Société

Chacun cherche Charlie ??

Ce qui s’est passé la semaine dernière nous a tous touchés. D’une façon ou d’une autre. Beaucoup d’émotions, de tensions, de polémiques à deux balles, de questions sans réponse. Cette semaine, j’étais bien décidée à me « distraire » avec le « Charlie Hebdo » de la renaissance, d’autant qu’on nous le promettait « piquant ». Comme on les aime quoi. Avec « Charlie », y en a souvent pour tout le monde, toutes les chapelles sont servies. Parfois, ce sont mes convictions intimes qui en prennent un coup, et ça leur fait pas de mal. Alors là, « Charlie Hebdo » s’apprécie comme une « tête brûlée », au premier abord, on se dit « Putain, mais c’est quoi ce machin, c’est dégueulasse ? C ’est pas possible de faire un truc pareil… ». Et puis, et puis, finalement , à l’usage, ça va, ça passe, c’est même agréable. C’est sucré. À la fin, on en rigole. Ce ne sont que des dessins après tout. De simples dessins.

Le million, le million !!

Diapositive1Je m’apprêtais donc à aller, la fleur au fusil (quelle belle expression), acheter le Charlie de cette semaine. Je ne voyais pas trop pourquoi on le tirait à un million. Puis j’ai vite compris. Ça a commencé lundi. J’allais faire une grille de loto à la maison de la presse de la petite commune à côté de chez moi (environ 3 500 habitants). Tout au fond de la France très profonde. Le temps que je remplisse ma grille, une dame qui passait à la caisse, apostropha anxieusement le taulier : « On peut vous réserver quelque chose ? On peut réserver chez vous ? » Le grand gaillard, équipé d’une paire de moustaches qui ressemblait à un énorme papillon de poils posé sur ses lèvres, la regarda sans rien dire, du genre « Développe chérie, j’ai rien compris. » Elle ajouta donc : « Ben c’est pour réserver Charlie, pour mercredi. » Comme si c’était évident. Du coup, j’ai tendu l’oreille, telle la concierge du quartier. La tension de mon oreille traduisait mon étonnement. La petite dame était d’un âge « avancé » comme on dit pudiquement, ronde, la baguette sous la bras… Ça n’empêche pas d’aimer Charlie Hebdo, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais bon c’était quoi cette histoire de « réserver » ?? Le taulier moustachu prit lentement une liste de noms, notés sur des papiers découpés à la hâte. On aurait dit qu’il avait attaqué un remake du bottin. Et il inscrivit le nom de la dame en bougonnant : « J’en ai déjà 90 qui me l’ont réservé… V’z’êtes loin d’être sûre de l’avoir. » Un gars, accoudé à la caisse, y mit son grain de sel : « Faudra se lever de bonne heure alors ? » Lui aussi, il flippait de pas l’avoir « son » Charlie du 14 janvier.

« Ça servira à rien, répondit Attila, prince de la presse, un million c’est rien et on sait même pas combien on va en recevoir.
 Ben inscris-moi sur ta liste aussi », conclut l’autre, dépité, penaud, désespéré…

En sortant de la maison de la presse lundi matin, j’ai su que ce ne serait pas la peine d’y aller chercher mon canard le mercredi suivant. Je décidai donc d’aller fureter ailleurs. Les gens ordinaires, de la vie de tous les jours voulaient tous Charlie. Je n’en revenais pas… Mais qu’est-ce qui leur prenait à tous ?

En scientifique digne de ce nom, j’ai décidé de mener une petite expérience. J’ai mis au point un protocole. J’allais tester différents points de vente et rameuter les potos pour savoir, si eux, ils allaient réussir dans cette nouvelle quête des temps modernes : acheter Charlie Hebdo en ce 14 janvier de l’an de grâce 2015. J’ai aussi décidé de demander aux gens qui poursuivaient cette quête, pourquoi ils le faisaient. Et comme c’était parti, j’avais de la matière à attaquer une nouvelle thèse.

De là, j’ai contacté mon amie Lily La Fronde, illustratrice libre dans sa tête, derrière sa fenêtre, et lectrice de Charlie Hebdo depuis ses jeunes années :  « Lily, on l’aura pas, c’est mort. La France entière veut Charlie Hebdo ! » À cet instant-là, j’ai senti que j’avais laissé un doute s’insinuer en elle. Elle habite Paris, donc bon, c’est un peu comme une autre planète. Sur le coup, on se disait qu’à Paris, tout espoir est permis, que Paris serait inondé d’exemplaires de Charlie Hebdo, que le coup était assuré, quoi. Ben non. Renseignement pris à la librairie favorite de Lily, ce n’était pas 90 mais 300 inscrits à la quête du fameux numéro ! Et cette même réponse « Et pis, j’sais pas combien j’vais en r’cevoir. » Décidément, tout n’est qu’excès en ce monde.  Il faudrait donc mettre son nom sur une liste pour prétendre obtenir un numéro de Charlie Hebdo ? Je m’y refusai. Je ne voulais pas faire la queue pour Charlie comme à la fromagerie de chez Auchan !

« Désolé m’ssieurs, dames, y a plus d’Charlie »

Mercredi matin, j’ai pris sur moi. Je suis partie sur le pied de guerre à 8 h 33, la tignasse en bataille, la matière grise en mode « off » mais la bonne volonté chevillée au corps, jusqu’au petit supermarché local qui fait aussi la presse. D’autant que, ce n’était plus un, mais trois millions d’exemplaires qui allaient être imprimés, nous avait-on annoncé. Je gardai une lueur d’espoir… qui s’est vite vue étouffée. Ce matin-là, il y avait une foule comme une veille de réveillon. Sauf que les gens ne poussaient pas de caddies et qu’ils se dirigeaient vers l’entrée d’un pas pressé. M’enfin, ils allaient quand même pas tous acheter Charlie Hebdo au pas de course ? D’habitude, à cette heure-ci, l’endroit est désert, seuls quelques courageux viennent chercher la feuille locale.

Mettez-m’en trois millions alors… Euh, non, plutôt cinq

Si, ils venaient tous acheter Charlie Hebdo. Et, évidemment, 8 h 33, c’était trois minutes de trop. Il fallait s’en douter. « Désolé m’ssieurs, dames, y’a plus d’Charlie. » Dans l’ensemble, tout le monde l’a pris à la rigolade. C’est pas grave, il sera ressorti dans les quinze jours à venir. Seul un homme s’est mis à beugler des insanités d’ordre politique approximatives et déplacées. Ne pas avoir eu Charlie Hebdo peut provoquer des réactions exacerbées… Et puis, comme on s’était levé pour venir à la presse, on a tous pris un journal, un magazine… Ça fait marcher le commerce, comme disait l’autre.

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File d’attente, non pas mercredi mais ce vendredi 16 janvier: la folie continue ! Nos ancêtres faisaient la queue pour un bout de viande, nous, nous devons la faire pour nous marrer…

Il ne me restait plus qu’à prendre des nouvelles de la capitale. Et à Paris, la folie de la presse papier était aussi au rendez-vous. Enfin, c’était pire, parce que c’est Paris tout de même. Certains points de vente étaient dévalisés dès 6 h 30 (entre parenthèses :  à la gare de Rennes, tous les exemplaires de Charlie Hebdo étaient vendus à 5 h 05) ! Des files d’attente s’allongeaient mollement dans les rues devant des kiosques encore fermés. Mais, mais, mais… heureusement, l’indéboulonnable Lily La Fronde ne connaît pas l’échec ! Parce que Lily était devant son point presse à 7 h du matin…

«  Ce matin, on se croirait un peu un jour férié devant la boulangerie, ou devant le Zénith 6 h avant l’ouverture des portes pour un concert de Queens Of The Stone Age (ok, ok, on va dire : proportionnellement à la taille de la salle, quoi…), ou chez le disquaire indépendant le jour du disquaire day (désolée j’ai que ces références, j’attends pas devant les magasins pour les soldes, ni devant l’Apple store pour la sortie du nouvel iPhone… Mais bon, je crois que ça y ressemble aussi…) Et là, une voix essaie de contenir la foule qui s’impatiente et s’agglutine devant la vitre : « 1 par personne ! Si vous n’avez pas réservé c’est pas la peine : vous n’en aurez PAS aujourd’hui ! » Certains s’en vont, dépités… Certains espèrent et restent.

7 h pile : queue de 22 personnes

7 h 05 : queue de 45 personnes

Je n’ose imaginer combien ils sont maintenant…

Mais moi, je m’en fous j’ai mon Charlie. Une femme hystérique m’arrête un peu plus loin : « vous l’avez eu où ??? » J’ai cru qu’elle allait me l’arracher des mains… Je résiste. 

10 mètres plus loin, au kiosque : la même queue…

Et toute la file qui me regarde passer devant elle, dégoûtée, en voyant mon journal à la une verte, comme si je me promenais avec Ryan Gosling en lui léchant ostensiblement le lobe de l’oreille… Si, si ! Gênée, j’ai lancé un petit « eh oui, euh… j’ai le GRAAL… bonne chance » avec un grand sourire, mais à ma grande surprise cela n’a absolument fait rire personne…

Et ce grand esprit fraternel alors ?!  »

(Propos rapportés par Lily la Fronde, la bien nommée)

À Paris, la vie est rude, on y rigole souvent en grinçant des dents ou en serrant les fesses…

Puis, on nous annonça un tirage à 5 millions d’exemplaires. Et le deuxième jour (jeudi), les kiosques furent de nouveau dévalisés…

Et le troisième ? Ce fut la même chose. Et oui, ce vendredi matin, on faisait encore la queue devant les points presse pour avoir Charlie (voir la photo ci-dessus).

Mais, que ce soit à Paris ou en province, on entendit les malheureux rentrer chez eux en murmurant : « pas grave, je vais m’abonner, ça sera plus simple… » C’était comme un petit cri de vengeance et de lutte sourde. Alors, de mon coté j’ai aussi fait ce petit test :

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Ben, nom d’un chien ! Tout le monde veut l’acheter ET tout le monde veut s’abonner. Donc les survivants, ont survécu… aux assaillants mais vont devoir se tuer à la tâche pour satisfaire cette nouvelle demande. Les lecteurs vont les sucer jusqu’à la moelle.

Créer le manque, susciter le besoin ? Ou l’inverse ?

La conclusion de la première partie de l’étude était donc limpide : la ruée vers Charlie avait bien eu lieu et la pénurie était flagrante. Il me restait donc le deuxième volet : « Pourquoi ? » Et je sentais bien que répondre à cette question serait beaucoup moins facile. De prime abord, j’avais comme l’impression désagréable qu’on voulait Charlie comme on voulait n’importe quel machin à la con, un bracelet à la mode avec un logo débile, un « it-bag », un bloc de foie gras avant les fêtes ou je ne sais quoi de ce genre. Mais je me trompais. Et j’en suis bienheureuse. Les gens à qui j’ai demandé pourquoi il voulait acheter ce numéro de Charlie Hebdo m’ont répondu des trucs touchants de sincérité.

On m’a dit « c’est en soutien aux gens de Charlie » ou encore que c’était « le plus beau des pieds de nez à ces malades ». Sous-entendu, que les terroristes avaient cru qu’il allait tuer l’hebdo, empêcher les auteurs et dessinateurs de s’exprimer, et que, au contraire, ils revenaient plus forts que jamais. J’ai également entendu un homme affirmer que c’était « pour le souvenir, pour la mémoire, pour ne pas oublier ce qui c’était passé ». En synthèse, c’était à la fois un sentiment de solidarité aux personnes qui avaient été touchées directement par l’attentat, une façon de donner tort au terrorisme et, pour certains, presque une question de l’ordre du « devoir de mémoire ». De bonnes intentions. Je sais bien que l’enfer en est pavé mais je ne pense pas que la sincérité des personnes que j’ai rencontrées puisse être mise en doute. Au bout du compte, je crois que quelque chose a quand même changé dans la tête des gens. Ils se sont rendus compte (moi comprise sans doute) que des choses que l’on croyait acquises ne le sont pas : la paix, la liberté de s’exprimer et une certaine forme d’humanisme. Nous avons réalisé que toutes ces valeurs nécessitent qu’on les défende. Acheter Charlie, c’est une façon de matérialiser cette prise de conscience.

Là, j’entends déjà les tambours et trompettes des bien-pensants, des polémistes de tous ordres : « Ah oui, c’est naïf, c’est médiocre, cette vision des choses et qu’ils sont naïfs et benêts, tous ces gens qui subitement sont allés acheter Charlie. Des veaux, ce sont des veaux. »  Affaire classée, êtres humains catégorisés. Vous les petites gens, si vous n’avez pas le bon comportement, prière de fermer vos gueules. Or, je reste convaincue que ce n’est pas dans le mépris que l’on fera avancer quoi ce soit mais bien davantage dans le dialogue et l’écoute. Sachons écouter ce qui se dégage de ce mouvement général. Mépriser tous ceux qui se sont levés ce matin à la quête d’un journal qu’ils n’ont peut-être jamais acheté, c’est tellement facile et satisfaisant, ça donne une importance hautaine et détachée. Mais c’est tuer dans l’œuf un élan qui a, au moins, le mérite de s’être levé. Par ailleurs, je me demande comment on peut prêcher la tolérance quand, de votre bouche et de votre plume, ne sortent que le mépris et la condescendance ?

Évidemment, sur le plan de la raison, cette quête absolue d’un numéro de Charlie Hebdo est dérisoire. Mais elle révèle autre chose, la volonté de personnes « du peuple » d’exprimer leur émotion, leur indignation. Parce qu’ils ne savent pas trop sans doute comment réagir, que faire. Et en cela, cette frénésie est révélatrice. Elle révèle un néant qui est à combler. Ne laissons pas n’importe quelle propagande s’engouffrer dans cette brèche chaude et béante.

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Prologue

Quant à moi, j’ai échoué, je ne lirai pas Charlie Hebdo aujourd’hui. C’est dommage, ça avait vraiment l’air d’être une bonne cuvée. J’ai écouté France Info me décrire les dessins de ce numéro « historique » à la radio… À quoi on en est réduit.

Mais évidemment, tout ça n’est que « superficiel et léger ». L’essentiel, c’est que Charlie n’est pas mort, il ressortira, d’autres mercredis et pour les siècles des siècles . Et je continuerai de l’acheter, de temps en temps, comme ça, sur une envie, au coin d’un kiosque, et de le savourer comme un « bonbon qui pique ».

Nos desserts :

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