Politique

Peut-on être écolo et manger des animaux ?

Écologiste et antispéciste engagé, Jean-Marc Gancille rappelle avec force dans son nouveau livre, « Comment l’humanité se viande », combien l’exploitation animale fait partie intégrante (ou plutôt désintégrante…) du réchauffement climatique comme de l’ensemble des désastres écologiques en cours, et combien sa limitation et son abolition devraient faire partie intégrante de l’horizon des luttes écologiques.

Jean-Marc Gancille

Jean-Marc Gancille est le cofondateur de Darwin à Bordeaux, et de la coopérative La Suite du Monde. Après avoir lancé et expérimenté ces deux utopies concrètes de résistance et de résilience des territoires, il décide de se consacrer pleinement à la cause animale. Vice-président durant six ans de Wildlife Angel (ONG de lutte contre le braconnage de la grande faune africaine), cofondateur du collectif anti-captivité Rewild, actif au sein de plusieurs mouvements animalistes, il agit au quotidien en faveur de la conservation des cétacés à La Réunion au sein de l’ONG Globice. Il est également membre du conseil d’administration de la REV (Révolution écologique pour le vivant, parti politique écologiste et antispéciste fondé en 2018 par Aymeric Caron, allié à LFI, membre de la NUPES et du NFP). Il est l’auteur de Ne plus se mentir. Petit exercice de lucidité par temps d’effondrement écologique (2019), Carnage. Pour en finir avec l’anthropocentrisme (2020) et Comment l’humanité se viande. Le véritable impact de l’alimentation carnée (2023), tous trois parus aux Editions de l’Echiquier.

Le Comptoir : Bonjour, Jean-Marc ! Tout d’abord, quel est ton parcours ?

Jean-Marc Gancille : Mon parcours professionnel est jalonné de plusieurs étapes qui reflètent une prise de conscience progressive sur les grands enjeux sociétaux et la volonté d’y contribuer à ma mesure… en sachant que je partais de loin ! Ayant effectué ma scolarité à Versailles et mes études en école de gestion, je n’étais pas prédestiné à cela. Mais c’est en me confrontant à certaines réalités que j’ai pu passer au fur et à mesure de mes expériences du grand capital à l’économie sociale et solidaire, de l’entreprise à l’ONG, du réformisme au radicalisme, de l’humain à l’animal, de l’engagement écologiste au militantisme antispéciste.

Tu as déjà écrit deux livres, Ne plus se mentir et Carnage… Pourquoi un troisième livre ?

Éditions Rue de l’Échiquier, 2019, 96 p.

Mes essais ont en commun de tenter de décrire une réalité assez brute et crue du monde afin d’inciter le lecteur à s’extraire de certaines illusions confortables. J’ai démarré avec Ne plus se mentir parce que j’en avais assez des discours écolos lénifiants perpétuant de fausses solutions ou des pensées magiques, y compris dans les sphères militantes. Et il me semblait clair que certains écrans de fumée fonctionnaient encore parfaitement bien pour nous tenir calmes et tranquilles.

Avec Carnage j’ai voulu dresser un panorama exhaustif de la domination qu’exercent les humains sur les autres animaux et dont ils n’ont même plus conscience tant ils se sont convaincus, contre toute rationalité et éthique, que c’était normal et naturel.

Comment l’humanité se viande constitue une sorte de chapitre final et de synthèse de ces idées en s’attaquant à l’une des causes majeures des désordres écologiques dans lesquels nous sommes empêtrés : l’alimentation carnée, qui n’a plus aucune justification tenable d’aucune sorte pour une immense majorité d’humains. Mais qui continue à ravager cette planète avec leur complicité.

Comment es-tu devenu écologiste ?

Aussi curieux que cela puisse paraître, en visionnant Danse avec les loups. Il y a sûrement beaucoup à redire sur ce film mais lorsque je l’ai vu ça m’a mis une claque immense sur la colonisation et la façon dont notre civilisation maltraitait « le vivant ». Je n’avais par ailleurs jamais été sensibilisé auparavant aux modes de vie et à la cosmogonie de certains peuples premiers et ce fut une révélation. Pas forcément immédiate, mais qui a su infuser au fil du temps. Ma sensibilité sur l’écologie est sans aucun doute partie de là, puis a pris des chemins sinueux, pas toujours pertinents, jusqu’à ma conviction qu’il ne pouvait y avoir d’autre écologie sérieuse que sérieusement antispéciste.

« Mes essais ont en commun de tenter de décrire une réalité assez brute et crue du monde afin d’inciter le lecteur à s’extraire de certaines illusions confortables. »

Pourquoi es-tu devenu végane ?

Il y a une profonde hypocrisie à vouloir « se reconnecter à la nature », à prétendre être « la nature qui se défend », à revendiquer « défendre le vivant » (comme l’immense majorité des écologistes le font) en continuant à cautionner la mie à mort de milliers de milliards d’animaux chaque année par simple plaisir gustatif. Éthiquement parlant, nutritionnellement parlant, écologiquement parlant c’est totalement indéfendable.

Danse avec les loups de Kevin Costner (1990)

Élever des êtres sentients dans des conditions majoritairement concentrationnaires pour produire des protéines dont nous n’avons pas besoin, tout en ravageant ce qu’il reste d’écosystèmes sauvages, est quand même une pratique totalement hors sol et déraisonnable. Mais elle est cautionnée par 98% des humains, qui évitent d’y réfléchir vraiment. Parce que « c’est bon ». Pour ma part, cette réalité-là ne permet plus de ne pas être végane.

Peut-on être animaliste sans être végane ? Ne suffit-il pas d’améliorer les conditions de vie des animaux d’élevage ou sauvages et d’éviter la cruauté ?

Peut-on militer pour les droits humains et se satisfaire d’une bonne dose de racisme, de violences sexistes et sexuelles ? Peut-on avoir de la considération pour les intérêts des animaux et accepter leurs conditions de détention et d’oppression, voire en manger certains pour un simple plaisir individuel, hautement dispensable ? Être végane quand on aspire à une société libérée de l’oppression systémique envers les animaux non humains est une question d’alignement et de cohérence minimale.

« Éthiquement parlant, nutritionnellement parlant, écologiquement parlant manger des animaux est totalement indéfendable. »

De même, peut-on être écologiste sans être végane ? Ne suffit-il pas d’opter pour un élevage, une pêche et une chasse artisanales et écologiques ?

Éditions Rue de l’Échiquier, 2020, 208 p.

La question, elle est vite répondue. Sur les plans éthique, philosophique, politique, si l’écologie vise effectivement à s’émanciper des systèmes de domination qui aliènent les humains, marchandisent le vivant et hypothèquent l’habitabilité de cette planète, alors incontestablement l’antispécisme (donc le véganisme) est la seule voie crédible.

Comment en effet se satisfaire d’un système qui fait commerce de milliers de milliards d’êtres vivants chaque année, tout en ravageant la planète ? Celui-ci n’est pas le seul fait d’une mégamachine industrielle, mais également de la multiplicité de pratiques traditionnelles, artisanales, paysannes, qui font tout aussi peu de cas des intérêts intrinsèques des animaux à vivre leur vie.

« Être végane quand on aspire à une société libérée de l’oppression systémique envers les animaux non humains est une question d’alignement et de cohérence minimale. »

L’élevage paysan ne fait-il pas partie de notre patrimoine écologique ?

Je m’étrangle. Je vais prendre un peu de temps pour détailler le cas de l’élevage paysan de bovins, qui est l’exemple le plus emblématique. Celui-ci est aujourd’hui l’un des tous premiers fossoyeurs du climat. Joseph Poore, chercheur de l’université d’Oxford (qui a dirigé la recherche la plus poussée à ce jour sur l’impact des systèmes alimentaires mondiaux) l’affirme sans détour « convertir de l’herbe en [viande], c’est comme convertir du charbon en énergie. Cela a un coût immense en émissions ».

En dépit du mauvais bilan carbone du soja et du maïs utilisés dans les systèmes de finition au grain et dans les élevages intensifs hors sols, les bovins qui broutent sur pâturages produisent moins de viande et grandissent plus lentement que dans les unités industrielles. Ils atteignent leurs poids d’abattage plus tardivement et passent donc beaucoup plus de temps à émettre du méthane avant d’être abattus. Un article de recherche basé sur une méta-analyse de 52 études d’analyse du cycle de vie conclut que les protéines issues de viande de bœuf extensif ont une empreinte carbone 2,1 fois plus importante que celles provenant du bœuf intensif.

Joseph Poore

Pour être complète, la comparaison ne s’arrête pas à ces émissions de production, déjà largement défavorables à l’élevage sur pâturage. L’empreinte carbone de la viande bovine est également influencée par l’utilisation des terres occupées par l’élevage. Dans les systèmes de finition à l’herbe, l’intensité d’utilisation des terres est plus élevée puisque la quantité de pâturage nécessaire au broutage est beaucoup plus grande que la quantité de terres cultivées nécessaire pour fournir des céréales destinées à l’étape d’alimentation et de finition au grain.  Cette intensité d’occupation des terres a deux conséquences sur l’empreinte carbone.

Premièrement, la gestion des pâturages et des cultures a des incidences sur la capacité de séquestration du carbone dans le sol, sachant que des taux élevés de séquestration du carbone dans le sol ne sont possibles que dans des conditions agro-écologiques particulières et pendant une période de temps limitée.

Deuxièmement, la plus grande utilisation des terres pour la production de viande bovine affecte négativement la quantité de CO2 qui pourrait être stockée par le reboisement ou d’autres types de restaurations d’écosystèmes sauvages (comme les prairies naturelles ou les zones humides) détruits par l’exploitation animale, ce qu’on appelle le « coût d’opportunité du carbone ». Une étude a révélé que si le coût d’opportunité du carbone est en moyenne au niveau mondial de 17 kg de CO2 pour chaque kilogramme de protéines de soja produit, il est de 1 250 kg pour 1 kg de protéines de bœuf. En d’autres termes, pour une quantité équivalente de protéines, on fait le choix de séquestrer 73 fois moins de carbone quand on produit du bœuf sur pâturages plutôt que du soja.

Mais l’empreinte carbone n’est pas le seul méfait du « bœuf paysan ». Il est également l’un des tous premiers fossoyeurs de la biodiversité. Déforestation massive causée par les prairies et les cultures fourragères, pollutions des milieux via les déjections, élimination systématique des prédateurs… l’élevage est un destructeur de masse des biotopes sauvages. Une fois installé, plus aucune chance pour la biodiversité. Là où il y a du bétail, les populations d’animaux sauvages sont à la fois moins abondantes et moins diversifiées : il y a moins de représentants de toutes les espèces – mammifères sauvages, oiseaux, reptiles, insectes, poissons dans les rivières. Lorsque l’on supprime le bétail en revanche, les prédateurs reviennent, ainsi que les petits herbivores et les pollinisateurs.

Oui, mais l’élevage paysan n’est-il pas pour autant acceptable ?

En quoi le serait-il au vu de sa facture écologique immense et de la faillite morale qui consiste à tuer sans nécessité ? Du moins partout où les humains ont le choix de leur alimentation.

Pourquoi se focaliser sur la viande ? N’est-ce pas un combat secondaire ?

C’est un combat prioritaire dans la mesure où il est facilement gagnable. S’extraire du système thermo-industriel est sans doute une perspective souhaitable mais suppose concrètement de vivre en marge du monde si on vise véritablement la cohérence. S’extraire du spécisme en revanche est une décision qui prend une seconde et qui n’enlève absolument rien à son confort de vie, avec des effets gigantesques.

« L’élevage est un destructeur de masse des biotopes sauvages. »

Pour Michael B. Eisen et Patrick O. Brown, auteurs en 2022 d’une étude scientifique réputée sur le sujet, concluent en effet que « L’arrêt progressif de l’élevage, sur une période de quinze ans à partir d’aujourd’hui, permettrait d’annuler totalement, sur ce laps de temps, l’effet réchauffant de toutes les autres émissions humaines de GES, conduisant ainsi à neutraliser le réchauffement climatique sur la période 2030-2060. […] La fin de l’élevage représenterait à lui seul environ 50 % des efforts à accomplir pour respecter l’Accord de Paris sur le climat et permettrait de réduire de 68% le total des GES émis d’ici à la fin du siècle par l’ensemble des activités humaines. »

Est-ce la viande seulement le problème ? ou également le poisson, le lait, les œufs… ? et aussi le cuir, qu’on oublie tout le temps ?

C’est l’exploitation du corps des autres contre leur volonté et à leurs dépens, pour un simple plaisir gustatif, qui s’avère être une véritable faillite morale. Et ça vaut pour tous les produits d’origine animale.

L’élevage, la chasse et la pêche ne sont-elles pas des activités naturelles pour l’homme, prédateur et éleveur et carnivore depuis des myriades ?

Baptiste Morizot

Oui, on connaît bien ce discours hautement fallacieux autour de l’idée de Nature, notamment chez certains philosophes du vivant, au premier rang desquels on peut compter le très médiatique Baptiste Morizot, qui a une réelle influence dans le milieu écologiste.

Cette soumission à un ordre immuable qui voudrait qu’on « s’entre-mange joyeusement » parce que c’est comme ça depuis la nuidétan est assez stupéfiant. Nous serions soumis à cet ordre des choses, à l’exigence de la prédation en tant que mammifère mangeant, au cycle de la vie qui nourrit celle-ci de l’inévitable mort… autant de poncifs éculés pour conserver l’ordre établi et verrouiller la domination sociale sur les autres animaux.
Le fait est qu’il n’y a aucune essence humaine ni nécessité vitale pour légitimer l’ingestion de viande.

« S’extraire du spécisme est une décision qui prend une seconde et qui n’enlève absolument rien à son confort de vie, avec des effets gigantesques. »

Ne risque-t-on pas de diviser les luttes écologistes en se focalisant sur le problème de l’exploitation animale ?

Une écologie qui n’est pas antispéciste est hypocrite et surtout inefficace. Il est plus que temps que les écologistes actuels s’alignent sur les idéaux qu’ils prétendent défendre.

Une agriculture végane peut-elle exister ?

L’agriculture végane se développe dans tous les types de cultures et prouve sa viabilité, avec des rendements très honorables et sans aucune forme de soutien ni financier ni médiatique. Cela force le respect et devrait conduire beaucoup d’agriculteurs à la considérer sans a priori idéologique. Oui l’agriculture sans fumier (donc sans exploitation animale d’aucune sorte) est possible. Et elle sera généralisable dès lors qu’on lui donnera les moyens de sa diffusion et qu’on investira collectivement sur son amélioration.

Le véganisme, en promouvant les viandes végétales et cellulaires, n’est-il pas l’allié de l’industrie agro-alimentaire ?

Le véganisme promeut la végétalisation de l’alimentation et l’abolition de l’exploitation animale. Que certaines start-ups et industriels se saisissent de ce plaidoyer pour développer des alternatives est logique et souhaitable (c’est toujours moins de barbarie à supporter). N’oublions pas que les clients de ces substituts à la viande sont majoritairement des omnivores ouverts d’esprit. Les entreprises du secteur ne sauraient se développer avec un segment de marché aussi étroit que celui des végétariens et végétaliens. Lesquels n’ont pas nécessairement envie de retrouver dans leur assiette l’apparence d’un produit qu’ils ont délibérément quitté.

Peut-on être végane sans être écologiste ? N’y a-t-il pas un véganisme non écologique voire anti écologique ?

Cette tendance du mouvement antispéciste de l’ancienne école est en train de disparaître. Elle a encore quelques représentants historiques et forts en gueule mais n’a plus d’écho aujourd’hui.

« Le fait est qu’il n’y a aucune essence humaine ni nécessité vitale pour légitimer l’ingestion de viande. »

À quoi pourrait ressembler un monde végane ?

À un paradis où la cruauté envers les animaux n’aurait plus sa place. À un paysage débarrassé des hangars concentrationnaires, des kilomètres ininterrompus de barbelés, des bâches d’ensilage. À des écosystèmes riches de leur biodiversité et aux fonctionnalités pleinement opérantes. À des rivières poissonneuses, à un air sain, à des littoraux oxygénés… Je pourrais continuer longtemps tant la liste des ravages provoqués par l’élevage et la pêche est longue.

L’écologie et l’animalisme sont-ils forcément ancrés à gauche ? Ne transcendent-ils pas les bords politiques pour concerner tout le monde ?

Éditions Rue de l’Échiquier, 2024, 160 p.

Comme le rappelle la récente tribune « Antispécistes contre l’extrême droite », élaborée à l’occasion des élections législatives « l’antispécisme est […] un mouvement profondément égalitariste et altruiste, qui s’inscrit pleinement dans les luttes contre tous les suprémacismes, oppressions et préjugés qui nuisent à autrui ». En ce sens, il s’ancre clairement à gauche.

Il existe pourtant effectivement en France un parti animaliste qui a fait le choix d’être transpartisan, au prétexte que la défense des animaux n’aurait pas d’orientation politique. C’est selon moi un grave contresens de ce qu’est l’animalisme. D’ailleurs, les déconvenues successives de ce parti condamnent assez certainement sa stratégie sur le long terme.

On assiste aujourd’hui à la recomposition du mouvement animaliste autour de valeurs écologistes et de justice sociale. La Révolution écologique pour le vivant, seul parti réellement antispéciste en France, en est la parfaite incarnation.

Falk van Gaver

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