Politique

François Ruffin : « Le minimum, c’était quand même de lui arracher sa chemise, au mec d’Air France »

De tous les journalistes de France et de Navarre, François Ruffin est sans doute l’un des plus impliqués dans sa profession, trop souvent consensuelle et dévorée par la communication. Rédacteur en chef du bimestriel « Fakir » – un journal 100 % indépendant, « fâché avec tout le monde ou presque » –, il a décidé de faire de sa vie professionnelle un combat de tous les instants pour donner une voix aux oubliés de la mondialisation, aux sans-grade, aux prolétaires. Ancien collaborateur de l’émission « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet, le Picard continue aujourd’hui de porter haut les couleurs d’une gauche qui s’assume et qui montre les dents : protectionnisme, égalité et lutte des classes sont ses maîtres-mots. Fin octobre, il sort d’ailleurs un nouveau (petit) livre – « L’égalité, c’est la santé (et l’amour aussi) » – inspiré d’un article paru il y a quelques mois dans « Fakir ». Récemment, il a également réalisé « Merci patron ! », son premier film-documentaire consacré à Bernard Arnault. C’est à Montreuil, dans une petite brasserie près du métro Robespierre, que nous avons eu la chance de rencontrer le journaliste. L’occasion de discuter de l’évolution des médias français, des événements d’Air France, du Progrès et de beaucoup d’autres choses encore.

Le Comptoir : Depuis ton livre Les petits soldats du journalisme paru en 2003, de l’eau a coulé sous les ponts et ta carrière t’a permis d’expérimenter de nombreux médias. Quel est ton regard sur leur évolution en France ces quinze dernières années ?

ruffinFrançois Ruffin : Bien que je sois né par la critique des médias, très rapidement – et c’est une réflexion que j’ai eue à travers Fakir –, je me suis dit que cette tâche était insuffisante et qu’il fallait aussi produire de l’information. Je ne peux donc pas dire que, depuis quinze ans, mon esprit se soit concentré sur les médias et sur leur critique. Au contraire, je me suis attaqué directement au monde social, et je serais donc plus à l’aise pour répondre à une question sur l’évolution de ce dernier.

Mais, je suis né politiquement par la critique des médias. Fakir, à ses débuts, était un journal de critique d’un média en particulier, qui était Le Journal des Amiénois (la gazette municipale d’Amiens). Notre but affiché était de détruire ce journal, qui était exclusivement celui du maire. Mais, dès le premier numéro de Fakir, je me suis dit que critiquer le média qui se trouve dans toutes les boîtes aux lettres était insuffisant. Il fallait aussi produire de l’information pour montrer ce qui n’est pas montré, le mensonge le plus classique étant le mensonge par omission. Il fallait travailler à produire une autre information contre la désinformation. Le bouquin que j’ai publié juste après Les petits soldats du journalisme était d’ailleurs Quartier Nord, qui ne traite pas des médias mais de la vie dans un quartier populaire d’Amiens. Mon regard s’est donc déplacé des médias depuis longtemps, ce qui ne veut bien sûr pas dire que je n’ai pas des colères, des sentiments, des opinions. L’an dernier, nous avons par exemple mené une campagne pour le retour de l’émission Là-bas si j’y suis sur France Inter, qui était une des dernières émissions à consacrer du temps de parole aux ouvriers et aux classes populaires. Il m’arrive donc ponctuellement de m’intéresser aux médias, mais ce n’est pas le cœur de ma réflexion.

Internet a considérablement bouleversé le monde de la connaissance depuis sa massification. De nombreux chercheurs et personnalités médiatiques (Dominique Cardon par exemple) s’accordent même aujourd’hui pour y voir un outil au service de la démocratie. Internet a-t-il vraiment favorisé la liberté d’expression et la pluralité des opinions ?

Moi, je suis un homme préhistorique. Je fais un journal militant papier, sans publicité, marqué à gauche : c’est un triple marqueur d’archaïsme. Et en plus, je lis des livres, ce qui est un facteur aggravant ! J’ai lancé Fakir en 1999, il n’est pas improbable que si je le lançais aujourd’hui, en étant le même bonhomme, j’utiliserais Internet pour le faire. Les coûts de structure sont beaucoup moins élevés que pour le papier : non seulement les coûts économiques pour l’impression et le reste, mais aussi les coûts en énergie pour le diffuser. Diffuser un journal physiquement, ne serait-ce que dans sa ville − je ne parle même pas au niveau national −, c’est usant. Comparé à ça, Internet est plutôt un cheval léger, une sorte de guérilla comparée à une machine plutôt lourde.

De ce point de vue, il y a deux affaires qui m’ont paru prouver qu’Internet pouvait être un outil capable de vitaliser le débat public. D’abord, le Traité constitutionnel européen en 2005, où les médias dominants, les patrons dominants, les partis dominants étaient pour le “oui”, et, à côté, quelques associations, des syndicalistes et Internet étaient pour le “non”. Cela dit, ce n’est pas Internet qui a fait la différence, c’est le réel. Le traité de Maastricht était déjà passé au ras du cul, et entre-temps, il y a eu treize années de délocalisations, de libéralisation, de financiarisation… Au bout d’un moment, les gens apprennent d’abord de leur vécu. Ceci dit, on peut constater que sur cette campagne, Internet a été un moyen d’obtenir davantage de diversité dans les discours que dans nos médias dominants, de TF1 à France Inter.

Dans un autre registre, Internet a aussi pesé lors de la campagne pour le vaccin contre la grippe H1N1. Roselyne Bachelot nous a expliqué en long et en large qu’il fallait se vacciner, et au final, on ne sait pas où est passée cette grippe, mais elle a visiblement dû contourner la France ! Les internautes étaient majoritairement hostiles à cette campagne de vaccination, et même s’il ne s’agit pas aujourd’hui de se prononcer sur le fond, les médias dominants qui ont déversé une propagande phénoménale pendant des semaines n’ont pas été écoutés par la population. Attention, je ne suis pas antivaccination : je dis simplement que, en tant que citoyen, on a le droit de se poser des questions. Il se trouve qu’Internet les posait davantage que les journalistes officiels. Le résultat, c’est 92,5 % de gens qui ne sont pas allés se faire vacciner. Internet n’est sans doute pas le seul responsable, mais a contribué à ce résultat. Pareil, ces derniers jours, on parvient enfin à un autre son de cloche sur l’affaire Air France : au début, c’étaient “les voyous” de la part de nos ministres et des médias dominants, et là, on commence à voir de nouvelles vidéos, Xavier Matthieu invité du Grand Journal mais qui fait le buzz sur Internet… Donc oui, Internet permet quand même un autre son de cloche.

« Aujourd’hui, c’est comme si on voulait qu’il existe un dialogue social qui ne se déroule pas dans le cadre d’un rapport de force. »

Je rebondis sur Air France : on a beaucoup parlé récemment dans les médias d’un retour d’une supposée “pensée réactionnaire”. Des intellectuels comme Michel Onfray ou Emmanuel Todd, qui sont pourtant ancrés à gauche, ont été accusés de “faire le jeu du Front national”. D’une manière générale, on dirait qu’aujourd’hui que tout ce qui ne va pas dans le sens du vent libéral est taxé de réactionnaire, jusqu’aux salariés d’Air France qui, après la démonstration de leur colère légitime, se sont retrouvés accusés de faire “le jeu du FN”, eux aussi. Le chantage à la pensée réactionnaire ne cacherait-il pas derrière lui une lutte des classes que même la gauche a aujourd’hui rangée sous le tapis ?

Fakir Couv

Fakir, couverture du numéro de mars 2015

D’abord, je distinguerais deux niveaux dans ta question : il y a d’un côté les intellectuels, de l’autre les salariés d’Air France. Ensuite, justement, c’est l’avantage avec Internet, on peut quand même raconter à peu près n’importe quoi. Il ne faut pas accorder trop d’importance à la critique, y compris sur notre propre personne.

Je vais répondre à ta question à côté de la plaque : ce matin [le 15 octobre 2015, NDLR], j’écoutais le journal de France Inter à 8 heures en me brossant les dents, avec une série de sujets où il n’y avait qu’un laïus : le dialogue social. On l’a entendu au moins dix fois, et dans la bouche d’Hollande lui-même. Le problème, c’est qu’un dialogue social ne peut se dérouler que dans le cadre d’un rapport de force. Aujourd’hui, on ne peut pas dénier l’existence de ce rapport de force. Il existe, même s’il n’est pas apparent, par le fait de chemises déchirées, de cortèges de manifestations. Aujourd’hui, c’est comme si on voulait qu’il existe un dialogue social qui ne se déroule pas dans le cadre d’un rapport de force. Cela revient à donner tous les pouvoirs au patron, parce que les patrons sont aptes à produire du rapport de force en le masquant : par des mots – très doux –, par des déclarations, par des mesures qui vont dans leur sens.

Ça me fait penser que ce matin, je relisais un papier de Baptiste de Fakir. On a reçu un mail d’un mec qui bosse chez Geodis et qui livrait pour Monoprix sur une plate-forme logistique. Le vendredi, il est convoqué à 15 heures : « Oui, bon, maintenant c’est plus nous qui faisons Monoprix : le contrat a été repris par Transalliance. Donc tu vas aller bosser chez Transalliance. » On imagine le mec qui a des années de boîte et qui reçoit un mail lui disant : « À partir de maintenant, tu vas bosser chez eux, c’est à 70 kilomètres d’ici. » Déménagement forcé et tout ce qui va avec. Déjà, je pense que dans cet exemple, il y a une violence qui est immense. Ensuite, le mec nous raconte qu’il a appelé Transalliance et qu’on n’a rien su lui indiquer, donc il se retrouve toujours en CDI mais en n’ayant de salaire ni chez Geodis, ni chez Transalliance, qui sont quand même deux géants de la logistique. On voit dans ce fonctionnement que l’ordre capitaliste produit une violence inouïe : je veux dire, comment expliquer que ce mec-là n’ait pas eu envie, à son tour, d’être violent ? Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’y ait pas plus de révoltes que ça aujourd’hui, parce que ça rend dingue, quoi ! Le mec, il se retrouve au RSA et il n’a même pas le droit au chômage parce qu’il n’est pas licencié ! Là, il y a l’existence d’une violence sociale et l’existence d’un rapport de force qui est déniée. Je pense que notre fonction à Fakir est de rappeler cette violence-là par des histoires, par le contact que nous avons avec nos lecteurs. Tu imagines, si on faisait ce coup-là aux patrons, aux directeurs généraux, aux directeurs de la communication, aux éditorialistes du pays ? On serait à feu et à sang. Et pour l’instant, le gars porte simplement plainte aux prud’hommes.

« Les patrons sont aptes à produire du rapport de force en le masquant : par des mots – très doux –, par des déclarations, par des mesures qui vont dans leur sens. »

Ça me fait repenser à une citation de ton livre La guerre des classes, où tu dis justement que les patrons se comportent « comme des géants qui marchent sur des fourmis ». Ils traversent un champ d’herbe et ne veulent pas savoir qu’ils tuent à chaque pas.

Tout est fait dans la vie sociale pour nous éloigner de la réalité. Les cimetières sont maintenant à l’extérieur de nos villes. Les abattoirs aussi. Je veux dire que si on devait abattre nous-mêmes le cochon qu’on va bouffer, on serait assez mal à l’aise. Heureusement, il y a toute une série d’intermédiaires qui est là pour que la réalité du cochon qu’on égorge ne soit pas présente à nous. Au contraire, on a droit à un cochon rieur à la télévision, avec sa queue en tire-bouchon qui n’existe plus, puisque toutes les queues sont coupées dès la naissance maintenant. Il faut qu’on ait droit à un produit sous emballage plastique et qui ne ressemble plus du tout à un cochon pour être bien tranquille. Il existe une “délégation du crime”, et en matière sociale, ce mécanisme est particulièrement vrai.

Prenons les dirigeants des grands groupes, au hasard, mon favori, Bernard Arnault. Ces gens ont – et heureusement pour eux – une série d’intermédiaires entre la violence qu’ils produisent, provoquée par des décisions lointaines, et la réalité du terrain. C’est le DRH qui est chargé de poser de jolis mots là-dessus, ce sont les boîtes de reclassement qui font qu’Arnault n’est pas obligé d’affronter directement le regard des travailleurs. Heureusement pour eux physiquement, mais aussi moralement. Tu parlais d’Air France, mais ce genre de scène d’interpellation est courante, et le premier réflexe du grand patron est de ne pas entrer en communication, de ne pas argumenter, de détourner le regard de la violence qu’il a lui-même produite. Ça rend les choses d’autant plus insupportables : qui n’a pas envie de baffer, dans la vidéo d’Air France, ce mec qui ne répond pas à la nana ? Le minimum, c’était quand même de lui arracher sa chemise.

Tu publies bientôt un nouveau livre – L’égalité, c’est la santé (et l’amour aussi) – qui sort le 23 octobre 2015 aux éditions Fakir Presses. J’imagine que tu y as réutilisé une partie de ton travail fourni dans le long article paru dans Fakir en octobre 2013 (inspiré de l’épidémiologiste Richard Wilkinson). Peux-tu nous en parler un peu ?

richard_wilkinson3J’y reprends en effet l’interview de Richard Wilkinson que nous avions publiée dans Fakir. Elle est légèrement augmentée, mais en gros, c’est la même chose. On a un passage supplémentaire dont j’ai envie de te parler, parce qu’il fait bien le lien avec ta précédente question. Je parle toujours de mon patron préféré, Bernard Arnault. J’aurais vraiment envie qu’il soit un jour confronté aux conséquences de ses décisions. Wilkinson me racontait : « Moi, j’avais une grand-tante. Elle était riche, et pendant la guerre, elle a été faite prisonnière en Corée du Sud, et pendant longtemps elle n’a eu ni à boire, ni à manger, elle était mal. Quand elle est revenue de Corée, elle était différente, et cette expérience l’a rendue plus humaine. » En gros, il me disait qu’il faudrait faire pareil à Bernard Arnault pour le rendre plus humain !

Deuxième exemple de Wilkinson, plus intellectuel : il disait que dans la préhistoire, on avait des sociétés extrêmement égalitaires. Or, dès qu’il y en avait un qui se la pétait trop, qui voulait avoir tous les regards braqués sur lui, qui voulait accumuler trop de biens, on se moquait de lui. Si le problème persistait, l’individu était exilé, voire tué, afin de maintenir une société égalitaire et pacifique. Wilkinson appelle cela des « stratégies anti-hiérarchiques ». Pour qu’une démocratie fonctionne, il est convaincu qu’elle doit être elle-même bâtie sur ce type de stratégies. La démocratie doit contribuer à se moquer des gens, à faire que le bas pèse sur le haut. Le problème, c’est que notre démocratie ne fonctionne plus et ne parvient plus à ça. L’objectif primordial est donc de la refaire fonctionner pour que les gens qui prennent des décisions coûteuses aux autres, comme à Air France, ne se sentent pas uniquement menacés par leurs salariés. Il faut qu’ils puissent avoir honte, et que cette honte vienne aussi d’en haut.

« La démocratie doit contribuer à se moquer des gens, à faire que le bas pèse sur le haut. »

Veux-tu dire que nous vivons dans une société où la critique s’est désarmée, est devenue fade, une sorte de paravent à la réalité ? Un peu comme dans La société du spectacle de Guy Debord ?

Je n’ai jamais réussi à lire La société du spectacle en entier, toi oui ? Je vais pas faire semblant. Enfin, on ne peut évidemment pas compter sur Bolloré et sur ses canaux pour que s’établisse une véritable critique. La critique est généralement un peu souterraine avant de jaillir dans des moments de crise. Il existe des moments historiques qui permettent à une petite voix discordante de trouver un autre public, ne nous attendons pas à ce que ça se passe chez Bolloré non plus, ou en prime-time.

Revenons rapidement à Air France. Est-ce qu’on peut parler d’un diktat du low cost généralisé en France ?

Oui. Il existe quelque chose qui s’appelle la stratégie de contournement des citadelles ouvrières. En gros, dans les années 1970, le pouvoir du salariat est dans une phase de conquête. Je ne dis pas que c’était l’idéal, mais il y avait encore après Mai-68 des avancées sur le terrain des salaires, des allocations-chômage et sur un certain nombre de droits. Y compris d’ailleurs sur le terrain environnemental, et aussi sur le terrain de l’environnement au travail, la lutte contre les empoisonnements sur le lieu de travail, par exemple. La mondialisation n’est pas un phénomène naturel, elle a été prévue par ceux qui l’ont décidé et qui en tirent bénéfice : c’est un exemple de stratégie de contournement des citadelles ouvrières. Sur le terrain de l’industrie, ça a permis de contourner les lois environnementales et sociales, à travers, notamment, les délocalisations. Sur le terrain des services – et on le voit bien maintenant –, il faut produire une délocalisation sur place. Pour l’Union européenne, on peut citer l’exemple des camionneurs ou des travailleurs du bâtiment.

air-france-low-cost-copieDans la mondialisation, on dit au citoyen qu’il ne peut plus décider de rien et qu’il doit avant tout s’adapter. Ce qui suppose qu’il n’y a plus aucune prise du citoyen sur les décisions politiques. Pourquoi est-ce que le citoyen irait voter si on lui dit en permanence qu’il doit adapter son pays, son modèle social à un ordre économique dominant ? On joue sur la schizophrénie entre le consommateur et le travailleur, et le gouvernement cherche depuis des années à liguer consommateurs contre travailleurs d’ici et d’ailleurs. C’est le cas chez Air France avec le choix de développer du low cost en interne. Maintenant, pourquoi font-ils ce choix ? Pour tenter de lutter contre le lowcost en externe, et notamment Ryanair.

Il n’y a pas longtemps, j’ai vu un documentaire sur Ryanair à la télévision : c’est le désert légal, le désert industriel, le désert social, l’absence syndicale ! Il est évident que Air France, face à Ryanair, n’est pas compétitif. Mais on peut aussi faire le choix de dire non à Ryanair. La question du transport aérien doit aussi poser celle de l’environnement. Je ne suis pas pour la démocratisation du transport aérien. D’ailleurs, je balance une proposition comme ça : pourquoi on n’aurait pas droit à quatre voyages aériens maximum dans une vie ? Il faudra peut-être un jour se poser la question d’un nombre de miles limité dans son existence. Enfin, ils risquent encore de nous inventer un “marché aux miles” ! Ma grand-mère qui risque pas de prendre l’avion pourra revendre ses miles !

Comment t’est venu le souci du populaire, des gens de la base ? Où as-tu choppé la “rage” de défendre les petits ?

C’est quelque chose d’antérieur au journalisme, qui est né d’expériences sociales incrustées au fond de moi. J’ai ça dans les tripes, mais je vais t’expliquer mon parcours, qui est assez récurrent chez les gens de Fakir. Mon père est cadre, mais avant lui, c’est le sous-prolétariat des campagnes : c’était vivre avec quatre hectares, et je n’oublie pas ça. C’est vraiment incrusté en moi, la défense des petits et une forme de haine des bourgeois, même si la haine n’est pas un moteur.

Par ailleurs, j’habite Amiens. J’ai fait le choix de ne pas venir vivre à Paris, alors que tous les médias sont à Paris. Amiens était une ville qui était plutôt ouvrière, au milieu d’une région ouvrière, et où, même en étant complètement sourd, on ne peut pas passer à côté des délocalisations en série. Ça produit quelque chose sur le regard politique. C’est sûr que la question du protectionnisme s’est posée pour moi avec beaucoup plus d’acuité que pour quelqu’un qui habite Paris et qui ne voit pas toutes ces boîtes fermer autour de lui. J’ai vu Flodor partir, et quand tu y allais au moment de la vente du matériel, il y avait des gens qui te disaient : « Surtout, ne faites pas d’enfants. » Pareil, Abelia, une boîte de papier peint sur Abbeville, ils ont occupé les locaux pendant un an, tous les jeudis après-midi, dans une forme de désespérance, mais avec l’espoir, quand même, qu’un repreneur arrive. Y a eu aussi Goodyear, la délocalisation de l’usine Yoplait… Cette expérience-là, elle est fondatrice. Le massacre de la classe ouvrière – ou juste des ouvriers, si ce n’est plus une classe –, je l’ai eu sous les yeux. À cet égard, la thèse d’Emmanuel Todd est une vérité, quand il parle du “passivisme” des classes intermédiaires qui laissent faire la mondialisation. Elle n’en sont pas forcément heureuses, mais elles laissent faire. Être à Amiens m’a donc sensibilisé à la question du protectionnisme qui me semble être une idée nettement plus proche du sentiment populaire et nettement moins à côté de la plaque que les politiques qu’on nous impose en Europe.

Quand tu vis à Paris, tu n’es pas en contact avec la réalité de l’industrie et des gens qui y travaillent. À Paris – ça rejoint Emmanuel Todd ou Christophe Guilluy –, il y a une solidarité de la classe intermédiaire avec les sans-papiers, parce que ce sont eux qui manifestent, ils sont les voisins directs de la petite bourgeoisie. C’est tout à fait compréhensible qu’une solidarité se construise entre ces deux groupes, puisque c’est leur réalité. Ensuite, les médias étant pour la plupart à Paris, ils extrapolent cette situation particulière au niveau national. Sans, bien sûr, opposer des luttes, il est important de comprendre ce qui se passe socialement et géographiquement en France.

Et comment fais-tu pour transmettre cette rage à l’équipe de Fakir ?

Le problème qu’on a tous à Fakir – je pense que c’est valable pour toi aussi –, c’est qu’on appartient tous à la petite bourgeoisie intellectuelle. Il ne s’agit pas de se poser la question : suis-je bourgeois ou prolétaire ? Non. Nos habitudes culturelles, notre éducation, parfois notre niveau de revenu nous amènent à ne pas être naturellement proches des travailleurs ordinaires. Il faut le savoir et connaître sa pente, puisque si on la connaît, on a moins de chance de glisser dessus. Naturellement, nous sommes des petits bourgeois – sans que cela soit grave ni une injure –, et donc naturellement, on aurait tendance à faire un journal qui s’adresserait à eux, qui parlerait à chaque rentrée de l’Éducation nationale, par exemple. Ce n’est pas inintéressant, bien sûr, mais je veux dire qu’il y a, au quotidien, une sorte de tension entre nos sujets et nos fréquentations réelles. Moi, je suis entouré de profs, de travailleurs sociaux, mon milieu c’est celui-là. Maintenant, l’intérêt est de chercher des points de jonction avec ce qui demeure encore de l’industrie, les services, le privé, la petite fonction publique. C’est une tension car ça se recherche, ce n’est pas quelque chose qui est de l’ordre du naturel. Si j’écoutais le naturel, je ferais sans arrêt des interview de profs ou d’intellectuels. Encore une fois, ça ne veut pas dire que c’est inintéressant, mais j’essaye de transmettre cette tension à l’équipe de Fakir. Ne pas oublier que nous sommes des petits bourgeois, blancs et souvent mâles, pour pouvoir chercher autre chose.

ob_27546b_10154385-10152794952421878-38796596276De quoi la rédaction part-elle lorsqu’il s’agit de choisir un sujet ? De lectures ou toujours de cas concrets ? Par exemple, d’où t’est venue l’idée pour le sujet sur le prix du gaz ?

Pour ma part, j’ai à la base une formation littéraire. Je suis un très grand lecteur de romans, et j’ai lu durant ma jeunesse beaucoup plus de romans que d’essais. Ce que j’aime, c’est raconter des histoires, et je pense que cette volonté se retrouve plus généralement dans Fakir. Il faut par ailleurs que ces histoires soient contextualisées, replacées dans un cadre politique, historique. Par exemple, sur le gaz, on a mêlé les informations que l’on a pu recueillir au Secours populaire du Puy-en-Velay avec l’histoire de GDF depuis 1945. Notre tendance est donc de partir de l’histoire des gens qu’on rencontre, c’est ce que je souhaite personnellement. Bien sûr, c’est parfois plus théorique, et on cherche alors des témoignages qui peuvent coller au cadre théorique, mais on préfère le concret. Par exemple, j’ai été mis en contact avec un homme atteint d’un cancer de l’œsophage et des poumons qui travaillait chez un sous-traitant de Valeo, et qui est, depuis, décédé. On accompagne son dossier pour qu’il soit reconnu en maladie professionnelle pour sa veuve et on part de ce cas pour poser la question de la santé des travailleurs. Comment cela se passe dans telle ou telle boîte ? Comment a évolué le cadre juridique ? La plupart du temps en tout cas, c’est beaucoup plus facile de trouver des informations générales que des cas concrets, surtout lorsqu’on est issu de la petite bourgeoisie.

Depuis quelques années, les livres que tu sors font toujours suite à des enquêtes initialement parues dans Fakir. Tu cherches à chaque fois à approfondir ton propos, à prouver davantage tes intuitions, et on sent dans ta façon d’enquêter que tu cherches à percer à jour l’esprit du temps, à dévoiler les silences, à faire parler les symboles comme la communication non-verbale des personnes que tu interroges. Finalement, j’ai l’impression que tu cherches à montrer à quel point notre société est aujourd’hui prisonnière de la pensée libérale. Est-ce que tu irais jusqu’à te définir comme un anti-moderne ?

Il m’arrive de lire les ouvrages de Jean-Claude Michéa, mais d’abord, j’ai beaucoup de problèmes avec les abstractions. Je pense dans une relative “concrétude”, je ne suis pas très à l’aise avec la théorie, donc je ne sais pas si je suis un moderne ou un anti-moderne. Il y a des domaines où je suis clairement réactionnaire, et d’autres où je suis un véritable progressiste. J’ai du mal à utiliser ce couple-là. Je sais que je ne mords pas dans le Progrès à tout prix. Maintenant, par exemple, je prends un autre terme, celui de “réforme”. Aujourd’hui, il faut réformer, tout le temps réformer dans la bouche des politiques, des médias. Moi, je suis un réformiste, je suis pour qu’il y ait des réformes, mais pas celles qu’on nous présente aujourd’hui.

Dans les années 1970, le discours de la CGT était favorable aux réformes mais contre ce qu’elle appelait les “contre-réformes”. La puissance du système actuel, c’est qu’il a réussi à transformer des contre-réformes en réformes. Ils ont transformé des reculs en progrès ! À cause de cette inversion, j’ai du mal à me situer vis-à-vis du terme “Progrès”. Sur le progrès technique, je peux me situer : je ne crois pas qu’il soit la solution au réchauffement climatique, je préfère miser sur le politique d’abord. On ne peut pas nier certains progrès techniques évidents, mais si on veut sortir de cette nasse écologique, on en sortira par le politique, par de l’égalité, par de la démocratie. On en sortira par une baisse de la consommation, qui ne signifie pas baisse de la qualité de vie. Les changements techniques ne sont pas la clé prioritaire de ce combat. J’ai du mal à me situer vis-à-vis d’un progrès qui est bien souvent un recul déguisé. Alors je n’attends pas la révolution, je suis un réformiste, mais je suis favorable à des réformes qui vont dans le sens inverse de celles proposées aujourd’hui. Si être moderne, c’est être favorable à la mondialisation, je ne suis pas moderne. Je suis pour qu’on limite de front cette mondialisation, y compris par des instruments jugés archaïques – les quotas d’importation, les barrières douanières, les taxes aux frontières. D’ailleurs, la mondialisation n’est pas une modernité, c’est selon moi un archaïsme, au sens où elle est porteuse d’archaïsmes. Il suffit de voir la vie de ceux qui produisent à travers le monde pour notre confort. Notre lumière nous vient de l’uranium du Kazakhstan ou du Niger, où la démocratie est inexistante et les travailleurs soumis à l’esclavage. Le Progrès, ce n’est certainement pas la mondialisation.

« Si être moderne, c’est être favorable à la mondialisation, je ne suis pas moderne. Je suis pour qu’on limite de front cette mondialisation, y compris par des instruments jugés archaïques – les quotas d’importation, les barrières douanières, les taxes aux frontières. »

La gauche libérale au pouvoir en France se définit aujourd’hui comme “progressiste”. Or, elle n’accepte qu’une vision du Progrès, qui est le progrès technologique. Cette vision très restreinte cache de plus en plus mal les reculs incessants de l’État en termes sociaux, humains et écologiques. On parle parfois, pour qualifier notre époque, d’un « retour au capitalisme du XIXe siècle ». Doit-on alors, pour s’opposer efficacement au système, effectuer à gauche un retour au socialisme du XIXe siècle ?

Je parlais précédemment du retour en arrière. Prenons l’exemple du travail le dimanche, qui est un sujet qui me touche. Avant les présidentielles, j’étais allé à Albertville où les caissières de ED avaient fait grève tous les dimanches matin pendant trois ans d’affilée. J’étais allé faire un reportage, et on avait eu l’idée de construire une proposition de loi et de la présenter au parlement. Non seulement la gauche passe, mais elle va plus loin dans la libéralisation du travail que ne l’avait fait la droite avant elle. En matière de contre-réforme, c’est pas mal, parce qu’il faut voir ce qu’a été l’histoire de la conquête du non-travail le dimanche. Ça a été un combat appuyé par les chrétiens, comme beaucoup de combats sociaux qui se sont tissés sur des alliances bizarroïdes, comme ça. En tout cas, il y avait eu une vraie bataille autour de cette question il y a longtemps. Si le Progrès aujourd’hui, c’est travailler le dimanche, non merci au Progrès.

Cela nous ramène à ta question et à celle du capitalisme au XIXe siècle. Est-ce que la réponse doit vraiment être le socialisme du XIXe siècle ? Déjà, on va plutôt parler des socialismes du XIXe siècle : il y a le marxisme, Proudhon, Fourrier, il va falloir choisir, faire le tri. Il y a des choses tout à fait folkloriques. Il y a aussi une donnée qui n’était pas présente au XIXe siècle et que nous devons prendre en compte, la donnée écologique. S’appuyer sur le socialisme du XIXe − souvent productiviste − sans prendre en compte l’écologie, c’est faire fausse route dans le monde d’aujourd’hui. Je ne suis pas un grand connaisseur des différents socialismes, mais il existe par exemple un certain nombre de points avec lesquels je suis en désaccord avec Marx : son côté prophète pour commencer, puisque le capitalisme n’a pas été abattu. Ceci dit, il a aussi permis d’effacer un certain nombre de pensées un peu à côté de la plaque, trop utopistes. Je ne suis pas un utopiste, étant donné que j’ai du mal à penser les abstractions.

En restant réaliste, l’utopie de notre époque ne pourrait-elle pas être tout simplement un retour au programme du Conseil national de la Résistance ?

Il faudrait qu’on ajoute un volet “écologie” à ce programme, qui soit central et qui détermine un certain nombre de mesures. Sur les plans sociaux et économiques, si le programme du CNR était réellement mis en application – il ne l’avait pas été totalement en 1945 –, les salariés auraient un réel pouvoir dans l’entreprise. À l’époque, il y a eu des comités d’entreprise, ce genre de choses, mais rien à la hauteur de l’aspiration originelle de ce texte. Du reste, ce programme véritablement mis en œuvre résoudrait les questions socio-économiques mais ne résoudrait pas la question écologique. Il faut penser cela.

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9 réponses »

  1. A propos des taxes , LA TAXE AU KILOMÈTRE AJOUTE permettrait de réunir le côté social ,local et l’ECOLOGIE. Pourquoi cette idée est- elle désertée par tous les intellos

  2. Cette mode à « gauche » du rejet du progrès technique est complètement aberrante. Il a pourtant été et est toujours un élément essentiel pour l’émancipation de la classe ouvrière (et de l’humanité en générale).
    Que les nigérians ou les kazakhs triment pour qu’on aient de l’énergie pour ce chauffer l’hiver c’est pas à cause du progrès technique mais du capitalisme.

    • il va vous falloir relire d’urgence certains penseurs (spengler, heidegger etc). Vous comprendrez mieux l’asservissement de l’homme par la technique !

  3. Mais quel rejet? Le propos de François Ruffin ne me semble pas ici être une opposition totale au progrès technique, ce qui serait d’ailleurs illusoire. Il dit simplement que ce n’est certainement pas la technologie qui nous permettra de résoudre la question écologique. Vouloir en effet limiter l’impact de l’Homme sur la planète tout en continuant à produire, c’est avaler un certain nombre de couleuvres…Et pourtant, c’est aujourd’hui le discours dominant chez nos politiques et dans les médias.
    Pour le reste, j’attends vos arguments: en quoi le progrès techniques émancipe-t-il aujourd’hui la classe ouvrière? Emancipe-t-il les autres classes sociales, d’ailleurs?

  4. la techno nous amène la quasi-disparition des emplois de masse. Les robots conduiront les véhicules (adieu chauffeur en tout genre), fabriqueront nos objets (ouvriers), traduiront les langues, des expériences de robot pour traiter des dossiers chez les notaire (hallucinant). C’est beau la techno (on l’aime bien notre smartphone à tout faire) mais nous n’avons pas prévu l’impact sur notre civilisation. La minorité qui récolte à court terme les bénéfices de la technologie n a que faire de l’humain. Je n’ai pas de solutions mais je suis inquiet pour l’avenir des nouvelles générations.

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