitié du XXe siècle, dont le précurseur est le graveur pacifiste et libertaire belge, Frans Masereel (1889-1972). Exilé en Suisse, au cours de la Première Guerre mondiale, il a réalisé, en 1918, un premier roman gravé : 25 images de la passion de la vie d’un homme, qui raconte l’histoire d’un homme, en 25 planches gravées, sans aucun mot ; c’est en cela l’un des premiers romans muets de l’histoire.

Une petite école s’est formée autour de cet auteur : citons en particulier le graveur allemand l’Allemand Otto Nückel (1888-1955), ou encore le graveur américain, Lynd Ward (1905-1985) auteur d’une dizaine de romans gravés.

Avec une grande économie de moyens, ces artistes ont cherché à narrer des histoires axées sur les luttes sociales, anticapitalistes, féministes et antiracistes. Parmi mes autres influences notables figurent aussi des artistes plus connus tels que les peintres et graveurs Otto Dix (1891-1969), Edvard Munch (1863-1944) ou encore la graveuse allemande Kate Kollwitz et le graveur brésilien contemporain J. Borgès.

« Dans mon histoire personnelle, j’ai éprouvé le besoin de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. »

Y’a-t-il d’autres auteurs de romans graphiques qui vous intéressent actuellement ?

Le roman graphique gravé demeure une niche. Actuellement, un représentant de cette forme artistique est Thomas Ott (né en 1966), un artiste suisse qui se distingue par son usage virtuose de la carte à gratter en noir et blanc.

Il y a ainsi une envie de revenir à certaine matérialité de l’œuvre qui s’exprime par le recours à la gravure de taille d’épargne…

Oui, une envie d’un retour à une image « faite main », sans usage du numérique. La gravure consacre le geste, avec ce qu’il implique de tolérance à l’égard de l’imprécision et de l’erreur. 

Parlons dorénavant d’une autre de vos sources artistiques, qu’est la photographie. Dans quelle mesure cet art vous-a-t-il inspiré ?

Dans une vie antérieure, j’étais photographe, pratiquant essentiellement le noir et blanc. Le point commun avec la gravure en taille d’épargne, c’est que l’image que l’on produit en gravant la matrice, en l’occurrence ici du linoléum, est en négatif. La photographie que j’ai pratiquée dans les années 1980/90 m’a appris à porter mon attention sur la position des corps, sur la diversité des lumières et des valeurs de gris, sur l’importance du cadrage, des valeurs de plans, du rapport entre les personnages et le décor.

Je pense qu’à ce titre, je m’inscrivais dans l’école dite humaniste (Cartier Bresson, Doisneau, William Klein, Robert Frank) ; des photographes qui m’ont marqué et que j’ai essayé de prolonger. C’est seulement il y a quelques années que j’ai abandonné la photographie pour basculer définitivement vers la gravure.

Poursuivons notre présentation de vos choix artistiques. L’un des premiers choix forts que l’on observe dans votre œuvre est l’adoption d’un récit sans parole, avec des images brutales mais sans expression écrite. Pourquoi ce choix ?

Il y a d’abord une forme de recherche de cohérence entre la forme et le fond. Le roman parle des sans voix, des invisibles, des broyés par l’histoire. Le fait de taire les mots est un écho à ce silence qui pèse sur eux dans l’histoire, à ce silence dans lequel l’histoire les a relégués. De plus, par l’usage du récit sans parole, Frans Masereel, Nückel ambitionnaient de toucher un lectorat universel. Ils pensaient faire passer des idées politiques révolutionnaires, de rébellion, à des publics qui ne maitrisaient pas forcément la lecture et l’écriture ; c’est l’idée du pamphlet en image, accessible à tous, sans la barrière de l’écrit. Je revendique cet héritage et cette idée que l’image peut à la fois susciter des émotions très fortes et raconter des histoires complexes. Ce qui m’a beaucoup intéressé c’est la question du roman sans mot. Comment en se privant des mots, on arrive pourtant à faire vivre des personnages, à leur faire traverser des lieux, des temps, des émotions ? Je me suis beaucoup posé la question de comment passer d’une image à une autre. Le lecteur va puiser dans son imaginaire pour remplir les « trous » et se saisir des indices qu’il a sous les yeux pour faire le lien entre deux images et avancer dans le processus narratif.

J’ai l’impression qu’il existe deux niveaux de lecture dans mon ouvrage : le premier est celui d’un spectateur de cinéma, qui fait défiler les pages, pour connaitre la suite et la fin de l’histoire. On feuillète, on avance jusqu’à la fin, ce qui peut prendre une dizaine de minutes. Il y a ensuite un deuxième degré de lecture, où le lecteur va revenir sur chaque image pour en explorer chaque détail et lire la micro-histoire qu’elle contient, sur laquelle on peut s’attarder et qui est presque indépendante de l’histoire générale.

En outre, j’ai essayé de mettre du son dans mes gravures, de faire en sorte que chaque image, même si elle est muette du point de vue du texte, ne soit pas silencieuse. Pour chaque image de mon roman, il est possible de se représenter et d’entendre le son de la scène. Il faut se prêter à l’exercice et essayer d’entendre, pour chaque image, le son qu’elle produit. Est-ce que la cloche sonne ? est-ce qu’on entend le bruit de la foule, des pas, des cris, des chaines qui s’entrechoquent, des oiseaux au loin, des machines, les sabots des chevaux ?

Enfin, il y a une autre dimension qui me tient particulièrement à cœur, c’est celle d’une possibilité de placer le lecteur dans un état d’enfance, à de lui proposer un retour à une époque de la vie où on n’a pas accès à l’écriture, et où l’imaginaire se passe des écrits. J’espère que la lecture, si on peut parler de lecture, de ce livre aura cet écho : le retour à un « état pré-lexical ».

« C’est l’idée du pamphlet en image, accessible à tous, sans la barrière de l’écrit. »

Ce qui m’a frappé c’est aussi le contraste entre la violence des situations et les traits enfantins du personnage. Qu’avez-vous voulu dire avec l’expressivité des personnages ?

Ce qui m’importait c’était effectivement de mettre en évidence la juvénilité du personnage. Ce qui correspond à la réalité de Louis Cros, enfermé très jeune et qui, au fil du temps et des années qu’il passe au bagne, vieillit prématurément et se dégrade physiquement.

Vous avez aussi voulu donner profondeur mélancolique à votre ouvrage par le choix du noir et blanc.

Le choix du noir et blanc était évident. Peut-être suis-je victime de désordre cérébral, en tout cas je suis très sensible au noir et blanc et à son caractère onirique. Je ne sais pas faire autrement, vraiment ! A ce stade ça relève quasiment du désordre cognitif et perceptif ! Que voulez-vous ? c’est mon mode d’expression. Je suis un autodidacte, je n’ai pas fait d’études artistiques c’est peut-être pour cette raison que je ne sais absolument pas manier la couleur.

Mais le noir et blanc n’est pas seulement un choix par défaut, c’est aussi un vocabulaire graphique qui produit des images extrêmement épurées, simplifiées, destinées à frapper le regard et l’imaginaire, qui brutalisent la perception et qui au fond permettent d’être en cohérence avec le projet narratif et politique de l’ouvrage.

Pour finir, avez-vous d’autres projets en cours actuellement ?

Entre les premiers story-boards et la sortie du livre, la production de ce roman gravé a pris trois ans. C’est la première fois que j’investis autant de temps sur un même projet, dans une position de solitude, quasi-monacale et très routinière. Après avoir fait beaucoup de choses, des photographies, des documentaires, des installations, ce travail solitaire à la table m’a beaucoup plu. De plus, au fil de ces trois années, j’ai eu l’impression d’acquérir une dextérité de graveur que je n’avais pas auparavant et ça, ça donne envie de continuer, de progresser encore et pourquoi pas de faire de nouvelles propositions de romans gravés, même si tout va dépendre de l’accueil de celui-ci.

« Le noir et blanc c’est un vocabulaire graphique qui produit des images extrêmement épurées, simplifiées, destinées à frapper le regard et l’imaginaire. »

L’incorrigible, itinéraire d’un bagnard ordinaire, aborde un thème historique qui a bien sûr des échos contemporains, mais j’aimerais, pour mes futurs projets, m’intéresser plus directement à l’époque contemporaine. Dans la période actuelle, j’ai l’impression qu’il y a une forme d’urgence à dire des choses de manière plus immédiate, plus directe. Les sujets ne manquent malheureusement pas, l’urgence climatique, montée des fascismes, des discriminations, des injustices, des inégalités…. Nous sommes à la croisée des chemins. Si on prend la parole aujourd’hui c’est pour affronter et dénoncer la brutalité des temps. En cela le roman muet gravé, comme l’ont imaginé ses lointains « inventeurs » peut-être un moyen d’éveiller les indignations…

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