Fin septembre 2014, 43 étudiants mexicains de l’État de Guerrero sont séquestrés, torturés, assassinés et possiblement brûlés (certains vifs), par des policiers, avec l’aval de l’autorité politique locale et le laisser-faire d’un bataillon militaire proche. Si le cas de tuerie n’a rien d’isolé dans ce pays ravagé par les violences étatique et mafieuse, le caractère disproportionné de la barbarie déployée a choqué le pays et causé un scandale politique qui a éclaboussé jusqu’au plus haut niveau… et révélé la réalité d’une nation pourrie par le narcotrafic, la violence d’État, l’impunité et la criminalisation des protestations démocratiques. Un journaliste guatémaltèque, correspondant au Mexique, nous a envoyé un texte que nous avons traduit.
Quelques éléments généraux de contextualisation, pour commencer. Président des États-Unis du Mexique depuis décembre 2012, Enrique Peña Nieto a engagé le pays sur la voie de réformes néolibérales d’envergure, dans la prolongation des politiques désastreuses engagées depuis les années 1980. Réformes fiscales pénalisant les catégories socio-économiques basses et moyennes de la population (augmentation de la TVA sur divers produits, des taxes sur les concerts, matchs, spectacles ; augmentation des taxes de location, des impôts sur les hypothèques, etc.). Réforme énergétique bénéficiant aux grandes entreprises d’exploitation de gaz et de pétrole, impliquant notamment l’abandon de leurs terres de petits exploitants agricoles. Réformes des télécommunications autorisant la collecte de données privées, la suspension des télécommunications en cas de « menaces à la sécurité nationale », entre autres. Réforme éducative qui, autorisant le renvoi d’instituteurs au prétexte d’avoir été absent trois jours d’affilée « sans raison valide », terme ô combien ambigu, vise à appauvrir davantage l’éducation publique, au bénéfice d’une éducation privée dont les coûts exorbitants sont cause d’endettement long pour nombre de jeunes mexicains. Réforme sécuritaire qui, tirant profit de l’échec de la « guerre contre le narcotrafic » qui se chiffre en dizaines de milliers de morts et de disparus, bénéficie à l’industrie privée de la sécurité, principalement à des compagnies capitalistes étrangères, avec, en prime, une criminalisation des mouvements de protestation. Le tout avec la bienveillance du « socialiste » François Hollande (lire « Le soutien aveugle de la France au président mexicain », de John Akerman dans Libération) qui, ayant remis au Président Peña Nieto la grand-croix de la Légion d’honneur, a salué des « réformes [qui] sont aussi les nôtres ».
Ces réformes brillantes prolongent celles de ses prédécesseurs. Classé 14e puissance économique mondiale, le Mexique affiche un taux de pauvreté de 46% et un salaire minimum légal inférieur à celui de Haïti ou du Nicaragua (pays classé parmi les plus pauvres du continent). Conséquence de la chute du cartel de Medellín, le couloir centre-américain est devenu, après les Caraïbes, la route de substitution du narcotrafic, portant l’insécurité et la violence à des niveaux inégalés dans les pays « en paix ». Centrale dans la vie nationale, la question du narcotrafic a si profondément pénétré et corrompu la classe politique que l’on peut à bon droit parler de narco-État.
C’est dans ce contexte global qu’il faut situer et comprendre les faits qui ont eu lieu dans l’État de Guerrero, l’un des plus pauvres du pays, révélant à la fois les liens profonds entre les mafias de la drogue, l’État et les puissances capitalistes, ainsi que la situation de plus en plus vulnérable d’une population dont les mouvements sociaux, timides, sont violemment punis. Un État terroriste œuvrant au profit des barons de la drogue, des bureaucrates et du grand capital : voilà comment peut se résumer le Mexique d’aujourd’hui. Dans une tribune parue dans La Jornada, Carlos Fazio a même évoqué un « crime d’État » et des « crimes contre l’humanité », avançant qu’ils n’étaient pas dus « à l’absence de l’État, ni n’ont constitué un fait isolé. Cela fait partie de la persécution […] et la stigmatisation classiste […] envers les étudiants normalistes ». La disparition, estime-t-il, « en tant qu’instrument et modalité répressive du pouvoir institué n’est pas un excès causé par des groupes hors de contrôle, mais une technologie répressive adoptée rationnellement et de façon centralisée et qui, entre autres fonctions, poursuit la dissémination de la terreur ».
Le texte ci-dessous a été écrit pour le Comptoir par Juan Luis García Hernández, journaliste guatémaltèque, correspondant à Mexico City pour divers magazines, dont Contrapoder et Plaza Pública. Ce texte nous a été soumis début mars ; il reste cependant d’actualité.
Au moment où l’Europe est frappée par des vagues de terrorisme, au Mexique, il semble que la violence et l’impunité se soient installées de façon durable. Ce pays traverse une crise de corruption institutionnelle depuis des décennies, qui s’est aggravée parallèlement à la montée en puissance du crime organisé. La question n’est plus : « Comment renforcer l’État pour assurer la sécurité à la population? » ; mais : « Comment faire en sorte que l’État ne cautionne pas le crime organisé ? ».
La crise des droits de l’Homme que traverse le Mexique est la conséquence des politiques du président actuel, Enrique Peña Nieto qui, depuis le début de son mandat à la fin de l’année 2012, a orienté son action autour d’un discours en faveur de la croissance économique. Peña Nieto a promu douze réformes, qui ont été menées en deux ans. Un temps record pour les standards locaux. Celles-ci ont ouvert le pays à une prochaine concurrence étrangère dans l’industrie pétrolière et l’exploitation minière. Mais, sur le plan sécuritaire, en dépit des constantes dénonciations, par diverses organisations et par la population civile, de disparitions, enlèvements et homicides, la stratégie du gouvernement a consisté surtout à masquer la violence.
La plaie du narcotrafic
Car parler de sécurité au Mexique, c’est parler du narcotrafic. Le pays est le couloir d’accès le plus convoité en matière de transit de la drogue vers les États-Unis, principal consommateur de stupéfiants au monde. La cocaïne, par exemple, est produite principalement en Colombie, au Pérou et en Bolivie, selon une étude de l’Organisation des États américains (OEA) parue en 2013.
Cependant, les cartels mexicains, qui fonctionnaient déjà comme des entreprises, non seulement dans le trafic de drogues, mais aussi de migrants (estimé à 25 millions de dollars par semestre) et la traite de personnes, se sont approprié la majeure partie du convoyage dans cette partie de l’hémisphère.
Je rencontre souvent des Européens qui viennent à la capitale mexicaine, le District fédéral. Ils sont surpris du caractère paisible de la ville : cela ne coïncide pas avec ce qu’ils ont entendu aux actualités ou avec les recommandations de la diplomatie. Mais la règle, c’est que les plus fragiles sont ceux qui souffrent les pires conséquences du système. C’est ce qui est arrivé le 26 septembre 2014 aux 43 étudiants normalistes.
La disparition de ces étudiants de la zone rurale de Guerrero, un des États dont les indices de pauvreté sont parmi les plus élevés du pays, a mis en évidence la coopération de l’État mexicain avec le crime organisé et la fragilité de la population face aux autorités qui les gouvernent.
Quarante-trois personnes assassinées

« Mexique : le pays où l’on se permet de brûler 43 étudiants dans une fosse commune, 49 enfants dans une garderie et 40 adultes dans un casino sans qu’il y ait le moindre gramme de justice ; mais ne va pas brûler une porte, car c’est parfaitement révoltant ! »
Cette nuit-là, des élèves de l’école normale rurale Isidro Burgos, de la commune d’Ayotzinapa, qui forme des professeurs des écoles, ont usurpé des bus d’une compagnie de transport pour se rendre à Iguala, une ville située à 247 kilomètres de là. Ils doivent y réaliser une collecte d’argent destinée à financer une protestation citoyenne. Ayotzinapa est une zone où il semble que Dieu ne soit jamais venu. Les cultures de pavot [Note du traducteur : plante nécessaire à la fabrication de l’héroïne] abondent et les paysans n’y vivent pas, mais y survivent. Les 43 victimes étaient des enfants, en un certain sens, privilégiés, puisqu’ils avaient l’opportunité de devenir professeurs des écoles dans une zone rurale.
En arrivant à Iguala, les policiers locaux, agissant avec la permission du maire José Luis Abarca, leur ont barré la route et les ont attaqués à coups de feu. Bilan : deux morts, un blessé grave, qui est mort un peu plus tard, et la disparition forcée de 43 étudiants.
Pendant ce temps, un bataillon militaire de 85 personnes, situé à seulement un kilomètre de la fusillade, se tenait les bras croisés, n’intervenant pas, en dépit du bruit des tirs qui pouvait s’entendre jusqu’à 4 kilomètres alentour.
Indifférence visible de l’État
Plus de cinq mois après la disparition des étudiants, la version officielle du gouvernement est que les policiers, de mèche avec un groupe de trafiquants de drogue connu sous le nom de « Guerriers unis » (Guerreros unidos) ont agi pour transférer, tuer et brûler les 43 étudiants dans une déchetterie d’une autre commune voisine, nommée Cocula.
Lors des attaques contre Charlie Hebdo, le Président François Hollande, après avoir appris la nouvelle, n’a pas attendu plus de quelques minutes avant de se déplacer sur le site de l’attentat. Avec les 43 morts, Peña Nieto a mis plus de dix jours pour faire une simple déclaration, cela en cohérence avec sa politique d’indifférence.
De leur côté, les familles, soutenues par diverses organisations civiles, ont conduit une série de marches qui ont réveillé le pays, la plus grande ayant lieu le 20 novembre 2014 qui, dans la seule ville de Mexico, a réuni 30 000 personnes pour exiger que justice soit faite.
La Procuratie générale de la République (PGR), institution jouant le rôle de Ministère public chargé de la poursuite des délits, était alors dirigée par Jesús Murillo Karam. Après les premiers efforts de recherche, Karam a d’abord indiqué lors de conférences de presse que les normalistes avaient possiblement été réduits à l’état de cendres et jetés dans des sacs poubelle dans la rivière qui jouxte la déchetterie. Une déclaration qui a laissé les parents perplexes et dans le trouble. Car, en dépit de leurs efforts et appels aux autorités pour une recherche transparente, du jour au lendemain, l’État donnait leurs enfants pour morts sans, cependant, le confirmer de façon officielle et définitive.
Avec ce message, le gouvernement a porté un coup d’arrêt aux marches citoyennes : il fallait se faire à l’idée que les jeunes n’allaient pas réapparaître. En tâchant d’occulter les déficiences du système institutionnel, la PGR a cherché à donner un visage aux coupables et capturé cinq personnes ayant « reconnu » appartenir aux « Guerriers unis » et avoir participé à la disparition des corps des étudiants.
Une vérité officielle douteuse
À ce jour, la version officielle, que Karam a osé qualifier de « vérité historique », a un tel nombre de défaillances que celles-ci laissent à penser que l’État s’est efforcé de se laver les mains et combler les failles de l’affaire.
Par exemple, les experts continuent de débattre pour déterminer s’il est possible de brûler 43 corps avec seulement des pneus et de l’essence. Et, quand bien même cela serait possible, ils s’interrogent pour savoir si cela serait faisable une nuit où, selon les registres météorologiques, il avait plu abondamment.
En outre, la PGR a invité le célèbre Groupe argentin d’anthropologie médico-légale (Equipo argentino de Antropología forense, EAAF) avec l’objectif que le processus de recherche soit le plus transparent possible. À cette même fin également, des échantillons ont été envoyés à l’Institut de médecine légale de l’Université d’Innsbrück (Autriche), pour des examens d’ADN. Les résultats sont inattendus : l’Institut d’Innsbrück a déterminé que 16 des 17 échantillons sont inutilisables pour l’examen, mais que l’unique échantillon restant montre la concordance de l’ADN du normaliste disparu Alexander Mora avec celui de sa famille.
De son côté, l’EAAF s’est abstenu de confirmer la version du gouvernement. Il a dit ne pouvoir affirmer que l’ADN des cendres retrouvées correspondît à celui des étudiants, ni pouvoir certifier que les restes d’Alexander Mora provinssent de la déchetterie de Cocula, comme l’affirmait la PGR. Un autre mystère demeure irrésolu : la dépouille d’un des normalistes morts dans la fusillade est demeurée mutilée et la raison pour laquelle il n’a pas de visage n’a pas été éclaircie.
Les Guerriers unis, la bande à laquelle est attribué cet incident et qui serait liée à l’épouse du maire José Luis Abarca, n’a pas l’envergure d’un grand cartel. Sa zone d’opérations est réduite et ce type de comportements ne correspond pas à son passé criminel et ses agissements connus.
Une barbarie… habituelle
Aussi méchants que soient les criminels dans l’imaginaire collectif, une grande partie de leurs actes obéit à des intérêts économiques. Or, jusqu’à ce jour, il n’existe aucune raison apparente pour laquelle cette bande criminelle prenne part à une opération contre des étudiants normalistes.
Après les faits, 94 policiers ont été détenus (80 d’Iguala, 14 de Cocula), mais la justice mexicaine n’en a condamné que 22.
Sur le plan légal, les autorités sont sorties indemnes du scandale, mais leur image publique, en revanche, a pris un sérieux coup. Enrique Peña Nieto a tenté de reléguer cet événement au rang de fait divers local, et non de niveau fédéral, et que la mare de la corruption n’éclabousse pas d’autres fonctionnaires, à la différence du maire Abarca et de son épouse, déjà en prison. Le gouverneur de l’État de Guerrero a démissionné de sa fonction sans qu’aucune charge ni preuve ne démontre qu’il fût informé de ce qui se passait cette nuit-là.
Concernant le procureur Murillo Karam, celui-ci a profité, le 27 février, du tapage médiatique lié à la capture d’un des narcotrafiquants les plus recherchés (Severo Gómez, dit “La Tuta”), pour discrètement démissionner, quelques heures à peine avant la présentation du captif.
Si ailleurs, tuer un être humain représente une horreur dénoncée, au Mexique, la barbarie paraît habituelle et ne génère que rarement des mouvements civils. Pourquoi donc les Mexicains ont-ils causé une telle agitation avec « les 43 », alors qu’ils ne s’étaient pas indignés autant après le massacre de 72 migrants dans l’État du Tamaulipas en 2010 [Note du traducteur : les corps de 72 migrants centre-américains, assassinés par le groupe narcotrafiquant Zetas, avaient été retrouvés abandonnés dans un ranch de cette région septentrionale du Mexique] ? Quoique dure, la réponse est simple : parce que les normalistes étaient mexicains, tandis que les migrants étaient centre-américains. Ça en dit long sur le degré d’implication et d’empathie de la population. La disparition d’un proche est ce qui s’apparente le plus à la folie : elle rend impossible aux victimes de boucler une boucle lorsque, faute de corps, elles ne peuvent dire adieu à leurs êtres chers.
Et le Mexique en sait quelque chose. De 2013 à 2014, 9 384 personnes ont disparu : plus de la moitié du total enregistré entre 2007 et octobre 2014, qui atteint la somme de 23 272 individus. Dans ce contexte, ce qui est arrivé aux 43 normalistes n’est donc pas un hasard.
Ce n’est pas la même chose de dire que le système fonctionne mal que de dire qu’il fonctionne au bénéfice de l’impunité. Les actions institutionnelles n’ont pas changé depuis ce jour du 26 septembre ; c’est pourquoi il n’est pas infondé de penser qu’on apprendra, à nouveau, l’existence d’un autre massacre prochainement.
Nos Desserts :
- « Au Mexique, le massacre de trop », par Rafael Barajas et Pedro Miguel, Le Monde diplomatique, décembre 2014
- « Peña Nieto’s Radical and Harmful Neoliberal Economic Agenda » USTired2.com
- « Ayotzinapa, terror clasista », par Carlos Fazio, La Jornada, 13 octobre 2014
- « La fin de la démocratie mexicaine », John Ackerman, Le Grand Soir, 2 décembre 2014
- « Mexique: Enrique Peña Nieto face au ras-le-bol de ses citoyens », par Véronique Gaymard, RFI.fr, 20 novembre 2014