Le Comptoir : Que pensez-vous du concept de “droit des animaux”, vu comme équivalent des “droits de la Terre-Mère” en Amérique du Sud ? Peut-on considérer les animaux ou la Nature comme des sujets ayant des droits ?
Yves Bonnardel : Je pense bien que cela a un sens de parler des droits des animaux. Mais je ne pense pas qu’on puisse faire le rapprochement avec des “droits de la Terre” ou de quelque autre entité abstraite, comme la “Nature”. Je ne pense pas que cela ait un sens (et encore moins un sens positif) de parler de “droits de la Terre” ou de “droits de la Nature”.
Les animaux peuvent se voir reconnaître des droits justement parce qu’il s’agit d’individus sensibles, sentients, tout comme nous autres humains. Du fait qu’ils sont sensibles tout comme nous, ce qui leur arrive les affecte subjectivement et prend une valeur : leur vie peut se passer bien ou mal, positivement ou négativement. Ils tiennent à leur ressenti, ils accordent de la valeur à leur plaisir ou à leur déplaisir, valeur respectivement positive ou négative. Ce ne serait pas le cas s’ils ne ressentaient rien. Un caillou, ou une grenouille décérébrée, ou un embryon, ou un humain en coma dépassé, un animal même comme une éponge ou, vraisemblablement, comme une méduse, ne ressentent rien ; qu’on les casse en deux, démembre, déchiquette, ou qu’on s’abstienne de le faire, peu leur importe. Dans ce sens, on ne peut même pas parler d’individus dans le même sens où on utilise le terme pour nous : il n’y a pas de véritable sujet à un verbe d’action. Seule la sensibilité, la sentience, fonde la subjectivité, sans laquelle on ne peut pas dire “il” au sens d’un sujet, sans laquelle on ne peut pas non plus parler d’intérêts à défendre, de préférences quelles qu’elles soient. Or, cette valeur qu’accorde le sujet à ce qu’il vit, c’est quelque chose de réel, d’objectif. En ce sens, le subjectif est objectif. C’est même la seule chose qui ait une valeur en soi, par elle-même. La seule chose dans le monde qui ait une valeur indépendante de celle que je lui donne, c’est l’importance que chaque autre être sentient accorde à ce qu’il vit : c’est ce qu’il éprouve. Je parle là de la valeur que chacun donne aux choses, aux événements, à tout ce qui l’affecte.
S’il n’existait aucun être sentient, peu importerait l’état de l’univers ; la planète Mars pourrait bien exploser, ou voir son relief annihilé et la planète être totalement aplanie et réduite à l’état de boule de sable, cela n’aurait aucune importance en soi. Ce n’est qu’à partir du moment où un être accorde de l’importance à l’état de cette planète, que l’état de la planète prend de l’importance – au moins pour cet être. Mais ce “au moins pour lui” est fondamental : ce “lui” est le seul lieu qu’on connaisse de valeur des choses.
En définitive, ce sont les êtres sensibles, sentients, qui sont dépositaires de valeurs (ils sont dépositaires de leurs propres intérêts, pourrait-on également dire). Tout serait indifférent, s’ils n’étaient là pour donner une valeur à ce qui existe, pour donner telle ou telle importance à ce qui advient.
Les choses qui ne sont pas sensibles, qu’il s’agisse de cailloux, de cadavres ou d’entités abstraites comme les montagnes, les rivières, l’atmosphère ou la planète, la Nature ou la Nation, l’Humanité ou la race, etc., n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Elles n’ont de valeur qu’indirectement – si un ou des êtres sentients leur en accorde. Si un ou des êtres sentients leur accorde de l’importance, ou a besoin d’eux (ou si des choses auxquelles il accorde de l’importance – sa propre vie, par exemple – en dépend, même s’il n’en a alors pas conscience). Ça peut être aussi bien une valeur instrumentale (“j’ai besoin d’une atmosphère respirable pour vivre”) qu’une valeur esthétique (“j’ai besoin d’un monde vivant et luxuriant pour me sentir heureux”)…
C’est pour cette raison que je distingue totalement des droits des animaux – qui, comme des droits humains, me paraissent découler logiquement, à un niveau éthico-politique, du fait que nous sommes sentients –, de prétendus “droits de la terre” ou “droits de la Nature”, qui n’ont aucun sens, ou en tout cas, ont un tout autre sens. Parler des “droits de la nature” ou “de la terre”, c’est comme si on parlait des “droits de la nation” ou des “droits de la société” indépendamment des individus qui la composent. De fait, malheureusement, c’est bien ce que font les nationalistes ou autres “totalitaristes”, lorsqu’ils parlent par exemple de la grandeur de la France et, en son nom, vont bien sûr fouler aux pieds les intérêts concrets des habitants réels, concrets, de “la France”. “La France” est une vue de l’esprit et les “intérêts de la France” ne sont que ceux qu’on lui prête, et nullement des intérêts réels, existants par eux-mêmes, de “la France”. La formule ne fait que masquer les intérêts (réels !) de celui qui parle. Il en va de même de “l’intérêt général”, de “la nature”, de “la planète”, etc. Ça vaut toujours le coup de chercher quels sont les intérêts réels, concrets, de ceux qui mettent en scène ainsi des entités abstraites, des totalités fantasmagoriques…
Les droits des animaux sont à appréhender au même titre que les droits humains : il s’agit de droits des individus réels, concrets, désirants, et non d’entités collectives forcément plus ou moins abstraites, plus ou moins fantasmatiques, n’existant en tout cas pas par elles-mêmes avec leurs intérêts propres. C’est parce que les humains accordent de l’importance à leur propre vie, et à ce qu’ils peuvent vivre, qu’ils ont jugé utile de s’arroger des droits qui leur garantissent (relativement, théoriquement) les meilleures chances de pouvoir s’épanouir. C’est exactement pour les mêmes raisons que nous devons accorder les mêmes droits fondamentaux, à vivre, à vivre libres et à ne pas être torturés, aux autres êtres sentients – si l’on reste dans le cadre d’une société de droit ; pour ma part, je ne suis guère favorable à un système fondé sur le Droit, et sur les droits, mais c’est un tout autre sujet.
Vous soulignez la différence essentielle entre des droits individuels, garantis à des individus sentients, et des droits revendiqués pour des entités abstraites comme la Terre ou la Nature, mais on peut dire que dans les deux cas il s’agit surtout de rappeler l’obligation morale de l’Homme à leur encontre. On aurait pu imaginer une convergence entre les deux notions, mais vous décrivez plutôt une opposition.
L’idéologie qui fonde la domination humaine sur les autres animaux est justement une idéologie qui confond la défense de leurs intérêts avec celle des “intérêts” de la Nature, à laquelle ils sont associés ; pire, avec laquelle ils sont confondus. En fait, comme dans toutes les idéologies de domination et d’appropriation d’une classe par une autre, la classe dominée est perçue comme émargeant de la Nature : ses membres sont des “éléments naturels”, dotés d’une nature spécifique qui les détermine dans un sens bien particulier, ils sont tous peu ou prou interchangeables, et fonctionnels par rapport à la totalité qui les englobe (la Nature). Ils n’ont pas d’intérêts propres mais sont au service de la Totalité, ils remplissent leur fonction. Ainsi dans les idéologies sexistes (heureusement en recul), les femmes sont-elles les reproductrices de l’espèce et des incarnations d’une essence spécifique centrée sur la reproduction : “la Femme”. Elles étaient principalement vues comme telles : tota mulier in utero, “toute la femme tient dans son utérus” disait-on pour expliquer les comportements “féminins”, qui étaient toujours analysés comme se réduisant in fine à des stratégies reproductives : la recherche de protection, la propension à la douceur, à la passivité, à rester au foyer, à être dans le soin et l’attention aux autres, les activités domestiques routinières comme le ménage et la cuisine, etc. Leur subjectivité propre était ainsi niée ou neutralisée, et leur “nature féminine”, prétendument descriptive, constituait en fait un devoir-être auquel elle étaient violemment assignées. L’éternel féminin était sacralisé, et il faisait mauvais vouloir s’en dégager ! L’idéologie de la “féminité”, construit social de rapports de domination patriarcaux qui se pose comme une nature féminine spécifique, a contribué avec force à gâcher la vie de centaines de millions de femmes.
Dans l’idéologie spéciste, les animaux sont vus comme des corps, des organismes guidés par leurs instincts, remplissant une fonction au sein d’un ordre fantasmatique – la Nature [i] – dont ils ne sont fondamentalement que des rouages. Leur fonction est notamment de manger ou d’être mangés : “les animaux se mangent bien entre eux”, dit-on pour justifier de les mettre à mort pour consommer leurs chairs (alors que ce sont précisément des animaux végétariens que nous mangeons). En tout cas, l’argument suppose que les animaux ressortissent d’un ordre spécifique où leur place et leur finalité est de servir de chair à pâté aux autres (animaux, humains…), et que vouloir remettre cela en cause serait remettre en cause l’ordre du monde, et finalement aller vers le chaos. Leur subjectivité propre est ainsi niée et tous leurs comportements, jusqu’à il y a peu, restaient analysés comme visant leur survie et la reproduction de l’espèce (qui est censée constituer leur nature), comme visant en quelque sorte la reconduction de leur fonctionnalité naturelle. Ainsi, l’activité de jeu des petits était systématiquement expliquée comme leur permettant de découvrir le monde et leurs propres capacités, afin d’optimiser leurs chances de survie. C’est certainement vrai, mais un tel discours “explicatif”, systématique lorsqu’on parle des non-humains, reste par contre exceptionnel lorsqu’on parle des petits humains, pour lesquels on mettra l’accent sur bien d’autres caractéristiques. De même, la sexualité débridée (libre ?) des chimpanzés bonobos n’était jamais commentée comme une activité de plaisir, qui aurait supposé qu’ils éprouvent des sensations et des sentiments personnels et aient donc des préférences et des désirs au même titre que “nous”, mais comme une activité sociale, de gestion des tensions au sein du groupe et de résolution des conflits : c’est-à-dire, une activité fonctionnelle par rapport à une finalité globale de survie du groupe ou de l’individu… Bref, par nature, les animaux n’ont pas d’intérêts propres, ils servent depuis toujours un autre but qu’eux-mêmes, au service de l’espèce, de l’écosystème, de la Nature… Ils sont donc tout naturellement appropriables par les humains, pour servir leurs intérêts.
Il est donc très important pour la question animale de faire émerger les animaux du conglomérat “Nature”, un conglomérat désindividualisant, désubjectivant et au contraire fonctionnalisant, objectivant, et mettre en avant le fait qu’ils ont au contraire une vie individuelle, singulière, et qu’ils poursuivent leurs propres buts, animés par des désirs personnels – au même titre que “nous”.
Au sein de la question animale, certains animaux ont un statut particulier : ceux que l’on appelle les animaux de compagnie. Les considérez-vous aussi comme des animaux exploités, à l’instar de certains animalistes ?
Les animaux dits “de compagnie” sont indéniablement exploités, en ce sens qu’ils sont nos esclaves et doivent subir ce que nous décidons pour eux. Ils ne sont pas nécessairement maltraités, et nous ne leur soutirons pas de profit matériel, ce qui fait que nous ne pensons pas spontanément au mot “exploitation” quand nous tentons de définir leur situation. Mais d’une part, je pense qu’on peut difficilement nier qu’ils vivent une situation d’oppression, dans la mesure où ils ne vivent que très rarement dans des conditions qu’ils choisissent, mais qu’elles leur sont imposées, et imposées non pas généralement dans un soucis de bienveillance et d’attention à leur égard, mais en fonction des désirs et préférences de leur propriétaire. Et d’autre part, parce qu’on leur soutire tout de même de façon contrainte quelque chose : de l’affectivité, de l’affection ou de l’amour. Le ressort est le même qu’avec les petits d’humains (les enfants) qui remplissent aujourd’hui la même fonction psychosociale [ii] : on les place en situation de privation de liberté et d’autonomie, dépendants de nous pour leur subsistance tant matérielle (les besoins primaires, comme la nourriture ou le logement) qu’affective (ils n’ont que nous à qui ils puissent solliciter de l’affection), ce qui fait qu’ils vont nous prodiguer autant d’amour qu’on voudra et, tout aussi important, qu’ils accepteront de nous autant d’amour qu’on voudra bien leur dispenser (et c’est un besoin fondamental qu’on a de pouvoir aimer quelqu’un ou quelque chose). Ce sont des objets d’amour qui nous sont livrés pieds et poings liés. Et, bonus, comme ils sont captifs et privés de toute possibilité de résistance, ils sont en outre des objets de pouvoir, sur lesquels on peut se livrer à toutes les autorités et abus de pouvoir souhaitables.
De même qu’en ce qui concerne les enfants, on en restera à une telle situation de domination à notre profit tant que leur statut sera celui de dominés, appropriables : tant qu’ils auront un propriétaire qui peut en faire ce qu’il veut. Il faudra que notre société abolisse le statut de bien, le statut de propriété des animaux et les reconnaisse comme des égaux (soit leur reconnaisse une sorte de statut de citoyens, de concitoyens, ou bien de résidents, etc. [iii]), pour qu’on puisse de façon générale reconsidérer nos rapports à eux.
Je ne pense pas que cesser d’entretenir des relations proches avec les autres animaux soit par contre la solution. Abolir la domestication, dans le sens où elle signifie appropriation et du coup esclavage, oui ! Mais ça ne signifie pas couper tous les ponts avec nos collègues des autres espèces. Dans de très nombreux cas, le fait de vivre avec (l’aide) des humains est tout à fait profitable aux autres animaux (de même que ça nous est tout à fait profitable aussi) ; ainsi, des rats apprivoisés peuvent-ils vivre en ayant le gîte et le couvert garantis, et à l’abri relativement de l’insécurité permanente que subissent leurs congénères sauvages qui sont à la merci des prédateurs, des maladies, des accidents ou des raticides. On sait aussi que si les chats sauvages vivent environ six ans et en solitaires, les chats apprivoisés peuvent vivre jusqu’à trois fois cet âge et bénéficier quotidiennement de ces caresses et tendresses qu’ils affectionnent au plus haut point ; les exemples sont légion, d’animaux qui jouissent d’une vie tranquille et agréable là où leurs confrères sauvages vivent sans cesse en alerte et dans l’insécurité du lendemain.
Je suis contre l’apartheid des espèces. Je pense que les individus des autres espèces ne doivent pas se voir condamnés à un “développement séparé” qui les laisserait dans le caniveau de l’Histoire, mais doivent pouvoir profiter des acquis de la révolution humaine, au même titre que la totalité des humains eux-mêmes. En cela, je m’oppose à un courant animaliste qu’on retrouve fréquemment, qui voit dans les animaux “une autre nation”, “séparée”, sur laquelle on ne devrait pas s’autoriser à intervenir, sous peine d’“ingérence”. Je suis contre l’idée que je n’aurais pas le droit de me soucier de ce qui se passe dans les autres pays et dans les autres sociétés que la mienne, tout comme je refuse qu’on veuille m’interdire de me solidariser avec des individus sous prétexte qu’ils sont d’une autre espèce ou qu’ils vivent “dans la nature” ; je suis contre le spécisme, même quand il est défendu par des animalistes. D’autant que je subodore que cette position de ces animalistes est en fait un avatar de cette bonne vieille idiotie de naturalisme : les animaux sont associés à l’idée de Nature, et sont donc d’un autre monde que l’Humanité. Un abîme sépare ces deux “entités”, Humanité et Nature, qui ne ressortissent pas des mêmes lois et des mêmes exigences éthiques (à l’Humanité la reconnaissance de l’individualité, de la valeur de la vie individuelle, de la liberté, de la justice ; à l’Animalité, l’idée qu’elle appartient à la Nature, et est donc une fonction dans un tout, qui ne vaut que par rapport à cette fonction : les animaux ne sont pas vraiment des individus, et n’ont pas d’importance en soi ; seule leur espèce compte, leur fonction ou leur place dans l’écosystème ; l’exigence de morale ou de justice n’est plus censée s’appliquer…).
Je pense que cette position naturaliste, totalitariste ou, comme on dit aujourd’hui, holiste (c’est la totalité qui compte, et non les individus), est profondément réactionnaire. Elle constitue un danger politique : c’est toujours au nom d’une entité holiste fantasmée et sacralisée – la Nature, l’Humanité, la Nation, la Race… – qu’on commet les pires exactions et les pires massacres.
Mais à propos des animaux de compagnie carnivores, une objection est souvent lancée aux véganes : comment les nourrir si l’élevage des animaux est aboli ? Faudra-t-il alors renoncer à ces animaux ?
La réponse ne peut qu’être multiple en fonction de quels “carnivores” il s’agit. Il est très simple de nourrir les chiens de façon végétalienne, car comme les humains et les cochons ils peuvent se passer de produits d’origine animale. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont élevés en Chine ou en Corée, comme en de nombreux autres pays, pour servir de nourriture aux humains. Traditionnellement, on ne va pas donner de la viande à des animaux qu’on compte eux-mêmes consommer : ce serait une déperdition de ressources. En revanche, les chats ont besoin d’un acide aminé, la taurine, qu’on trouve essentiellement dans les produits d’origine animale, sans laquelle ils peuvent à terme devenir aveugles. Il suffit d’extraire cette taurine d’algues où elle se trouve en quantité, pour obtenir un supplément alimentaire qui leur convient parfaitement. Un régime végétalien est alors même généralement meilleur à leur santé qu’un régime tout-viande, dans la mesure où il est moins protéiné et que les chats apprivoisés, qui vivent bien plus longtemps que leurs congénères sauvages, meurent sinon par insuffisance rénale [iv].
En ce qui concerne les autres animaux, je ne saurais dire. Il n’y a aucune raison que des solutions ne puissent être trouvées, si on se pose la question.
Aujourd’hui, les obstacles sont de deux sortes : le désintérêt persistant pour le sort des animaux de boucherie qui servent de matière première aux aliments pour animaux de compagnie ; et cette omniprésente idée de nature, qui veut qu’un animal dénommé “carnivore”, appréhendé comme essentiellement, naturellement carnivore (c’est son essence, sa nature), doive manger de la viande, même si les aliments qu’on lui propose sinon contiennent les mêmes nutriments nécessaires à sa vie.
Selon vous, est-il possible d’être antispéciste (ou plus généralement, animaliste) sans être végan ?
Je crois que cette question est révélatrice des ornières dans lesquelles s’enfonce le mouvement antispéciste, si l’on n’y prend garde. Quelque part, peu importe ce que font les individus, ce qui rentre dans leur estomac. Bien sûr, c’est cohérent avec des idées antispécistes de ne pas contribuer à l’exploitation animale. Ça peut même sembler être la moindre des choses… Mais tel que c’est revendiqué aujourd’hui, c’est oublier plusieurs choses importantes…
Tout d’abord, l’exploitation animale est partout, elle est transversale à tous les aspects de notre société (qu’il lance la première pierre, celui qui n’a jamais pêché !). Les véganes se focalisent sur ce qui passe par leur estomac, mais le moindre argent qu’ils vont donner à leur boulanger, ou au péage d’autoroute, servira à autrui à acheter de la viande ; ou à faire construire un parking sur le lieu de vie de grenouilles ou de hérissons ; etc. Ensuite, il n’est pas aussi facile pour tout le monde d’être végan que ça ne l’est pour les populations de trentenaires animalistes qui en revendiquent le label (vegan) : si l’on est mineur prisonnier d’une famille carniste, femme mariée au sein d’un couple, mère d’enfants carnivores, vieux dans un hospice, prisonnier en psychiatrie ou en prison, malade dans un hôpital, ce n’est pas si facile. Sans compter le poids de la pression sociale, destiné justement à nous décourager ou à délégitimer ce que nous pensons et que de nombreuses personnes – même parmi les trentenaires indépendants et bien portants – n’arrivent pas à affronter.
« Le véganisme serait une bonne chose s’il était le point de départ de l’activité militante au lieu d’en être l’aboutissement »
Ensuite, l’exploitation animale n’est hélas certainement pas un problème qui se réglera en changeant individuellement nos pratiques de consommation. Elle engage notre société tout entière, à travers des capitaux, des structures de production (l’agriculture, l’agro-business…), des rapports internationaux (l’OMC, le libre-échange), des idéologies (les religions, l’humanisme, le spécisme, le naturalisme, la culture gastronomique), une histoire, une culture, une “économie identitaire” (la façon dont nous nous rapportons au monde en tant qu’humains, par exemple), etc. La lutte doit se situer à un niveau culturel général, et s’engager de façon concrète dans des rapports de force politiques avec les groupes qui ont un intérêt direct à l’exploitation animale (les filières de l’élevage, l’industrie agro-alimentaire, la FNSEA). C’est à un niveau social et politique, culturel et économique, que la lutte doit s’élever, sans quoi elle se condamne à l’inefficacité.
Un exemple : il n’a suffit au gouvernement français que de passer un décret et un arrêté pour rendre pratiquement vain pour les années à venir tout essai de généraliser le végétarisme chez les jeunes [v]. De fait, la lutte contre l’esclavage n’a pas atteint ses buts par le seul biais du boycott des produits de l’esclavage, mais parce qu’une agitation politique constante revendiquait clairement l’abolition au point de “troubler l’ordre public” de façon permanente, incessante, et ce pendant des décennies.
On a sous les yeux l’exemple désespérant du “mouvement écologiste”, dont il serait bon de tirer la leçon. Je mets des guillemets à “mouvement”, justement parce qu’il n’existe plus guère de mouvement écologiste. Il y a quarante ans, on avait un mouvement politique fort, très divers, avec des analyses politiques claires et des pratiques d’intervention sociale nombreuses. Un mouvement dont on pouvait alors espérer qu’il se montrerait à la hauteur des enjeux considérables que représente l’écologie. Quarante ans plus tard, que reste-t-il ? Le mouvement s’est globalement dissout dans un consumérisme bio, qui n’a même pas vraiment progressé : en quarante ans, on n’a pas même dépassé les 5% de consommateurs bio ! Et la bio elle-même, bien sûr, est entre-temps devenue productiviste et participe aujourd’hui de la dévastation industrielle générale. Bref, non seulement on a perdu en cours de route le sens politique, mais on n’a quasiment rien gagné pour autant. En misant sur les changements d’attitudes des consommateurs, et non sur la lutte politique, on a lâché la proie pour l’ombre. Et c’est la même chose pour les luttes tiers-mondistes, qui se sont dissoutes dans le commerce équitable…
Or, dans nos sociétés libérales individualistes, nous avons du mal à aller au-delà de notre propre estomac (notre nombril) et du bout de notre nez, et peinons à considérer qu’on peut changer le monde autrement, et de façon un peu plus efficace, qu’en allant simplement remplir son panier de consommateur de produits alternatifs. De fait, jamais aucun mouvement social n’a réussi à changer la société uniquement en propageant un mode de vie alternatif, sans action politique, sans mobilisation collective, publique, sans stratégies de lutte à court, moyen et long termes [vi]. Le véganisme serait une bonne chose s’il était le point de départ de l’activité militante au lieu d’en être l’aboutissement, c’est-à-dire le tombeau ; bref, si l’on ne s’y cantonnait pas, si l’on ne s’en contentait pas.
Pour ma part, je suis tout de même convaincu que nous réussirons. Que l’évolution globale de nos sociétés va dans le sens d’une réduction des violences et d’une progression vers une plus grande et plus large égalité. Mais je pense que l’enjeu est énorme à nous mobiliser de façon active : chaque année gagnée pour l’abolition sauvera des centaines de milliards de vies, sauvées de la mort bien sûr, mais sauvées tout aussi bien d’avoir été gâchées de façon ignoble par des conditions monstrueuses de détention et d’exploitation. Il n’y a aucun autre enjeu éthique et politique aussi crucial pour autant d’êtres sentients. D’autant que l’avènement de sociétés humaines qui cessent d’être fondées sur des dominations, mais qui dès lors s’autorisent la bienveillance et le partage, pourrait à terme se révéler fantastique, non seulement pour nous-mêmes, humains, mais tout autant pour tous les autres habitants avec lesquels nous partageons cette planète.
Les animaux n’ont pas tant besoin de personnes qui s’abstiennent de les opprimer et les exploiter, que de personnes qui combattent résolument leur oppression et leur exploitation, qui combattent le spécisme et la discrimination qui permet de ne pas prendre en compte leurs intérêts. Les animaux ne demandent pas qu’on soit simple objecteur de leur exploitation, ils exigent qu’on s’engage activement contre le système social qui les torture et les massacre par centaines de millions.
Nos Desserts :
- Socialisme et défense des animaux sur Le Comptoir
- « Il y aura des hommes dans les abattoirs de demain« , recension du dernier romain de Vincent Messsage, également sur notre site
Notes :
[i] Cf. Pour en finir avec l’idée de nature… et renouer avec l’éthique et la politique, éd. tahin party, 2005 ; et De l’appropriation… à l’idée de nature, Cahiers antispécistes 11, 1994.
[ii] Yves Bonnardel vient de publier un livre sur ce sujet, intitulé La Domination adulte. L’oppression des mineurs (aux éditions Myriadis).
[iii] Cf. Estiva Reus, « Quels droits politiques pour les animaux ? Introduction à Zoopolis de Sue Donaldson et Will Kymlicka » ; ainsi que l’ouvrage dont il s’agit, en anglais : Zoopolis – A Political Theory of Animal Rights, Sue Donaldson et Will Kymlicka, Oxford University Press, 2011.
[iv] Pour un argumentaire détaillé, scientifique et anti-naturaliste sur la question de l’alimentation sans viande des chiens et des chats, lire David Olivier, « Sur l’alimentation végétarienne des chats et des chiens », 1990. L’association Veg’ et Chat développe également ce thème.
[v] Ce qu’on a appelé le “décret-cantines”, a fixé fin 2011 des normes nutritionnelles applicables en restauration collective publique qui excluent la possibilité d’être végétarien pour les usagers. C’est le ministre de l’agriculture Bruno Le Maire qui a imposé ces normes, en réponse aux discours végétaristes menaçant, selon ses dires, l’avenir de l’élevage français. Le site http://icdv.info présente divers articles sur le sujet.
[vi] On pourra notamment se référer à Pierre Sigler, « De l’appel à la vertu à l’exigence de justice pour les animaux » ; ou à A. Sarukhanian, « Pour l’abolition de l’esclavage, pour l’abolition du véganisme. À propos du nécessaire changement de paradigme dans le mouvementpour les droits des animaux ».
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