Politique

Jack Dion : « Nul ne proteste contre l’expulsion méthodique des couches populaires »

Directeur adjoint de la rédaction de l’hebdomadaire « Marianne », Jack Dion vient de sortir son quatrième ouvrage : « Le mépris du peuple – Comment l’oligarchie a pris la société en otage » (éditions Les liens qui libèrent). Un pamphlet qui énumère les trahisons des élites françaises – de droite comme de gauche – depuis une trentaine d’années.

Le Comptoir : En français, le mot « peuple » reste ambigu et peut, tour à tour, prendre un sens sociologique (la « plebs » romaine ou les classes populaires), politique (le « demos » grec ou l’ensemble des citoyens) ou culturel (l’« ethnos » grec ou le peuple identitaire). Cette ambiguïté n’expliquerait-elle pas la méfiance à l’égard de ce mot et des connotations identitaires qu’il peut emmener ?

DION JackJack Dion : Quel que soit le sens (les trois se mélangent, d’ailleurs), le fait est que le mot « peuple » fait peur aux élites, toutes tendances confondues. La preuve en est que le peuple, au sens large du terme, a disparu de toutes les sphères de pouvoir, qu’il s’agisse des instances politiques, du monde du travail ou des médias. Dans ces différentes structures, il est soit ignoré, soit méprisé, voire les deux à la fois. Comme je le rappelais dans mon livre, à deux exceptions près, les députés issus du monde ouvrier ont disparu de l’Assemblée nationale. Au pays de la Commune de Paris, c’est un sacré retournement de situation. Le plus étonnant, c’est que cette forme d’éradication de classe s’opère dans une totale indifférence. On nous abreuve de débats sur les vertus de la « mixité », mais nul ne s’émeut de la disparition de la mixité sociale alors que cette dernière, si elle était mise en œuvre, ouvrirait la porte à toutes les autres. Mais c’est une question taboue. Nul n’en parle. Nul ne proteste contre l’expulsion méthodique des couches populaires. Désormais, quand on les évoque, on les associe d’office au Front national, sans se demander pourquoi et comment il y a plus d’ouvriers qui votent FN plutôt que PS. On les caricature, on les insulte, on les traite de racistes ou de xénophobes, comme si le peuple, dès lors qu’il échappait à l’emprise idéologique des élites, avait vocation inéluctable à tomber dans les bras de Marine Le Pen.

La perte du peuple par la gauche est aujourd’hui analysée depuis de très longues années par de nombreux intellectuels comme Jean-Claude Michéa, Jacques Julliard, Laurent Bouvet, Christophe Guilluy, ou encore votre collègue Éric Conan. Depuis quelques mois, Jean-Luc Mélenchon tente également un « retour au peuple ». La gauche est-elle encore en mesure de mobiliser les classes populaires ?

Je l’espère, car dans l’hypothèse inverse, le pire est à venir. Mais il y a du pain sur la planche. En effet, la coupure est profonde. Elle tend même à devenir une plaie béante. Plusieurs éléments doivent être pris en compte. Il y a d’abord (c’est dans le désordre) l’échec du communisme, qui a fait perdre au Parti communiste français son rôle de force de protestation, aujourd’hui récupéré par le FN, avec une note de xénophobie et de rejet des autres, pour le moins inquiétante. Quoi qu’on ait pu penser de l’utopie communiste, la marginalisation du PCF explique bien des dérives contemporaines. Il y a ensuite le virage du PS dans le domaine économique et social, qui l’a conduit à mener une politique guère différente de celle de la droite. Résultat : la droite décomplexée cohabite avec une gauche complexée. Il y a enfin les coupables hésitations de la gauche, toutes tendances confondues, à aborder sans tergiverser certaines questions sociétales longtemps ignorées ou abordées de façon caricaturale, comme l’immigration, la sécurité, la laïcité, la nation. De ce point de vue, la réaction populaire après l’attaque de Charlie Hebdo et l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes prouve que le peuple est en attente d’initiatives courageuses sur tous ces sujets, dans un esprit de fraternité républicaine et de courage politique. Mais c’est une question qu’il faut prendre à bras le corps, de toute urgence.

En écrivant que « le problème en France, c’est sa caste politico-économique (…) une aristocratie interchangeable qui a pour les gens ordinaires le respect du maître pour son majordome », ne tombez-vous pas dans ce que Pierre-André Taguieff nomme l’« illusion populiste », c’est-à-dire la « croyance naïve que le peuple est fondamentalement bon » ?

Jack_DionNon, le peuple n’est pas fondamentalement bon, mais il n’est pas davantage fondamentalement mauvais, ou con, pour parler comme les gens de Charlie Hebdo. Un pays qui n’est pas à l’écoute de son peuple est un pays qui se meurt et qui illustre la fameuse formule de Bertold Brecht, évoquant avec humour la nécessité de changer de peuple au cas où il serait trop rétif. Quand il y a une telle fracture entre la France d’en haut et celle d’en bas, entre les élites et les milieux populaires, le ver est dans le fruit. Or, c’est bien ce qui se passe dans la France d’aujourd’hui. Les élites ont les mêmes origines, fréquentent les mêmes lieux, assistent aux mêmes spectacles, fréquentent les mêmes cercles, et surtout pensent à peu près la même chose sur tout, puisque seuls les sujets sociétaux font débat, désormais. C’est ça, la démocratie ? C’est ça, la République ? Dans quel régime vit-on quand on bafoue la volonté majoritaire du peuple évoquée par référendum comme cela s’est produit à propos du Traité constitutionnel européen de 2005, sorti par les urnes et revenu par la voie parlementaire ? C’est Poutine, le modèle ? Alors, il faut le dire et l’assumer, plutôt que d’en faire l’ennemi public numéro 1.

« Je ne mettrai jamais sur le même plan ceux qui décident et ceux qui subissent, les exploiteurs et les exploités, les patrons du CAC 40 et leurs salariés, les tortionnaires et les torturés, les maîtres de maison et les serviteurs. »

George Orwell écrivait : « un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime, il est complice. » Le peuple ne serait pas en quelque sorte complice de la trahison constante des élites depuis trente ans ?

C’est une vision un peu mécanique. Je ne mettrai jamais sur le même plan ceux qui décident et ceux qui subissent, les exploiteurs et les exploités, les patrons du CAC 40 et leurs salariés, les tortionnaires et les torturés, les maîtres de maison et les serviteurs. Sans tomber dans la victimisation, je considère que tout le monde n’est pas sur le même plan. Comme disait Elsa Triolet, « les barricades n’ont que deux côtés », et l’on ne choisit pas toujours son côté.

La difficulté de mobiliser l’électorat populaire ne vient-elle pas du fait que celui-ci soit fragmenté comme jamais, notamment à cause de questions identitaires ? Et dans ces conditions, la classe politique ne s’est-elle pas adaptée à cette complexité ? 

L’électorat populaire est en effet fragmenté, mais pas seulement à propos des questions identitaires, lesquelles il faut affronter, aussi complexes soient-elles. On peut débattre de la nation sans verser dans le nationalisme, de l’immigration sans tomber dans la diabolisation de l’étranger, de l’islam sans considérer les musulmans comme des ennemis de l’intérieur, ou de la place des femmes sans faire du port du foulard un signe extérieur d’émancipation féminine. Mais le pire serait de laisser ces questions derrière le rideau sous prétexte de ne pas faire le jeu du FN. Au contraire, c’est en les ignorant que le FN en profite pour apporter ses propres réponses, aussi dangereuses soient-elles. Mais il y a aussi des fragmentations sociales entre les salariés ayant un emploi et ceux qui n’en ont pas, des fragmentations géographiques, ou des fragmentations culturelles. Toutes minent le tissu social à des degrés divers.

« Mais l’important est moins de diaboliser le FN (en la matière, l’échec est patent) que de s’emparer des questions qui taraudent les milieux populaires pour leur apporter des réponses révolutionnaires et émancipatrices. »

DION Jack2

Selon vous, le Front national n’est pas national-populisme, comme l’avanceraient Pierre-André Taguieff et, à sa suite, de nombreux commentateurs. Pourtant, dans son discours le FN semble bel et bien souhaiter être le porte-voix du « peuple français », même si c’est sur une base ethnico-identitaire. N’existerait-il pas un populisme de droite et d’extrême-droite ?

Je récuse la formule de « national-populisme » car elle est le pendant du « national-socialisme ». C’est un vieux truc consistant à fasciser le FN afin de pousser au vote utile en faveur du PS et qui se retourne contre ses inventeurs avec l’installation durable du FN dans le paysage politique, à un haut niveau d’influence. Certes, il existe bien un courant d’extrême droite fonctionnant sur une base ethnico-identitaire. Certes, on peut lui accoler l’étiquette de « populisme », vu que Marine Le Pen fait le grand écart permanent en reprenant à son compte toutes les formes de protestation sans s’inquiéter de la moindre cohérence dans son propos. Mais l’important est moins de diaboliser le FN (en la matière, l’échec est patent) que de s’emparer des questions qui taraudent les milieux populaires pour leur apporter des réponses révolutionnaires et émancipatrices.

Plaidoyer pour un retour au peuple

Alors que tous les analystes se focalisent sur la méfiance du peuple à l’égard de nos élites, Jack Dion renverse l’accusation. Dans son ouvrage, le journaliste de Marianne se propose d’analyser trente ans de mépris des élites françaises vis-à-vis des classes populaires. Or, comme l’expliquait Victor Hugo : « Ne pas croire au peuple, c’est être un athée en politique. » Du pouvoir exorbitant du président au sein de la Ve République – qui poussait François Mitterrand à qualifier ce régime de « coup d’État permanent » – à la construction technocratique européenne, en passant par le néolibéralisme ou la faible représentativité politique des ouvriers et des employés, l’auteur analyse comment ce mépris du peuple se manifeste aujourd’hui. Afin d’enrayer la montée du Front national, Jack Dion exhorte la gauche à redevenir populaire et à se saisir de questions comme la souveraineté, la nation, ou la laïcité, qu’elle a abandonnées à tort, en y apportant des réponses réellement révolutionnaires. Un livre salutaire dans le marasme politique que la gauche devrait lire.

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5 réponses »

  1. Il ne manque qu’un élément fondamental
    A cette démonstration microscopique et télescopique
    De la situation du peuple, des peuples
    C’est la vision « goebelienne » et les manipulations qui s’ensuivirent
    Je ressens un grande sincérité républicaine dans ce texte
    Mais il ne faut pas feindre ignorer le hold-up des médias
    Sur les capacités cognitives du peuple
    Le peuple ne lit plus Victor Hugo, hélas

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