Le dernier livre d’Emmanuel Todd, « Qui est Charlie ? », qui s’en prend à l’unanimisme autour des manifestations du 11 janvier, n’en finit pas de susciter le débat. Le Premier ministre Manuel Valls, qui n’a visiblement rien d’autre à faire que de jouer au critique littéraire, a qualifié cet ouvrage d’imposture. Rejeter en bloc le travail du démographe parce qu’on ne partage pas ses conclusions revient à passer à côté d’une analyse de fond beaucoup plus riche. À l’inverse, il est surprenant de voir une certaine gauche toujours prompte à dénoncer les frontières, le nationalisme et à encenser la diversité applaudir le pourfendeur du multiculturalisme, de l’Europe et le défenseur de la nation…
L’islamophobie, voilà l’ennemi !
Les quatre millions et demi de Français qui ont manifesté le 11 janvier en réaction à l’horreur des massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher sont présentés par Emmanuel Todd comme un révélateur de l’islamophobie qui animerait la société française. Le démographe reconnaît que les foules étaient diverses, que tous n’avaient pas de mauvaises intentions, mais préfère souligner la sur-mobilisation des classes moyennes et des régions anciennement catholiques, celles qui furent traditionnellement hostiles à la République et à la laïcité. L’absence de slogans islamophobes dans les manifestations et les appels à refuser les amalgames entre islam et islamisme sont ignorés car Todd préfère s’intéresser aux motivations inconscientes des acteurs. La France qui a manifesté serait celle qui, jadis, croyait le moins en la liberté et l’égalité. Ce paradoxe est censé fournir la preuve que les manifestations renvoyaient moins à une défense des principes républicains qu’à une stigmatisation de l’islam.
Il est possible qu’une partie des manifestants aient cherché à s’abriter derrière la défense des grands principes républicains pour exprimer, de manière cachée, leur hostilité à l’islam. L’idée de « flash totalitaire » est également adaptée dans la mesure où certains commentateurs ont parfois confondu la liberté d’expression avec l’obligation d’adhérer à la culture du blasphème. Il n’est d’ailleurs pas absurde de se demander si la sanctification dont Charlie Hebdo a pu faire l’objet ne relève pas en partie du religieux. Il reste que, de mon point de vue, la plupart des manifestants ont simplement refusé que la liberté d’expression s’exerce à géométrie variable, en fonction des menaces et des susceptibilités des uns ou des autres. Or Emmanuel Todd distingue clairement la critique de la religion dominante qui serait légitime — comprendre, le christianisme — et celle qui s’attaquerait à la religion de l’autre, en l’occurrence l’islam, et qui relèverait de l’islamophobie. Cette forme de différentialisme dans la critique des religions, avec cette opposition entre un « eux » et un « nous », est très surprenante de la part de quelqu’un qui se définit comme universaliste. Le démographe nous invite à ne pas considérer les musulmans comme un bloc, mais nous les présente lui-même, dans son introduction, comme un tout : un groupe faible, discriminé et forcément victime. Cette présentation n’aide pas à faire le tri entre l’islam modéré, parfaitement compatible avec la République, et sa version intégriste elle-même combattue par les musulmans libéraux. La meilleure façon de défendre les Français musulmans ne serait-elle pas plutôt de cesser de les infantiliser en sur-réagissant à leur place et de les traiter comme des citoyens ?
Emmanuel Todd reprend également à son compte la notion controversée d’islamophobie, très en vogue au sein de la gauche communautariste. Le refus de distinguer critique de l’intégrisme religieux et haine des musulmans conduit le démographe à voir dans Charlie Hebdo un journal islamophobe, alors que seulement sept unes furent consacrées à la religion musulmane sur les 535 numéros publiés entre 2005 et 2015… Le rejet de l’islam n’est pas interprété comme une réaction perverse face à la montée de l’islamisme mais comme une obsession des classes moyennes en état de crise religieuse. D’une manière générale, l’islamisme et l’antisémitisme ne sont pas vus autrement que comme les conséquences de l’islamophobie, d’un « laïcisme radical » et des politiques économiques qui maltraitent la jeunesse dans les quartiers populaires. Dans l’Illusion économique, le même Emmanuel Todd expliquait pourtant que les radicalisations religieuses et ethniques étaient la contrepartie du rejet de l’idée de Nation par les élites, de la croyance au libéralisme planétaire et de l’atomisation des individus. À une époque où le capitalisme détruit tous les repères collectifs traditionnels, il n’est effectivement pas absurde de considérer le fondamentalisme religieux comme une réponse à cette perte de sens.
L’européisme ou la conversion du PS à l’inégalité
C’est sans doute sur la question européenne que l’analyse de Todd est la plus lumineuse. La France libérale et égalitaire, celle qui a fait la Révolution et soutenu la République, — bassin parisien, façade méditerranéenne — coïncide avec la France du non à Maastricht. À l’inverse, les régions traditionnellement catholiques, de tempérament plus hiérarchique et moins égalitaire — Bretagne, Sud-Ouest, Alsace, Rhône-Alpes —, sont celles qui aujourd’hui croient le plus dans la construction européenne. Le démographe utilise le concept de catholicisme zombie pour désigner ces régions fraîchement déchristianisées, qui ont conservé des valeurs d’autorité et d’inégalité propres à la religion catholique. L’européisme a fonctionné comme une religion de substitution, ce qui fait dire à Todd que beaucoup sont passés du Dieu unique à la monnaie unique.
L’indifférence vis-à-vis des conséquences de l’euro et du libre-échange en termes de désindustrialisation et de chômage de masse traduit une acceptation de l’inégalité qui renverrait à la fois au catholicisme zombie et à l’influence des classes moyennes supérieures. Ces dernières, qui se croient protégées de la mondialisation, ne veulent plus se sentir solidaires des classes populaires. La soumission à un système européen oligarchique, qui nie la souveraineté des peuples, renverrait également aux valeurs autoritaires du catholicisme zombie. Il est vrai que le rôle de la « deuxième gauche », d’inspiration démocrate-chrétienne, a été décisif dans la mutation du Parti socialiste vers l’inégalité. La contribution d’un Jacques Delors ou d’un Michel Rocard dans la mise en place du néolibéralisme en France et en Europe n’est plus à démontrer. Il serait bien sûr excessif de réduire l’européisme à sa seule influence chrétienne. Les espoirs placés hier par certains dans le socialisme, le trotskysme ou le communisme ont souvent été réinvestis dans le projet européen. Il reste que la gauche française, traditionnellement implantée dans les régions qui croyaient le plus en l’égalité, a été subvertie, à partir des années 1960, par ce catholicisme zombie. Aujourd’hui, le PS survit dans les anciennes régions catholiques de tempérament non égalitaire qui furent autrefois celles de la droite giscardienne.
Confrontés à l’échec de l’euro et à la fin du « rêve européen », les classes moyennes supérieures ne savent plus où aller et se retrouvent en état de crise métaphysique. Que certains soient capables de tout sacrifier à une monnaie, de rejeter toutes les critiques et de nier la réalité en clamant qu’ils croient en l’euro, en dit long sur la dimension religieuse qui les habite. Pour Todd, c’est ce vide idéologique qui expliquerait la focalisation sur l’islam. Mais l’état d’angoisse des classes dirigeantes ne renvoie-t-il pas plutôt au développement de la russophobie ? Comme le souligne le démographe, la montée en puissance de la valeur d’inégalité trouve son origine du côté de l’Europe du Nord de tradition protestante — Royaume-Uni, Allemagne, pays scandinaves, Pays-Bas, pays baltes. L’Europe est ainsi devenue un système hiérarchique.
Il en découle une conception inégalitaire des relations internationales avec des peuples à qui il faudrait obéir, comme les Allemands, et d’autres à dominer comme les Arabes. Il n’est d’ailleurs pas absurde de mettre en parallèle l’acceptation de l’hégémonie allemande en Europe avec les velléités d’ingérence militaire en Afghanistan, en Irak, en Libye ou en Syrie. Or, cette Europe de l’inégalité entre en conflit avec les valeurs égalitaires portées par la Russie : « La France de Charles de Gaulle aurait immédiatement perçu dans la Russie de Vladimir Poutine une sœur en égalité, capable comme elle de soutenir la vision d’un monde de nations égales. La Russie demeure faiblement libérale en interne, mais sa perception égalitaire des frères, des hommes et des peuples la désigne au rôle de défenseur mondial du concept gaulliste de nations libres et égales ». Emmanuel Todd va jusqu’à affirmer que la permanence d’une sensibilité égalitaire et autoritaire est en train de faire de la Russie un pôle de résistance à l’expansion du néolibéralisme occidental.
Le Parti socialiste, parti des immigrés ?
Les socialistes sont généralement perçus comme étant du côté des immigrés. Mais peut-on sérieusement considérer qu’un parti qui se refuse à protéger les plus faibles économiquement agit dans l’intérêt des enfants d’immigrés ? La poursuite des politiques néolibérales qui, au nom de l’euro, détruisent l’industrie française et organisent le chômage de masse fragilisent en réalité à la fois les immigrés et les ouvriers français. Le Parti socialiste a cherché, dans les années 1980, à diviser les catégories populaires en s’appuyant sur SOS racisme pour faire la promotion du droit à la différence pour les immigrés. Or le multiculturalisme anglo-saxon, qui se présente comme sympa, ouvert et tolérant, véhicule une conception inégalitaire des êtres humains. La valorisation des différences culturelles s’accompagne toujours d’une mise à l’écart de la minorité par le groupe majoritaire. « L’apartheid est l’horizon vrai du multiculturalisme » souligne Emmanuel Todd. Laisser l’immigré s’enfermer dans sa culture d’origine revient, en réalité, à l’empêcher de devenir pleinement français.
« La gauche française est pénétrée aujourd’hui d’un substrat différentialiste inconscient qui ne tient pas tellement à ce que les enfants d’Arabes, de noirs et de juifs deviennent des citoyens comme les autres, et qui se sent intellectuellement légitimé quand il voit des beurs terroristes, des noirs qui font du rap et des juifs qui portent la kippa ». Emmanuel Todd.
Les ouvriers français, qui vivaient au contact des immigrés, restaient pourtant attachés à l’idée que ces derniers devaient se fondre dans la culture française en abandonnant leurs particularismes. C’était là la condition d’une intégration réussie. Le discours sur le droit à la différence, conjugué à la désindustrialisation et au chômage de masse, aura incontestablement freiné le processus d’assimilation des immigrés. Le grand gagnant fut le Front national qui put dénoncer à loisir « ces immigrés qui ne s’intègrent pas ». Emmanuel Todd souligne cependant que la xénophobie des électeurs du FN renvoie moins à du racisme au sens strict qu’à une perversion de l’universalisme français : les milieux populaires continuent de considérer les hommes comme égaux, mais tiennent à ce que les immigrés cessent d’exprimer leurs différences et se comportent comme des français.
Où est passée la France de l’égalité ?
Si la France est de plus en plus marquée par la progression des valeurs inégalitaires, alors que devient la France de l’égalité ? Le plus difficile à admettre est que les régions qui croyaient hier le plus fortement en l’égalité sont celles où les gens votent désormais pour le Front national. C’est bien la mise en cause des élites, la critique de la mondialisation néolibérale et le discours sur la souveraineté nationale qui semblent mobiliser le plus les électeurs frontistes.
Mais les enfants d’immigrés d’origine maghrébine sont également habités par des valeurs égalitaires qui s’enracinent dans la famille arabe et que l’on retrouve dans les règles d’héritage idéales exposées dans le Coran. Ce n’est pas un hasard si plus de 20% des Français musulmans ont voté pour la gauche de la gauche aux dernières élections. « Si tous les ouvriers français étaient musulmans, Jean-Luc Mélenchon serait une puissance politique… » note avec humour Emmanuel Todd. Le démographe fait l’hypothèse d’un islam zombie, c’est-à-dire d’un maintien des valeurs égalitaires propres à la religion musulmane après la disparition de la croyance religieuse. Le seul obstacle reste l’abaissement du statut de la femme, qui caractérise la structure familiale maghrébine, même si cette dernière est en cours de désintégration. Mais une fois dissous l’élément antiféministe de la culture arabe, l’islam et son attachement à l’égalité pourraient contribuer à un rééquilibrage positif de la culture politique française. « Une intégration positive de l’islam conduirait donc au renforcement de la culture républicaine, plutôt qu’à sa subversion ».
Emmanuel Todd plaide ainsi pour un retour à la République et un accommodement avec l’islam. La première chose à faire serait de sortir de l’euro pour en finir avec le chômage de masse et améliorer la situation des plus fragiles économiquement. Le chômage et la précarité restent les principaux obstacles à l’assimilation des immigrés parce qu’ils interdisent à beaucoup d’entre eux de se projeter dans un futur décent. Ensuite, tout en restant partisan de l’assimilation, le démographe défend une politique d’intégration qui sache articuler fidélité aux principes républicains et souplesse dans l’application de ces principes : « L’idéologie de l’homme universel ne doit mener ni le citoyen de la société d’accueil, ni l’immigré, à cesser d’être un homme. Il faut savoir donner du temps au temps, accepter de vivre l’imperfection des transitions, regarder avec tendresse les faiblesses des uns et des autres. Non seulement parce qu’une telle attitude est bonne en soi, mais aussi parce que la bienveillance est plus efficace à long terme que la confrontation, toujours génératrice de haine et de polarisation ».
L’ambition d’Emmanuel Todd est tout à fait louable. On ne peut qu’applaudir sa volonté de réconcilier les classes moyennes et les classes populaires autour d’un projet de retour à la République sociale. La critique du multiculturalisme et la défense de l’assimilation, au nom de l’égalité, sont également bienvenues. Mais comment proposer un accommodement avec l’islam en commençant d’emblée par assimiler la moindre demande de laïcité à de l’islamophobie ? Dans le contexte actuel, il n’est pas sûr que répondre à l’obsession de l’islam des uns par une obsession de l’islamophobie et du « laïcisme » soit la meilleure façon de renouer avec l’idéal républicain …
– Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Seuil, 2015.
Nos desserts :
- « Le charlisme, nouveau mythe républicain ? » par Kévin Victoire
- « Todd : un esprit de système caricatural », par François Héran
- « Charlie, Todd, le bébé et l’eau du bain », par Coralie Delaume
- « Où était Charlie? Ce que montrent vraiment les cartes d’Emmanuel Todd », sur Slate
- « Non Emmanuel Todd, je ne vous suis pas dans votre portrait de la France religieuse », sur Slate
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« Emmanuel Todd distingue clairement la critique de la religion dominante qui serait légitime — comprendre, le christianisme — et celle qui s’attaquerait à la religion de l’autre, en l’occurrence l’islam, et qui relèverait de l’islamophobie. »
Faux.
Emmanuel Todd précise que la religion catholique est devenue une religion minoritaire. Dans ce contexte les moqueries de toutes sortes contres les religions ont perdu leur pouvoir de subversion. Au contraire, c’est contenter le français moyen dans son intransigeance laiciste. Le fond du livre est bien l’analyse de cette crise religieuse qui frappe la France et qui produit laicisme radical et islamophobie. D’ailleurs Todd n’a rien inventé. Il a repris Marcel Gauchet.
« il est surprenant de voir une certaine gauche toujours prompte à dénoncer les frontières, le nationalisme et à encenser la diversité applaudir le pourfendeur du multiculturalisme, de l’Europe et le défenseur de la nation »
Là j’ai raté un truc. Je n’ai rien vu dans la suite de votre article étayer de tels propos.
Contrairement à ce que vous affirmez, Emmanuel Todd ne dit pas seulement que les moqueries contre les religions ont perdu de leur pouvoir de subversion au motif que la France est majoritairement déchristianisée. Il affirme que l’on ne peut pas caricaturer l’islam et le catholicisme avec la même virulence : « Le droit au blasphème sur sa propre religion ne devait pas être confondu avec le droit au blasphème sur la religion d’autrui » p. 15. Je ne nie pas l’idée d’une crise métaphysique liée à l’effondrement de la religion, mais je reproche au démographe de ne voir le problème que du côté des non-croyants. Je vous laisse la responsabilité de vos propos sur l’intransigeance laïciste, réelle ou supposée, du français moyen qui, de votre point de vue, est visiblement à rééduquer. Concernant la dernière phrase, il est vrai que je développe peu cet aspect par la suite. Je tenais simplement à souligner qu’Emmanuel Todd est étrangement plus applaudi par une partie de la gauche pour sa dénonciation de l’islamophobie que pour sa défense de la Nation et sa critique du multicuturalisme – concept souvent défendu par cette même gauche.