7 novembre 1919. Un club de football aux couleurs rouge et vert voit le jour, quelque part dans les Ardennes : le CS Sedan. Un homme, André Trubert, s’occupe de l’organisation des matches, du traçage des lignes, des repas et, entre deux lessives, de la comptabilité. Sur le terrain, des cordiers, fileurs et sabotiers désapprennent leur galère en cherchant à faire trembler les filets adverses, quand il y en a.
Une dizaine d’années plus tard, le football se convertit au professionnalisme et le régime semi-professionnel du CS Sedan est, selon les observateurs, destiné aux abysses. Comment des garçons qui s’entraînent à 6 heures du matin, partent travailler, et reviennent s’entraîner à 17 heures pourraient-ils rivaliser avec des athlètes qui consacrent leur vie à cette seule discipline ?
« La pression, c’est travailler à la mine. La pression, c’est être au chômage. La pression, c’est essayer d’éviter de se faire virer pour 50 shillings par semaine. Cela n’a rien à voir avec la Coupe d’Europe ou la finale de la Cup. Ça, c’est la récompense ! » Bill Shankly, ex-coach du Liverpool FC
Ils trouvent pourtant le moyen avec Louis Dugauguez, “Monsieurs Louis”. Ce joueur-entraîneur va mener Sedan de la division d’honneur à la première division avec deux victoires en Coupe de France (1956 et 1961). Cette épopée finira de façonner la relation entre le prolétariat et le football en France et fera retentir, à l’échelle nationale, le message selon lequel ce sport est pratiqué par des ouvriers pour les ouvriers.
Le football a-t-il vraiment échappé aux pauvres ?
Près d’un siècle plus tard, Angel Di Maria débarque au Paris Saint-Germain pour 63 millions d’euros avec un salaire mensuel équivalent à 800 Smic. Le football a-t-il échappé aux pauvres ?
Dans la même équipe, l’Italien Marco Verratti se balade depuis trois saisons sur le terrain, il provoque, s’amuse, joue et arbore un sourire insouciant. Au mois d’avril, dans les pages du magazine So Foot, il déclarait : « La pression, c’est celui qui doit travailler dix heures d’affilée pour que ses deux enfants ne manquent de rien qui l’a. Nous, footballeurs, on doit se mettre dans la tête qu’on a beaucoup de chance. On peut donner de la joie à tous ces gens-là, aux ouvriers, aux travailleurs. »
Marco a l’air de savoir que lorsqu’il joue, il s’adresse aux classes populaires, que ses gestes seront source de débats devant les machines à café des usines bien plus que dans les restaurants à proximité de La Défense. Preuve en est faite avec Monaco, le pays le plus riche du monde avec ses 130 000 euros par habitant, où on trouve l’affluence au stade la plus faible du championnat français (7 800 spectateurs en moyenne pour 18 500 places), tandis qu’à Saint-Étienne, la prolétaire, 32 000 sièges sont occupés en moyenne chaque semaine pour 39 000 disponibles. Les stades seraient donc des lieux où des pauvres payent pour avoir le privilège d’applaudir des riches. Curieuse coutume qui suscitera pour sûr les moqueries de notre postérité, à moins qu’on analyse de manière un peu moins simpliste les raisons de l’idylle entre le peuple et son sport précieux, le football.
Dans A Global History Of Soccer (2008), David Goldblatt nous raconte les premiers pas du “Beautiful Game”, comme ils l’appellent là-bas. C’est l’histoire d’un petit jeu qui apparaît pour la première fois dans les hautes sphères de l’aristocratie anglaise et qui devient le passe-temps favori des plus fortunés. Pas besoin d’équipement d’équipement pour pratiquer la discipline : n’importe quel emplacement s’improvise terrain, ajoutez-y un objet plus ou moins rond, rebondissant ou pas, des pierres pour symboliser les cages, quelques passionnés, et vous voilà disposé à satisfaire votre ego à coup de grands ponts. Un élève du collège anglais d’Eton écrit alors dans le journal de son université : « Je ne peux pas considérer le football comme un sport de gentlemen ; après tout, le petit peuple du Yorkshire y joue. » Et en effet, les classes miséreuses vont très vite se l’approprier. Là où les bourgeois privilégiaient un jeu individuel où prime l’aspect physique et technique, les “sans-dents” vont préférer les passes et le jeu collectif symboliques, selon le philosophe montpelliérain Jean-Claude Michéa, de la nature solidaire de ce sport.
« Et nous savons l’un comme l’autre ce qui est le plus important, Don. Le plus important dans ce jeu. Les équipes. L’équilibre et la combinaison. Pas l’individualité, pas la superstar. Parce que c’est un jeu d’équipe, un sport d’équipe, n’est-ce-pas Don ? » David Peace
Partant de là, le football traverse le temps et l’espace au rythme du flow d’Eminem si bien que, très vite, aucun continent ni aucune époque ne lui résiste. Et partout où il s’enracine, il devient le langage privilégié des gueux, des opprimés, des parias qui trompent leur condition le temps d’un match. À Santiago en 1920, des réfugiés palestiniens créent un club aux couleurs de leurs patrie et s’en servent pour revendiquer, aujourd’hui encore, leur existence. À Kiev, en 1942, des résistants affamés et amaigris ridiculisent en deux rencontres une équipe de soldats nazis. À Paris, en 1998, le fils d’un très modeste couple d’immigrés kabyles donne à la France la première Coupe du Monde de son histoire. À Djouba, en 2011, le coach Zoran prend en main la sélection du Sud-Soudan. Et dans ce pays marqué par les guerres civiles, la misère, les épidémies, il réunit sous les mêmes couleurs des joueurs de tribus en guerre.
Le football des grands championnats ne doit jamais nous faire oublier que la Fifa n’a pas le monopole de ce sport,. Selon son propre “Big Count” en 2006, si elle compte plus de 38 millions de joueurs licenciés, près de 270 millions ne le sont pas. Et puis il y a ceux qui le regardent et sans qui il ne serait rien. L’écrivain marseillais René Frégni a dit un jour : « Tous les matins, dans tous les bistrots du monde, des prairies d’Islande aux confins de la Terre de Feu, de la Sibérie la plus orientale à Manosque, le football embrase le cœur de milliards d’hommes qui s’éveillent. » C’est en effet une histoire de cœur, de fierté, de tout ce qui touche à l’Homme en tant qu’être doué de sensibilité. Le travailleur y est tout sauf étranger.
Les footballeurs des grands championnats ont beau avoir un mode de vie qui n’a plus rien de populaire, il suffit de lire l’autobiographie de l’ex-coach de Manchester United pour se rendre compte que le football ne s’est jamais tellement éloigné des valeurs de la classe ouvrière. Sir Alex Ferguson est lui-même fils d’ouvriers des chantiers navals de Glasgow, là où vit le rude peuple des dockers. Son protégé de toujours et popstar du foot-business, Cristiano Ronaldo, est fils de jardinier. Il a grandi dans un HLM vétuste fait de planches en bois avec un toit en tôle.
Les plus grandes légendes du club sont issues de cette Angleterre prolétaire : Keane, Schooles, Giggs, Rooney. Et quand ce n’était pas le cas, le coach tâchait d’inculquer à ses joueurs les valeurs des docks écossais. En conférence de presse, en 2011, il déclarait : « Nous sommes de la classe ouvrière, la plupart des joueurs aujourd’hui n’en sont pas issus. Leurs parents et leurs grands-parents viennent parfois de là mais les temps ont changé. Ce qu’il faut faire, c’est leur faire croire à nos valeurs. Ils prendront ainsi conscience des privilèges de leur travail. »
Les Reds, reflet du Liverpool ouvrier
Avant Sir Alex et ses joueurs, il y a un homme qui symbolise plus brillamment que n’importe quel autre cette vive relation entre le football et le monde ouvrier. Il s’agit de Bill Shankly, joueur puis entraîneur du club de Liverpool. Parce qu’il a commencé par travailler à la mine et parce qu’il incarne toujours l’âme d’une ville ouvrière vouée à son équipe aux maillots éternellement et remarquablement rouges. Dans Red or Dead (2008), David Peace nous raconte son histoire. On découvre dans ces 800 pages tout ce que le football peut avoir de socialiste. En 1964, après son premier titre de champion d’Angleterre, il déclare : « Chez nous, il n’y a pas de place pour les individualités. Pas de place pour les vedettes. Pour les footballeurs à l’esbroufe ni pour les célébrités. Nous sommes des travailleurs. » Pour l’auteur, ce socialiste anglais, qui exècre Thatcher plus que son club rival, a tout d’un saint qui a appliqué ses convictions aussi bien dans sa vie personnelle que dans son football.
« Même le président Mao n’aurait jamais pu bâtir une aussi belle démonstration de force rouge. » Bill Shankly
Les joueurs qu’on passe nos dimanches soir à acclamer ne sont probablement pas tous des descendants spirituels de Bill Shankly. Ils se sont peut-être transformés, de plus en plus avec le temps, en marchandises insouciantes servant de faire-valoir aux multinationales indécentes. Les grands clubs d’aujourd’hui ressemblent certainement plus à des entreprises productivistes qu’à des centres de loisirs désintéressés. Les supporters ont parfois des airs de panneaux publicitaires vivants. Regarder un match de Ligue 1 à la télévision enrichit Vincent Bolloré, enivre le citoyen et annihile sa résistance. Alors, pour toutes ces raisons, légitimes, certaines voix voudraient détourner le peuple de son opium.
Le football contre les intellectuels
Pier Paolo Pasolini, dans Les Terrains, écrits sur le sport (2012), s’attaquait déjà à cette idée du football comme opium du peuple. Lorsque Helenio Herrera accusait le football de servir à tenir le prolétaire à le détourner de sa révolution, il répondait que c’était aussi un véritable espace d’expression populaire où le mérite est reconnu. Il a toujours refusé d’abandonner la critique du football aux intellectuels qui ne l’aiment pas et ne le pratiquent pas. Marc Perelman, dans Les intellectuels et le football, est de ceux-là. Il dénonce la place disproportionnée du football dans la vie des gens et regrette que les stades se remplissent tandis que les bureaux de vote se vident. La corrélation est plus que floue et, au fil des pages, on ressent une aversion du footeux bien plus que du football.
Dénigrer le football parce que le Capital y puise des ressources, c’est oublier que la littérature n’est pas moins préservée de l’emprise des actionnaires. Mais ni la passion de la syntaxe ni celle du dribble ne sont leur monopole. Les aristocrates anglais ont initié le jeu, les Brésiliens en ont longtemps été les ambassadeurs, la Fifa tente de se l’approprier, mais finalement, le football comme le rap, appartient à la rue : celle des petits espaces au sol dur, sur les trottoirs, dans les couloirs du lycée, les cours de récré, le bas des immeubles des cités. Celle des comptoirs des bistrots où on chante Allez l’OM, celle qui devient triste si le club de la région ne brille pas. Le football n’endort pas le peuple, il le passionne, le fait chanter et crier de joie.
« J’ai appris que le ballon n’arrive jamais par où on croit qu’il va arriver. Cela m’a beaucoup aidé dans la vie, surtout dans les grandes villes, où les gens ne sont en général pas ce qu’on appelle droits. » Albert Camus
À quelques milliers de kilomètres d’ici, dans un petit pays qui fait peur aux plus grands sur les terrains, un footballeur raté est devenu écrivain, puis maître à penser de la gauche latino-américaine. Dans Le Football, ombre et lumière (1998), Eduardo Galeano dressait un hommage au ballon rond et une critique de la dérive économique du sport. Il en évoque tous les aspects : les origines, les règles, les anecdotes, les souvenirs, les gestes qui l’ont ému, les joueurs qui ont inspiré sa plume, les buts d’anthologie qu’on se repasse sur YouTube, mais aussi l’envers du décor, la corruption, le racisme, l’idolâtrie, les fins de carrière misérables, l’oubli, l’argent qui rend le football fou. Ces quelques souvenirs d’un passionné disent tout du football, de son côté sombre comme de son côté lumineux. Il en ressort deux choses : on peut être un des intellectuels les plus marquants de son continent et aimer le football. Comme on peut être viscéralement anticapitaliste, et applaudir des poètes millionnaires.
Nos Desserts :
- Télécharger en PDF le chapitre dédié au football dans Les Terrains, écrits sur le sport de Pasolini
- Football et lutte de classes
- À propos de Comment ils nous ont volé le football : la mondialisation racontée par le ballon de François Ruffin et Antoine Dumini
- Entretien de David Peace sur Bill Shankly
- Sur la fibre ouvrière de Sir Alex Ferguson
- Michéa sur le foot sur Le Comptoir
- Sócrates : entre football et romantisme révolutionnaire sur Le Comptoir
Catégories :Société
Si le foot est bien un nouvel opium, c’est à travers sa dimension spectaculaire-marchande comme aurait dit Debord. Il est même l’expression la plus aboutie et la plus brutale de ce couplage du spectacle et du pognon : le pognon du spectacle devient à son tour spectacle et ainsi de suite dans une valse en spirale au rythme crescendo d’une hallucination collective. Ne subsiste dès lors plus rien du « jeu » mais tout de l’obscénité (j’avais tenté de l’exprimer ici : https://cincivox.wordpress.com/2015/06/22/le-football-nouvel-opium-du-peuple/ ).
Cincinnatus
https://cincivox.wordpress.com/
Bonjour Cincinnatus,
Si je peux me permettre un avis personnel. Le football est l’opium des peuples, pas du peuple car, par exemple, on ne joue pas de la même façon au Japon comme aux Etats-Unis, en Allemagne comme en Espagne, ce qui renvoie aux identités footballistiques, qui ne sont pas seulement nationales (un petit message pour les « frontiéristes). Enfin, je comprends parfaitement ta critique du spectacle (barnum) mais ce dernier c’est aussi ce que tu proposes sur le terrain, lequel est en fait la pierre angulaire d’un « modèle vertueux ».
Pour résumer, la critique deses montants ou salaires des joueurs est souhaitable tant que ce n’est pas une posture (par exemple, je suis contre l’abolition des transferts car certains clubs, qui travaillent bien -valorisation collective sur le terrain-, cf. le FC Lorient, ne peuvent vivre sans ses transactions.
Limiter la réflexion à ManU, au Real et les opposer à Luzenac me semble un peu réducteur…
Bien à toi
Polo
Le football appartient au peuple masculin, pas au peuple.