Culture

Sankara au cinéma : œuvre punk et universelle

Sankara ? Obscur dictateur en costume militaire ? Il aura fallu attendre[i] deux ans avant de voir dans les salles le film « Capitaine Thomas Sankara », réalisé par Christophe Cupelin en 2012, un documentaire qui esquisse le portrait de ce jeune politicien surdoué, ayant pris le pouvoir au Burkina Faso entre 1984 et 1987. Ce film a été sélectionné au fameux festival Visions du Réel et a reçu le Prix du public au festival Black Movie 2013.
« Universalisme et bien commun, art oratoire percutant, musique punk désaxée. Une Afrique comme on ne la voit pas assez sous nos latitudes. »

Universalisme et bien commun, art oratoire percutant, musique punk désaxée. Une Afrique comme on ne la voit pas assez sous nos latitudes. Le film, brassant politique et histoire mondiale, s’avère un miroir fidèle de cette vie brève et si remplie qui fut celle de ce jeune d’origine modeste, éduqué chez les missionnaires, devenu orateur prodige et penseur politique. Le lyrisme du renouveau s’effondre pourtant bientôt dans une tragédie à la grecque : le jeune président est assassiné en 1987, trahi vraisemblablement par son meilleur ami, Blaise Compaoré, l’actuel président du Burkina, toujours au pouvoir depuis ce fameux coup d’État.

Sankara est décrit sous différentes facettes : sa carrière, ses amitiés, la volonté de son caractère, son amour pour la guitare, son âpreté quant aux principes politiques, son immense respect des femmes et de leur travail. Ainsi ce portrait présente l’‘homme intègre » qu’il fut à travers les idéaux qu’il défendait et le grand orateur tel qu’on n’en voyait plus en Europe. Mais le film suggère également une part d’ombre. La mise en œuvre de sa politique est très autoritaire, voire dictatoriale, en particulier en ce qui concerne l’application du vote à main levée, ou lorsqu’il explique sa décision d’interdire les discothèques « parce que seuls les “bourgeois” les fréquentent ». Christophe Cupelin, le réalisateur, n’oublie pas de citer dans son montage d’archives ces stratégies jusqu’au-boutistes, souvent problématiques, et cette envie que le jeune effronté avait de secouer son monde, qu’il s’agisse du monde africain, européen, américain ou soviétique.

Le portrait d’une jeunesse

Christophe Cupelin a grandi en Suisse. Puis il a longtemps vécu au Burkina Faso, entre autres lors de la présidence de Sankara, avant de revenir s’installer à Genève en tant que programmateur du cinéma Spoutnik[ii]. Dans les années 1980, il fut un témoin idéal de l’aventure sankarienne, et le digne narrateur d’une autopsie en profondeur. Le film de Cupelin raconte une histoire africaine mais partage également les aspirations d’une certaine jeunesse européenne, plus de dix ans après Mai-68, et ce malgré l’amnésie progressive des eighties en matière de combats sociaux. « Suite à la mort de Thomas Sankara, je me suis […] promis de faire un film sur lui un jour, parce qu’en l’assassinant, on a assassiné la révolution et c’est comme si on m’avait assassiné moi-même : on a assassiné nos espoirs d’un monde meilleur. Cette “utopie” collective était réelle et, brusquement, tous nos espoirs se sont envolés. C’est donc également un hommage à notre “utopie collective” de jeunesse. »

Ce film, dont Cupelin dit dans les entretiens qu’il lui est « sorti de [l]a tête » presque comme une sorte « d’autoportrait », nous raconte l’histoire d’un jeune chef d’État qui avait sans aucun doute les mêmes rêves que lui. Peut-être Cupelin s’adresse-t-il aussi à la génération suivante, la nôtre, celle qui est née dans les années 1980 avec les politiques néolibérales de Thatcher ou de Reagan et qui en éprouve aujourd’hui directement les effets. Les questions que Cupelin pose au travers de son film nous touchent violemment. Faut-il vraiment choisir entre le progrès et la décroissance ? Entre le néolibéralisme et le communisme ? Faut-il savoir trancher entre l’écologie et l’économie ? Entre la globalisation et le protectionnisme ? Ou encore entre le communautarisme et l’universel ? Et à Cupelin de cerner les questionnements de toute une génération, voguant de Mai-68 jusqu’à l’Europe transatlantique, et de nous mener lentement vers le tourbillon de nos propres émotions à travers le miroir formidable qu’est pour nous l’Afrique moderne.

La patine rough eighties

Dans le plus grand respect de la tradition genevoise – celle de la pureté calviniste – Cupelin a limité au maximum les intermédiaires. Le cinéaste choisit de rester fidèle à la source brute, ce qui fait de ce film un authentique recueil d’archives. La forme, de fait, surprend car elle est construite uniquement sur des documents de l’époque. Ce sont, d’après le cinéaste, des impératifs économiques qui ont sous-tendu ces choix, car il n’a été soutenu par aucune bourse, ni au Burkina Faso, ni en Suisse. L’idée d’un long métrage de fiction n’a pu se faire, et la forme documentaire a dû se suffire de financements très serrés. « [L]e seul moyen pour moi de faire un film sur Sankara était […] d’utiliser des archives, parce que j’avais des archives personnelles et parce qu’en 2007, des archives sur Thomas Sankara ont été rendues publiques sur YouTube. À partir de ces deux sources, j’ai pu envisager un film. Ensuite, je me suis appuyé sur des sources institutionnelles provenant de l’Ina (Institut national de l’audiovisuel), en France, et de la télévision suisse. » Les images choisies ne sont pas si anciennes. On y voit défiler des présidents et des dictateurs à l’aura médiatique encore vivace, comme François Mitterrand, Mobutu, Fidel Castro, Mouammar Kadhafi, Yasser Arafat, souvent embarrassés face aux idéaux humanistes du militant qui rendit au Burkina Faso, et peut-être à l’Afrique, une partie de sa dignité.

La qualité filmique a été reformatée. Toute la poésie du VHS (Video Home System) éclate en mille couleurs. La vidéo magnétique était alors la reine de l’image, la norme grand public. Chacun d’entre nous se souvient de ces enregistrements d’émissions télévisées qu’on faisait à la maison sur ces grandes K7 noires, dont on rafistolait les bandes avec du scotch et des ciseaux. L’écran est délavé, entrelacé, strié de partout comme les toiles expressionnistes. La différence de qualité vidéo de l’époque avec les formats d’aujourd’hui rend aussi les couleurs baveuses même si, selon le réalisateur, « les couleurs exagérées sont volontaires [car c’est] une manière de prendre de la distance avec l’information ».

En effet, on conçoit le monde différemment quand on voit, avec trente ans de recul, les visages des journalistes et des hommes politiques, dont Mitterrand, s’afficher, pour parler de géopolitique, en bleu azur, ou en vert grenouille. Et la pixellisation d’aujourd’hui fait le reste, rendant finalement très graphique un film qui se veut avant tout une description d’idées. Et c’est une réussite.

Ce montage d’archives s’orchestre également autour d’une très belle bande sonore, de l’époque elle aussi, et qui correspond à la jeunesse du réalisateur : The Ex, un groupe punk des années 1980 et Fela Kuti, le fondateur de l’afrobeat, un autre grand activiste, nigérian. Le choix du punk se comprend parce qu’il y a dans cette musique « la même énergie que la parole de Sankara » et parce que le cinéaste souhaite aussi « casser l’image de l’Afrique, avec ses djembés… », enluminant à merveille le défilement des souvenirs, chatoyants, parfumés, délavés ou grinçants, de la vie au Burkina, des espoirs et des désenchantements.

Art oratoire renouvelé

Christophe Cupelin tresse son œuvre comme on rassemble une collection archéologique. La plupart des gens qui apparaissent sont morts aujourd’hui. Les séquences exhumées parlent d’elles-mêmes, traces d’un monde englouti, où les protagonistes paraissent parfois bien maladroits, dans leur style de vie politique, entre rapport de force affirmé ou déguisé, passant de l’éloge à l’aveu morbide, dans un rapport Nord-Sud encore très condescendant. Une petite fille hurle dans les bras de Mitterrand qui ne sait comment faire ; Sankara, confident, au regard triste, regarde par terre avant de répondre à la question qu’on lui pose assis dans un fauteuil de salon ; Blaise Compaoré chuchote au cameraman, quelques jours après le meurtre de celui qui fut son meilleur ami, que celui-ci aurait « mieux fait de le descendre » s’il avait voulu survivre… En ce qui concerne la narration, il n’y a pas de voix off, ni de commentaires de l’époque, ou d’aujourd’hui. Pas un historien, pas un politicien, pas un biographe des années récentes. Personne ne discute la vie de cet homme au parcours fantastique, excepté Mitterrand à l’époque, mi-charmé, mi-tracassé avec son œil olympien. Le seul commentaire actuel est la citation d’une phrase de Jean Ziegler, fameux sociologue suisse, qui avait rencontré et connu le Burkinabè en son temps et avec lequel Sankara avait écrit le Discours sur la dette.

Sankara et Mitterrand

La majorité des sources utilisées sont les discours de Sankara lui-même. Enthousiaste, vigoureuse, mais aussi sobre et claire, la rhétorique du jeune Africain rappelle au réalisateur les grandes époques où les discours n’étaient pas qu’un vernis : « Je me suis rendu une première fois au Burkina Faso en 1985. La découverte de la révolution burkinabè fut un choc et une révélation pour le jeune homme de 19 ans que j’étais. Pour tous ceux de ma génération, africains ou non, qui ont connu Thomas Sankara, il représentait alors non seulement l’espoir d’une société plus juste au Burkina Faso mais encore l’espoir d’un monde meilleur pour tous. Ce président innovant qui parlait avec verve et humour de problèmes sérieux, notamment à la radio nationale du Burkina, a laissé une trace indélébile dans ma mémoire. »

« Enthousiaste, vigoureuse, mais aussi sobre et claire, la rhétorique du jeune Africain rappelle au réalisateur les grandes époques où les discours n’étaient pas qu’un vernis. »

Les idées que Sankara développe avec un savoir-faire quasi philosophique convoquent des vies multiples : Africains, Burkinabè, hommes et femmes, paysans, opposants à l’impérialisme, dans ce petit pays sans accès à la mer. « Le discours de Sankara est un discours qui me parle […]. Aujourd’hui, je m’ennuie avec les propos des candidats. […] Sa parole est discursive, elle nous permet de réfléchir, en tout temps, en toute condition, dans toute culture… C’est dans ce sens-là que ça m’intéresse, c’est que je pense qu’il y a [chez lui] une parole universelle. » L’approche de Cupelin n’est pas édifiante, elle ne tranche pas. En écartant les témoignages et les interprétations, elle laisse le spectateur libre de penser ce qu’il veut, seul face à Sankara et ses multiples contradictions. On voit le jeune président réfléchir, hésiter, exposer ses actions, ses erreurs, ses objectifs politiques, son embarras à propos du vote à bulletin secret, son idéal d’une société égalitaire abolissant les privilèges et contraignant les libertés. Le réalisateur suisse rend ces hésitations tangibles. C’est le spectateur qui doit faire la synthèse de ce que nous lègue cette comète révolutionnaire, c’est le spectateur qui doit questionner les circonstances du meurtre, le 17 octobre 1987, resté en partie inexpliqué. Le film, lui, ne laisse que les traces d’une époque, les débris d’un miroir cassé, qui se transmettent peut-être encore, au Burkina, sous les tables.

Nos Desserts :

Notes :

[i] Ce film suisse avait été projeté, en première mondiale, au célèbre festival consacré au documentaire : Visions du réel, à Nyon. Puis, l’oubli. À une exception près : sa projection dans le cadre du festival Black Movie, à Genève, en février 2013, lors duquel il a gagné le Prix du public.
[ii] Le cinéma Spoutnik est un cinéma indépendant au sein de L’Usine, centre de fêtes et de création alternatives à Genève.

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